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Ma vie des autres (220)
Courts récits de 1000 signes. 220 : vie de famille. Si je me déplaçais dans la salle, de rangée en rangée, je constaterais qu'une personne sur deux, comme moi, pleure en cachette, et que l'autre, comme Léo à côté de moi, est endormie. Le cinéma sert à ça : à pleurer ou à dormir. Je ne pleure pas sur le sort des personnages malheureux projetés à l'écran. Je ne m'identifie pas et je ne compatis pas sur leur sort comme si j'étais leur meilleure amie, non, je pleure sur ma propre vie. À ma gauche, Léo se moque bien de rester assoupi jusqu'à la fin de la séance. L'existence pépère qu'il mène lui suffit. Il a un toit, il a son chien et sa grosse moto, il a des enfants qui réussissent bien leurs études et il a une gentille femme qui fait bien la cuisine et ne se refuse pas à lui quand il a envie, moi en l'occurrence. Il n'aspire à rien d'autre que de vivre ainsi en paix encore longtemps. Mais moi, j'ai du mal à rester figée dans une routine que jamais rien ne vient ébranler. Si je vais au ciné c'est pour voir des gens qui vivent des histoires extraordinaires. Dans le noir, j'essuie mes larmes au générique de fin. Dehors, Léo fait comme s'il ne voyait pas mes yeux rougis. Il me prend par le bras. On suit des couples qui nous ressemblent. En marchant vers la voiture, lui a les yeux grand ouverts ; moi, j'ai les miens qui se referment comme des portes de prison.
Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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