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Ma vie des autres (225)
Courts récits de 1000 signes. 225 : travail manuel. À l'atelier, je suis le meilleur, vraiment le meilleur. Je suis le plus rapide. J'ai cinq ans d'expérience. La plupart des autres sont des intérimaires. J'en fais des tonnes au propre comme au figuré. De l'aube au crépuscule, il faut pouvoir tenir la cadence en pataugeant dans la bouillasse et le sang. Une heure après notre arrivée, le local propre au départ devient un vrai champ de bataille. Comme les autres, je suis trempé de sang jusqu'au cou. Après décongélation, la viande hachée arrive à mon poste par l'un des six tapis roulants. Au passage, on remet les paquets de bidoche écrasée tombés au sol auparavant. Rien ne se perd. Le hachoir dont j'ai la charge transforme la mixture en purée liquide, prête pour les dernières étapes du processus, surgélation à l'azote et conditionnement. Je regarde ce qui reste de ma main quand je la ressors un dixième de seconde trop tard de la broyeuse. Je dois régulièrement pousser la viande pour la débloquer. Mes doigts en compote restent à peine reliés à la main par des restes de peau. Ce qui me fait le plus mal, c'est de me faire traiter d'imbécile et d'incompétent par la hiérarchie autour de moi au lieu de compatir. J'ai tout de même deux moignons désormais.
Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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