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Proies apeurées consentantes
Au milieu du roman de Jérémy Fel, nous nous retrouvons dans une atmosphère fantastique pure, avec un espace qui ressemble à la fin du Moyen Âge, ou peut-être durant les années de la royauté moderne (et l'une des "règles" du fantastique pourrait être cette impossibilité de définir une période), dans une demeure seigneuriale, entouré de murs de clôture, comme isolée du monde, comme essayant d'échapper à une peste qui rôderait dans le monde aux alentours. La noble qui gère le domaine est entourée de quelques personnages et a pour réputation de descendre d'une famille liée à des forces démoniaques. Le fait qu'elle s'enfonce dans les souterrains où a eu lieu par le passé un culte dédié à des divinités ancestrales et où un esprit malveillant parait emprisonné, devant répondre aux demandes de la famille, ne peut que renforcer cette impression. Autour de la demeure, une brume semble coincer les personnages, et lorsque l'un d'entre eux tente de quitter la demeure, on entend des cris et des bruissements, puis il ne restera au final plus aucune trace du sortant. Enchâssée dans le récit, cette partie, qui pourrait se lire presque comme une nouvelle indépendante, est symptomatique de ce gros roman. En effet, Nous sommes les chasseurs s'ouvre avec la situation politique tendue d'une dictature sud-américaine - une jeune femme regarde ses voisins qui, peut-être, sont liés à l'opposition, et pour protéger sa propre famille, ne fera rien pour les sauver. Plus tard, on retrouvera cette femme qui a écrit un livre où elle "réécrit l'histoire" pour se donner le beau rôle et imaginer une tout autre fin à cet échec. D'autres parties du roman, qui sont aussi des textes presque indépendants, vont évoquer le Mal qui tapit chaque être - entre esprits morts qui reviennent hanter les vivants ou simplement les regarder se démener dans une vie médiocre, retour dans le château évoqué au début pour décrire ce qui s'y est passé sous la période de la Deuxième Guerre mondiale, ou il a été le lieu de détention de prisonniers et de détente d'officiers nazis. D'autre périodes sont évoquées (dont une sorte de serial kidnappeur qui vit lui aussi dans le château et va former son successeur), montrant de discrets liens entre elles, et le roman s'achève enfin par une uchronie (qui renvoie au début et à sa version fantasmée d'une histoire alternative) avec une superbe évocation d'un monde parallèle où Natalie Wood ne se serait pas noyée mais aurait eu une deuxième partie de carrière palpitante.
Nous sommes les chasseurs joue sur les différents registres des "mauvais genres" (polar, noir, fantastique, uchronie) en une construction vertigineuse qui pourrait s'apparenter à un collage de nouvelles (comme les affectionne Jérémy Fel), mais reliées entre elles par des fils discrets mais essentiels. Chaque partie écrite dans une langue classique et forte présente des personnages en proie à leurs contradictions, se soumettant à l'ambivalence, entre volonté du Mal et désir de bien faire, de se comporter "bien" dans un monde qui préfère le Mal et la facilité. Poursuivant une trajectoire littéraire intéressante, Jérémy Fel offre ici un roman maîtrisé, construit comme une mécanique de précision, ne sacrifiant ni son intrigue, ni son suspense, ni ses personnages, et offrant après une plongée dans les ténèbres et les noirceurs du monde, un final solaire de première force. Un auteur à (plus que) suivre.
Citation
À part R.J., les hommes que j'accuse sont morts. Mais c'est à défaut d'autre chose, contre leur réputation que je pars en chasse. Je veux la broyer entre mes dents, la plomber de salive et la recracher. Je veux la salir en pleine lumière, comme eux ont sali mon corps et mon âme dans la pleine ombre.