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samedi 20 avril

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Le retour de Fu Manchu

Le retour de Fu Manchu Le Docteur Fu Manchu a toujours tenu une place dans ma vie. J'avais cinq ans lorsque je suis tombé sur un exemplaire de la bande dessinée Marvel "Le Maître du Kung Fu" (publiée en France dans les petits formats de chez Arédit, principalement Eclipso. Le personnage central, Shang Chi, y est le fils de Fu Manchu rangé du côté de ses adversaires, dont Waynard Smith – NdT). En ce temps-là, c’était ma mère qui me lisait des comics. En quoi Fu Manchu était-il différent des autres méchants de bandes dessinées ? Je crois que c’était dû au fait qu’il reste constamment en coulisses, à tramer ses complots. Ce génie du mal m’a toujours fasciné, lui qui n’avait rien d’un athlète, mais passait sa vie à tisser sa toile depuis son fauteuil. C’est sans doute ce qui m’a donné l’envie de devenir écrivain. Quoi qu’il en soit, je suis aussitôt devenu accro.

J’aimerais dire qu’à partir de là, j’ai dévoré religieusement chaque nouveau numéro du "Maître du Kung Fu", mais je crois n’en avoir trouvé que quatre ou cinq grand maximum. Les bandes dessinées étaient alors des trésors qu’on découvrait au magasin général du coin ou chez l‘épicier. Il n’y avait pas de boutiques spécialisées et, là où j’habitais, il était impossible de se procurer chaque nouveau titre. On prenait les histoires en cours de route, on tombait directement sur la conclusion, ou on ne savait jamais comment elles se terminaient. Lorsque vos parents daignaient vous acheter un magazine, vous preniez celui qui avait la couverture la plus alléchante.

Le Docteur Diabolique ne devait croiser à nouveau ma route que deux ans plus tard, lorsque notre chaîne de télévision locale passa le film de 1932, Le Masque de Fu Manchu avec Boris Karloff. Soudain, ma passion fut ravivée. Je tirai toutes mes vieilles bédés et, cette fois, les lus tout seul comme un grand. Je me suis régalé, et de plus, le courrier des lecteurs parlait des romans de Sax Rohmer. À mes oreilles de gamin de sept ans, ce nom respirait l’exotisme. Pendant un temps, je restai convaincu qu’il était chinois. Puis vint l’école primaire et Fu Manchu disparut peu à peu de l’horizon.

L’été suivant, notre chaîne de télévision diffusa les trois premiers Fu Manchu des années 1960 avec Christopher Lee, renouvelant ma passion pour le personnage. Cette fois, je pus aller farfouiller dans les librairies d’occasion et tombai sur quelques livres de poche de chez Pyramid, qui réédita des textes de Sax Rohmer datant de 1910 aux années 1930. Bon sang, ces vieux bouquins sentaient bon et étaient agréables au toucher. En quatrième de couverture, l’édition Pyramid comportait une photo de Sax Rohmer en kimono et fumant une pipe. À ma grande stupéfaction, j’appris qu’il était Anglais, mais je ne désirais rien de plus au monde que d’être à sa place. Lorsque je découvris James Bond, je savais déjà que Ian Fleming était passé à l’école Sax Rohmer. C’était le summum.

Puis vinrent les rééditions Zebra du milieu des années 1980, qui étaient bien mieux que mes vieux Pyramid moisis. J’étais toujours au lycée lorsque je découvris plusieurs des grands formats publiés par A. L. Burt dans les années 1930. Ils n’avaient plus leurs jaquettes, mais certains avaient encore les couvertures collées à l’intérieur, comme des ex-libris. Ces vieilles éditions sentaient bon, elles aussi, et je me moquais d’avoir plusieurs exemplaires du même titre. C’était des Fu Manchu. Tout le monde connaissait son nom, mais à ma connaissance, j’étais le seul à avoir bel et bien lu ses aventures. C’était mon trésor gnostique.

J’avais vingt-neuf ans, marié, des enfants, et travaillais pour une petite maison d’édition. Je sympathisai avec le webmestre — un geek qui adorait les polars. De temps en temps, on s’envoyait des pastiches littéraires, témoignage supplémentaire de la passion gnostique bouillonnant dans mon sang Maçonnique. Ses préférés étaient mes pastiches de Fu Manchu, bourrés de scènes de torture, de carillons de Big Ben et de brouillards typiques du Londres victorien. Il ne connaissait Sax Rohmer que de réputation, par le biais de John Dickson Carr, si bien que je lui donnai une partie de ses œuvres (aujourd’hui encore, les étagères de ma bibliothèque sont remplies d’exemplaires des livres de Rohmer). Il les dévora et m’encouragea à chercher le détenteur des droits afin de faire revivre le personnage. Comme il me l’a répété encore et encore, j’ai fini par tenter le coup.

J’appelai ma femme depuis mon bureau et lui dit que je venais d’envoyer un courriel au Professeur Lawrence Knapp, un universitaire qui tenait un site Web, la "Page de Fu Manchu", pour lui demander qui détenait les droits du personnage. Knapp me connaissait, puisque je contribuais régulièrement à son site. J’étais un autre collectionneur immergé dans une série culte que plus personne ne lisait. De plus, lorsque j’avais un moment de libre, j’étais toujours en train de rédiger un roman, un scénario, une nouvelle ou une bande dessinée. L’ennui, c’est que je ne les terminais jamais. Cette manie particulière me tenait depuis l’enfance. Je me réveillais avec une idée en tête et la couchais sur le papier jusqu’à ce que je me lasse ou que la vraie vie ne s’interpose. Écrire était pour moi un besoin vital, et pourtant, j’étais incapable de terminer quoi que ce soit. Ma femme dut se dire que cette nouvelle tocade se terminerait de la même façon.

À nos vacances suivantes, j’emportai un paquet de livres de la bibliothèque et commençai à prendre des notes sur la révolte des boxeurs. Mes beaux parents en conclurent (à raison) que j’avais une araignée au plafond, mais je donnais du corps à mon intrigue. J’allais ramener Fu Manchu à ses racines. Je n’entendais pas éviter le stigmate du stéréotype raciste. J’allais le disséquer pour voir ce qui le motivait. C’était durant l’été 2001. Puis vint le 11-Septembre et l’idée d’un Occident paranoïaque se méfiant d’un Orient lointain qu’il ne comprenait pas redevint pertinente. Je devais écrire ce livre. L’ennui, c’est que je ne savais toujours pas qui détenait les droits du personnage.

Vers la fin des années 1990, un des avantages de l’Internet fut de m’avoir fait connaître un nommé Cay Van Ash. C’était l’ex-secrétaire de Sax Rohmer, qui devait par la suite cosigner avec la veuve de l’auteur la seule biographie complète sous forme de livre, Master of Villainy, en 1972. Plus tard, je compris que, pour Rohmer, Van Ash était le fils qu’il n’avait jamais eu. C’était également le seul auteur à avoir reçu l’autorisation du Fonds Sax Rohmer de publier deux nouveaux romans de Fu Manchu dans les années 1980, et j’ignorais leur existence jusqu’à ce que je l’apprenne sur Internet. En regardant la page du copyright d’un de ces trésors récemment découverts, je trouvai précisément ce que je cherchais depuis tant d’années :

"Le personnage de Fu Manchu et les autres créations de Sax Rohmer sont utilisés avec l’aimable permission de la Société des Auteurs et la Ligue des Auteurs des États-Unis, propriétaire des droits."

Riche de cette information, je me décidai à contacter ces organisations. Je préparai une lettre extrêmement professionnelle expliquant que je travaillais sur un roman et croyais pouvoir redonner vie à leur propriété littéraire en sommeil depuis longtemps. Inutile de dire ma stupéfaction lorsque je reçus une réponse polie, mais prudente pour s’enquérir de mon expérience en termes d’écriture et me demander deux chapitres en guise d’échantillon. L’ennui, c’est qu’en tant qu’écrivain, j’avais pas mal de bouteille, mais peu de résultats tangibles. Je n’avais pas de chapitres à présenter, uniquement des notes.

Débordant d’enthousiasme, je m’assis et, dans l’espace d’une nuit, rédigeai le chapitre d’introduction et une conclusion violente. J’avais déjà les grandes lignes de l’histoire, mais en déviai pas mal. Ce que j’écrivis cette nuit-là était le résultat de toutes ces années où je m’étais immergé dans l’œuvre de Sax Rohmer. J’avais appris à disséquer récits, livres et scénarios afin de rentrer dedans pour comprendre comment ils fonctionnaient. Toute ma vie durant, j’avais fait comme si j’étais une de mes idoles, complotant dans une pièce sombre avec une machine à écrire pour seule compagnie.

À ce stade, j’avais déjà confié à des tiers que j’allais faire renaître Fu Manchu. Je peux affirmer sans crainte qu’on me prenait pour un excentrique inoffensif, mais personne n’envisageait sérieusement que je puisse publier un roman. Quelques connaissances bien informées remarquèrent que les héritiers littéraires protégeaient jalousement les droits qu’ils représentaient. En conséquence, il y avait bien peu de chance que le Fonds Rohmer laisse un inconnu du Midwest américain ressusciter leur personnage.

Que ce soit l’effet de la chance, de ma connaissance et ma passion pour l’œuvre de Rohmer ou la qualité de mes échantillons, mais durant l’été 2003, après des mois de négociations, j’obtins l’accord d’écrire le premier roman mettant en scène Fu Manchu depuis des lustres. Trois ans plus tard, j’avais terminé le manuscrit, et le soumettais avidement aux agents dont j’avais trouvé l’adresse dans le Writer’s Digest.

Les hauts et les bas de cette année-là furent difficiles à gérer. En un laps de temps relativement court, je passai d’un agent à un autre. Le second fut le bon – il était Anglais, avait lu Sax Rohmer, aimait ma façon d’écrire et était le mentor idéal. Presque tous les mois, il étudiait mes progrès dans la révision du manuscrit et me faisait partir dans de nouvelles directions. Je ne m’en aperçus pas à l’époque, mais il voyait chez moi les mêmes faiblesses que mon précédent agent. La différence, c’est qu’il voulait voir si je pouvais les corriger. Je passai dix-huit mois à réviser mon texte.

Après trois mois passés à recevoir de jolies lettres de refus d’éditeurs importants, tous admiratifs devant mon manuscrit, mais refusant tous de traiter un stéréotype raciste tel que Fu Manchu, mon agent me dit que j’avais plus de chances de signer avec un petit éditeur spécialisé dans les pulps. En fait, j’avais déjà contacté Jean-Marc Lofficier en 2006. L’idée lui plaisait bien, mais il m’encouragea à commencer par les grands. Durant l’automne 2008, je signai avec sa maison d’édition, Black Coat Press. Le livre parut en mars 2009.

Les lecteurs de The Terror of Fu Manchu remarqueront que je n’ai pas rechigné à utiliser des tortures élaborées et des créatures maléfiques. Ce fut un choix délibéré pour moi, qui voulais réhabiliter le personnage de Fu Manchu. Il est vrai que, toujours selon moi, l’accusation de racisme vient davantage d’adaptations hollywoodiennes peu fidèles que des écrits de Rohmer lui-même, si bien que je décidai de créer un personnage blanc qui soit pire que Fu Manchu. Mais aussi intéressant soit-il, celui-ci ne pouvait voler la vedette au Docteur Diabolique. Pour moi, qui reprenait le personnage, il était hors de question de prétendre faire mieux que l’original.

Je savais vouloir faire revenir le duo classique de Nayland Smith et du Dr Petrie. Je suivis la piste de Cay Van Ash en situant mon roman durant un trou dans la trame narrative de La Main de Fu Manchu (1917). Mon récit se déroulerait quelques semaines avant le début de son premier Fu Manchu (Dans Ten Years Beyond Baker Street, de 1984, Van Ash imagine une affaire non relatée impliquant une certaine Ursula Trelawney et l’affaire des six bonshommes de neige), je décidai que Smith serait quasi-absent durant la première moitié du roman afin de me permettre d’employer un autre personnage de Rohmer, Gaston Max, ainsi que d’entrer dans la tête de Petrie, ce que nul n’avait fait auparavant. C’était un exercice de style qui devait rester fidèle à la tradition du roman populaire tout en fouillant la psychologie des personnages pour les rendre davantage en phase avec la littérature moderne.

Que le résultat soit ou non à la hauteur de mes aspirations, ce sera au fonds Rohmer d’en décider, ainsi que de déterminer s’ils accepteront de me laisser écrire une suite qui se déroulera à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, le grand retour de Fu Manchu perdure, puisque dans son roman à venir, Broken Night, l’auteur de polars Richard Sands envoie son personnage de série, Lucas Rook, affronter un Fu Manchu toujours vivant au XXIe siècle. Pour ma part, The Terror of Fu Manchu m’a ouvert des portes qui me permettront de continuer d’assouvir mon éternelle ambition d’être l’un des rares veinards qui passent leur nuit dans des pièces noires, à préparer de nouvelles atrocités, en attendant le moment propice pour frapper. Je suis un écrivain.

William Patrick Maynard
Avec la complicité de Thomas Bauduret à la traduction.
Liens : Sax Rohmer | William Patrick Maynard
Par La Rédaction



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