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Lorenzo Lunar et le tango dégueulasse
© D. R.
k-libre : Pouvez-vous vous raconter en quelques lignes ?
Lorenzo Lunar : Je suis un auteur. J'ai été un bon professeur dans un collège technique et un technicien acceptable dans la construction civile. J'ai connu certaines régions d'Afrique, leurs guerres et leur misère, avant de connaître des parties très importantes de mon propre pays. Je suis un homme qui a grandi dans un quartier défavorisé avec l'amour de ses parents et la tendresse de ses voisins, loin des misères spirituelles, épargné par la pauvreté matérielle. Je suis un homme qui, enfant, comme tous les gamins à Cuba, rêvait d'être une star du baseball et qui, comme la plupart, ne l'est pas devenu. Quelqu'un qui a beaucoup lu dans sa jeunesse, qui est tombé amoureux de nombreux livres et d'encore plus de femmes. J'allais au cinéma de ma ville lorsque celui-ci faisait salle comble pour des premières, j'ai adoré le rock'n roll pendant mon adolescence et je succombe à présent devant un boléro. Je suis celui qui marche dans les rues de Santa Clara le matin, à la recherche de quelqu'un avec qui commenter le match de baseball de la veille. Un père, un mari, un ami... Simplement : un homme heureux.
k-libre : Qu'est-ce qui distingue la littérature cubaine de celle du reste du monde ?
Lorenzo Lunar : La littérature cubaine a ses thèmes, ses centres d'intérêt et ses préoccupations au même titre que la littérature du Groenland ou celle du Burundi. La littérature cubaine est telle que vous la connaissez simplement parce qu'elle est cubaine. Parce qu'elle a le rythme et la cadence avec lesquels le Cubain parle et écrit. Parce qu'elle raconte des choses de Cubains. Parce que les choses se passent à Cuba. Et s'il s'agissait, comme il en existe, d'œuvres de Cubains qui ne se passent pas aujourd'hui et sur cette île, elles seraient marquées par la vision et l'interprétation de l'histoire – et du monde – d'un Cubain. La littérature cubaine peut être aussi exotique pour un Français que la littérature française contemporaine pour un Cubain. Mais le lecteur cubain aura toujours l'avantage de connaître les classiques de la littérature française, alors qu'un lecteur français connaît rarement les fondateurs de la littérature cubaine.
k-libre : Comment expliquez-vous la renommée d'un auteur comme Leonardo Padura, encensé dans le monde entier, qui écrit pourtant comme vous des romans critiques sur la société cubaine ? Comment êtes-vous perçus dans votre propre pays ?
Lorenzo Lunar : Il me semble qu'il ne s'agit pas "d'écrire des romans critiques sur la réalité cubaine". Il s'agit simplement "d'écrire des romans sur la réalité cubaine". Leonardo Padura est connu dans le monde entier car c'est un excellent romancier ; s'il ne l'était pas, sa renommée n'aurait été que de courte durée, comme cela s'est déjà vu.
Dans mon pays, j'ai de nombreux lecteurs. L'an passé, en 2012, le réseau des bibliothèques publiques m'a remis le prix "Pluma de Cristal" qui tous les ans est attribué à l'auteur le plus lu dans les bibliothèques de Cuba. J'ai des lecteurs, mais je connais également des personnes qui n'aiment pas ce que j'écris et certains m'en parlent, me donnent leur point de vue.
Comme j'ai ma propre librairie, que j'ai baptisée "La Piedra lunar" et qui vend des livres d'occasion, j'ai la chance, à la différence de nombreux auteurs, de pouvoir discuter avec les lecteurs. J'anime également des ateliers d'écriture avec de jeunes auteurs. Je pense que m'intéresser aux intérêts et aux préoccupations des jeunes alimente en permanence mon processus de création romanesque.
k-libre : Quels sont les auteurs qui vous ont le plus influencé ?
Lorenzo Lunar : Les auteurs américains de la première moitié du XXe siècle : Dashiell Hammett, William Irish, James Mallahan Cain... jusqu'à Raymond Chandler. Et Ernest Hemingway ! Parmi les auteurs cubains : Lino Novás Calvo, Onelio Jorge Cardoso et Enrique Labrador Ruiz. Et parmi ceux que l'on appelle les "nouveaux auteurs cubains" : Senel Paz, Francisco López Sacha et, particulièrement, Leonardo Padura.
k-libre : Pouvez-vous nous parler de votre premier roman, Boléro noir à Santa Clara ?
Lorenzo Lunar : Ça a été un défi, un pari avec moi-même. J'ai d'abord écrit une première version que j'ai intitulé Échame a mí la culpa pour l'envoyer au concours national Literatura Policiaca Aniversario de la Revolución. Ce prix récompensait – et récompense toujours – un type de littérature policière idéologiquement engagée évoquant la lutte de la révolution cubaine contre l'ennemi étranger, à savoir la CIA et la contre-révolution. C'est un genre qui est devenu répétitif, depuis les années 1970 jusqu'à aujourd'hui. Mon objectif était de participer à ce concours avec un roman dans le style Padura. L'idée était de se lancer à l'attaque de la forteresse qu'est la littérature policière cubaine. Chose extraordinaire, le livre a obtenu un prix. Mais le concours n'en a pas pour autant changé de ligne de conduite les années suivantes, soit parce que personne ne s'est lancé de nouveau à l'assaut, soit parce que les organisateurs et le jury se sont bien gardés de commettre une autre erreur.
Échame a mí la culpa a ensuite été réécrit et publié par la maison d'édition espagnole Zoela sous le titre Que en vez de infierno encuentres gloria. C'est le roman qui précède La Vie est un tango et c'est la première enquête policière de Leo Martín lorsqu'il est nommé commissaire de quartier. L'histoire : Cundo, ancien alcoolique et mendiant, est retrouvé mort à l'aube dans sa chambre. Leo et ses copains d'enfance du quartier ont des liens affectifs très forts avec le vieil homme. Pepe la Vache, un des meilleurs amis de Leo Martín, est le principal suspect du meurtre.
Ce roman a été traduit en français par Morgane Le Roy et publié en 2008 par la maison d'édition française L'Atinoir sous le titre Boléro noir à Santa Clara.
k-libre : Vous pouvez nous faire découvrir Santa Clara ? En quoi l'endroit est magique à vos yeux ?
Lorenzo Lunar : Santa Clara est une agglomération de l'intérieur de Cuba. Elle se trouve quasiment au centre de l'île. Elle a été un carrefour de commerçants et de voyageurs. Une ville qui a trois cents ans, sans ouverture sur la mer, avec des trottoirs étroits. Qui préserve comme patrimoine principal sa culture, en particulier sa culture populaire, et ses habitants. C'est peut-être là que réside la magie de Santa Clara.
k-libre : Est-ce que le soleil tape si fort à Cuba qu'il exacerbe la sexualité de ses habitants ?
Lorenzo Lunar : Le climat peut être tenu pour responsable jusqu'à un certain point, mais la vérité, c'est que Cuba est un creuset de cultures. Espagnols, Arabes, Chinois, Africains... nous ont apporté une partie de leurs coutumes et religions. La métisse (et le métis) de Cuba est une des grandes alchimies de l'humanité. Cette sexualité vient des danses et des rites hérités de nos ancêtres d'Afrique noire, de l'art d'aimer mudéjar, du tempérament espagnol, de la sagesse chinoise. Le climat, la chaleur, ce n'est que l'écume, l'essence est dans le mélange des sangs.
k-libre : Pouvez-vous en cinq mots qualifier les Cubains ?
Lorenzo Lunar : Travailleurs, joyeux, chaleureux, intelligents et volontaires.
k-libre : Leo Martin est un flic désabusé qui connait tout le monde. Est-ce que le fait de connaitre tout un quartier et d'avoir à y faire régner un semblant d'ordre ne contribue pas à le rendre morose ?
Lorenzo Lunar : Telle est sa grande contradiction en tant que personnage : être policier dans le quartier qui l'a vu naître. Lutter contre le crime là où ses amis et sa propre famille doivent commettre des délits pour pouvoir survivre.
k-libre : Peut-il, doit-il, s'émanciper ?
Lorenzo Lunar : Dans le troisième volet de la saga, Usted es la culpable, à la fin de l'histoire, Leo Martín décide de quitter la police. La question est : est-ce là la voie de son émancipation ?
k-libre : Les romans les plus marquants traitent souvent d'un lieu connu sur le bout de ses ongles par un auteur. Comment êtes-vous perçu à Santa Clara ? Y-a-t-il des gens pour se reconnaitre dans vos romans ?
Lorenzo Lunar : J'habite cette ville. Comme je l'ai dit plus haut, j'ai de nombreux lecteurs. J'ai adapté certains de mes romans pour la radio, et ces versions ont eu un grand nombre d'auditeurs. Les voisins m'interpellent dans la rue pour me demander des nouvelles de mes personnages, d'autres, plus audacieux, me racontent leurs histoires pour que je les écrive. À vrai dire, tout le monde dans le quartier est persuadé que son histoire est la plus importante de l'univers. Et je ne mens pas en disant que les meilleurs passages de mes romans viennent de ces histoires.
k-libre : Avec La Vie est un tango, vous avez écrit un véritable roman noir avec un personnage particulièrement fort. Êtes-vous tenté de le reprendre dans un nouveau roman ? Peut-être est-ce déjà le cas ?
Lorenzo Lunar : Comme je l'ai dit, il y a un troisième volet de la saga : Usted es la culpable, mais cela ne signifie pas que j'en ai fini avec Leo Martín. C'est un personnage qui a beaucoup de choses à dire et qui mérite d'avoir une vie et une voix pour continuer à raconter ses histoires.
k-libre : Les petits détails sont savoureux tout comme les désagréments sont frappants. Les coupures d'électricité rythment la vie des Cubains ? Doit-on réellement être patient pour prendre le train ? Le Cubain sait relativiser plus que les autres avec tout ça ?
Lorenzo Lunar : Peut-être est-ce ce mélange de patience chinoise et d'humour espagnol – agrémenté d'autres ingrédients – qui nous a permis de transcender ces années difficiles que l'on a nommées la Période spéciale. Je pense que survivre à cette période a été une victoire des Cubains. Nous avons gagné. A gagné celui qui a quitté le pays en quête de bien-être dans d'autres contrées, que parfois il a trouvé, mais a également gagné celui qui est resté sur l'île, et a essayé d'améliorer ses conditions de vie bien que le pays n'a toujours pas réussi à satisfaire les besoins les plus urgents des Cubains. "Lutter" a été le verbe le plus utilisé ces vingt dernières années, même si parfois cela a impliqué d'agir à l'encontre de la loi, de la morale et des bonnes mœurs.
Dans une précédente question, vous me demandiez de définir le Cubain en cinq mots. En voici un sixième : battant. Ou mieux : gagnant.
k-libre : Il y a une pauvreté latente à tous les niveaux de la société. Les flics aussi sont à court d'argent. Quelle influence cela a-t-il sur la corruption ?
Lorenzo Lunar : Dans toutes les sociétés, la pauvreté existe. Dans certains cas, il n'y a pas de misère matérielle, mais une pauvreté de l'esprit. Souvent, les deux coïncident. La misère est la mère de la corruption. Et la corruption, la matière première du roman noir. Il me semble que le pire est d'ignorer à la fois la pauvreté et la corruption, comme ça a été le cas dans mon pays pendant longtemps. S'il y a de la prostitution, de la drogue, des crimes, nous devons le voir et l'écrire, donner notre opinion sur le sujet. Et pas uniquement dans les œuvres de fiction. À Cuba, il se trouve que la littérature romanesque a supplanté la presse dans ce rôle.
k-libre : Leo Martin est-il le fils spirituel des héros de hard boiled américains où celui des enquêteurs sud-américains qui ajoutent un aspect rêveur et idéaliste à leur désabusement ?
Lorenzo Lunar : J'apprécierais qu'on le voie comme les deux à la fois. J'ai construit ce personnage en cherchant à inventer un Philip Marlowe de Santa Clara. Leo Martín est un romantique, tout comme moi, tout comme le sont les hommes bons de mon quartier.
Propos aimablement traduits par Morgane Le Roy.
Liens : Morgane Le Roy | Lorenzo Lunar | La Vie est un tango Propos recueillis par Julien Védrenne