k-libre - article

Dans un monde en miettes, on retrouve du sens en apprenant à faire des mille-feuilles.
Cédric Fabre - Marseille's burning
Couverture du livre coup de coeur

Coup de coeur

La Cité sous les cendres
Dix ans ont passé depuis que Danny Ryan et son fils ont dû fuir Providence et la vengeance d'une fami...
... En savoir plus

Identifiez-vous

Inscription
Mot de passe perdu ?

mercredi 04 décembre

Contenu

Pourquoi traduire ?

MAJ mercredi 04 décembre

Pourquoi traduire ?
© D. R.

06 avril 2012 - Mon parcours n'a guère d'intérêt. Qu'il suffise de dire que je suis né "avant-guerre", que j'ai été prof de langues pendant quarante ans, que j'ai découvert la traduction à l'âge de quarante aussi (avec un chevauchement des deux activités, donc), et que je m'y consacre totalement depuis la retraite. Je préfère me répandre en considérations sur l'activité elle-même.

Pourquoi traduire ? D'abord pour se faire plaisir – car ce peut être un vice, c'est en tout cas (l'un des) miens et je l'assume pleinement, car il faut avoir le courage de ses vices comme de ses vertus, plus rares il est vrai. Et j'avoue que j'ai un plaisir sensuel à voir un texte changer de... nationalité linguistique et donc de visage, de caractère, de potentialités… Et peut-être pour faire plaisir à d'autres, aussi, même si c'est plus aléatoire et si un traducteur est rarement informé de ce que son texte "a touché le cœur du monde", comme dirait un de mes auteurs favoris. C'est donc avant tout pour faire connaître car, au risque de paraître commettre un mauvais jeu de mots, je me définis plutôt comme "introducteur" (j'aurais peut-être un jour une cinquantaine de têtes à mon actif) que comme traducteur (ceci n'étant pas ma profession au sens strict, mais ce que j'appelle une activité). C'est ce qui fait que j'ai à mon "passif" une soixantaine d'auteurs différents, dont une quarantaine que j'ai introduits dans notre pays (ce qui est une "autre paire de manches", je peux vous le garantir et m'a valu de grandes satisfactions d'amour-propre (on n'est jamais aussi bien flatté que par soi-même) mais aussi bon nombre de coups de pied au... et de ricanements – par exemple lorsque, au début des années 1990, j'ai tenté de convaincre les éditeurs parisiens de publier un certain... Henning Mankell (Enningue Manquelle, en bon français). Ils ne connaissaient pas et n'appréciaient pas trop que je me moque d'eux. Que voulez-vous, la mode du polar nordique n'avait pas encore été "décrétée". Il faut dire aussi que j'aime bien "butiner", tant parmi les genres (roman, poésie, essai, théâtre, tout "fait ventre", chez moi, avec un faible pour le dernier, malheureusement très difficile à placer), que les écrivains (car le plaisir varie avec celui qu'on traduit, voire – dans le meilleur des cas comme celui de Björn Larsson – avec chacun de ses livres) et les éditeurs (j'en ai tâté plusieurs dizaines pour en trouver une poignée de bons – je veux dire par là qui respectent l'auteur, son livre, voire son traducteur, même si, là, c'est vraiment beaucoup demander – qui se partagent la plus grande partie de ma production). Je ne suis pas "fidèle" au sens de cette collègue que j'ai entendue un jour jurer qu'elle ne traduirait que Untel, dans sa vie. Pour moi, et pour un autre, "l'ennui naquit un jour de l'uniformité", au point que je n'aime guère traduire un même mot suédois par un même mot français – à l'inverse de ceux qui posent cela en principe, comme c'est leur droit. On n'est pas à l'abri des (mauvaises) surprises, dans cette activité. La plus "belle", la voici : après avoir publié une bonne centaine de traductions, je me suis entendu dire (au téléphone) que je ne savais pas traduire – il était grand temps que j'en sois informé pour arrêter les dégâts – parce que je ne sais pas "ce que veut le lecteur". J'ai été obligé d'avouer que non, en effet, puisque nous n'avions pas été présentés, avant de suggérer à cette personne de rédiger à l'avenir ses livres elle-même, puisqu'elle était si bien informée. Sans compter cet autre grand éditeur que le monde nous envie qui m'a un jour "corrigé" en refusant des mots et tournures figurant chez Robert et Grévisse (excusez du peu) et en préférant d'autres de son cru qui étaient de véritables viols de la langue de Molière (avec un penchant marqué pour un franglais très "mode" – sans doute une "exigence du lecteur") et commettant des erreurs factuelles malgré mes protestations et explications. L'ignorance est un défaut possible à corriger, sauf lorsqu'elle se pare des plumes du savoir, n'est-il pas vrai ?

Pour finir les traductions qui m'ont donné le plus de plaisir : La Draisine, de Carl-Henning Wijkmark (Actes Sud et Babel), Long John Silver, de Björn Larsson (Grasset et Livre de Poche), Le Malheur d'être un Skrake, de Kjell Westö (Gaïa et... rien du tout, puisque ce fut un "bide" retentissant).
Mon plus beau bide, justement : un livre vendu à... vingt-sept exemplaires (je tais le nom car ce n'est pas la faute de l'auteur, mais celle de l'éditeur). Qui dit mieux ? Je veux dire : pire ?
Celle dont je suis le plus fier : Les Hommes de l'Émeraude, de Josef Kjellgren (Plein Chant) et accessoirement Aniara, de Harry Martinson (Agone), mais là le mérite est partagé avec mon acolyte Björn Larsson (car on peut aussi traduire avec quelqu'un que l'on traduit par ailleurs).
Celles dont j'ai honte : deux que j'ai publiées sous pseudonyme pour ne pas en assumer la paternité, après le traitement auquel les avais soumises l'éditeur.
La plus longue (en un seul volume) : celle que je fais actuellement (plus de mille feuillets).
La plus courte : Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, de Stig Dagerman (Actes Sud). Il se trouve que c'est aussi celle qui a le titre le plus long et celle qui s'est le plus vendue (cent cinquante mille exemplaires environ, en l'espace de trente ans), les mauvaises langues diront que c'est parce qu'elle est si courte qu'on n'a pas le temps de voir les défauts du traducteur.
La plus mauvaise, justement : la modestie m'interdit de me prononcer, mais le lecteur peut choisir parmi mes titres publiés. Il n'est pas impossible que ce soit celle que l'éditeur a jugé bon de "réécrire" de A jusqu'à Z en fonction de "ce que veut le lecteur" ou celle dont tel autre a changé un mot par phrase pour pouvoir refuser de me payer partiellement (quel boulot et perte de temps pour gagner quatre sous).
Celles que je n'ai pas pu faire : il y en a des dizaines, de ces "chefs-d'œuvre invendables" (pour parler comme une éditrice effrayée) que je ne pourrai jamais traduire, hélas.

Philippe Bouquet
Liens : Philippe Bouquet | L'Abominable homme de Säffle | La Chambre close | Si le cœur bat encore | Le Garçon dans le chêne Par La Rédaction

publicité

Pied de page