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Ma vie des autres (175)
Courts récits de 1000 signes. 175 : la vie en bouteille. Ce blanc vendanges tardives n'est pas trop liquoreux et accompagne bien le foie gras. Je fête ce premier dimanche d'août à la maison, en famille, et c'est bon. À cet instant, je n'ai pas conscience qu'une voiture bascule dans un fossé, à deux cent cinquante kilomètres d'ici, et qu'un passager va périr dans l'accident. Je saurai plus tard qu'il s'agit d'un écrivain de science-fiction, versé dans l'uchronie et les paradoxes spatio-temporels. J'ai lu plusieurs de ses livres. La bouteille de cinquante centilitres sur ma table provient de sa région. Je le déguste à petites lampées. Plus tard, j'apprendrai la mauvaise nouvelle, j'aurai honte d'avoir été heureux à l'instant de sa mort. Je préfèrerais me priver de ce nectar si cela pouvait changer le cours des événements. Au contraire, inconscient, je tends mon verre à pied pendant que la mort fait son œuvre sur le bas-côté d'une nationale. L'alcool sucré me rend joyeux et m'engourdit l'esprit. J'entends tout de même une voix me souffler que la SF connaît les secrets de l'immortalité. À ma dernière gorgée, avant de passer au plat de résistance, elle ajoute que je ne suis qu'un personnage de fiction.
Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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