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Ma vie des autres (94)
Courts récits de 1000 signes (94). J'ai juste le temps de tourner la tête pour voir le camion me foncer dessus. Je suis du mauvais côté de la route. Je n'ai plus de force dans les mollets, je n'arrive pas à m'écarter. À dix kilomètres du but, c'est idiot. Je viens de parcourir deux mille quatre cents kilomètres à travers l'Europe à vélo pour mon association de lutte contre les maladies orphelines. J'ai emprunté les routes de France, d'Italie, de Slovénie, de Croatie, de Hongrie et de Roumanie. Tous ces efforts et cet engagement pour en arriver là. À me faire écraser par un poids lourd des transports internationaux à destination de l'Espagne ou du Portugal. Je trouve ça injuste, dégueulasse. Le destin est un monstre aveugle piloté par un chauffeur exploité qui roule plus de quatre-vingts heures par semaine. Je n'atteindrai jamais Fenouillet, je ne serai jamais accueilli en grand tralala par le maire, la fanfare et les écoles, comme c'était prévu. Je ne reverrai jamais ma petite famille, ma veuve et mes trois petits orphelins. À moins d'un miracle. Le klaxon du camion me transperce le crâne. Un grand vent puant le gazole me soulève. Je ne sais plus si je suis debout ou couché à continuer à pédaler dans la choucroute. Je ne sais plus si je suis vivant ou mort sur ma bécane incassable.Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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