Contenu
La Déchéance de Mrs Robinson
Poche
Réédition
Tout public
Traduit de l'anglais par Éric Chédaille
Paris : 10-18, mars 2014
400 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-264-06254-3
Coll. "Domaine étranger", 4746
Feu sous la crinoline
Elle est l'un des auteurs de non-fiction les plus connus depuis son remarquable Affaire de Road Hill House, une étude de la justice, du crime et des techniques policières à partir d'un incroyable meurtre (un enfant jeté dans les toilettes) au sein d'une famille bourgeoise et très victorienne. Kate Summerscale poursuit ici son travail sur la société anglaise en focalisant son objectif sur le statut de la femme au temps de la reine Victoria. Isabella Walker, née en 1813 et mariée à un homme plus âgé et devenu fou, se retrouve veuve en 1842 avec un enfant. Elle a du bien, ce qui semble intéresser un ingénieur qui construit des bateaux et des moulins à sucre. Henry Robinson l'épouse deux ans plus tard. Ils ont deux enfants et appartiennent à la classe moyenne. Très vite, Isabella se morfond lors des longues absences professionnelles de son mari et commence à écrire un journal intime alors que le couple se délite. En 1850, au cours d'une réception voisine, elle rencontre Edward Lane, gendre de Lady Drysdale. Il a fait des études de droit et se lance dans la médecine. Il deviendra un pape de l'hydrothérapie et dirigera un centre installé dans une grande propriété à la campagne où se ressourceront des célébrités comme Darwin. Isabella tient un journal intime pendant des années où elle consigne ses émois, ses élans et ses rencontres avec Lane. En 1855, lors d'une fièvre, son mari s'empare du journal et s'en sert comme prétexte pour saisir le Tribunal des Divorces et Affaires matrimoniales qui vient d'être créé de façon "à rompre les liens du mariage plus rapidement et pour un montant bien moindre".
À partir de ce fait divers que l'on pourrait juger à l'heure actuelle comme banal, Kate Summerscale fouille en profondeur le statut de la femme victorienne qui doit obéissance à son mari et n'a aucune possibilité de jouir seule de son bien sans tuteur masculin. Le divorce, jusque-là accordé exceptionnellement par les plus hautes autorités, est désormais possible pour les sociétés moyennes. Mais à quel prix ? C'est ce que découvre la pauvre Mrs Robinson. L'accusation brandit le journal comme preuve de l'infidélité de l'épouse en citant des passages où elle laisse entendre que Lane est passé à l'acte. Or le docteur Lane, devenu un spécialiste respecté à tout à perdre dans cette histoire qu'il nie. Aussi, la défense persuade-t-elle Isabella d'affirmer qu'elle était la proie de délires sexuels et que les passages incriminés de son journal ne sont que fiction pornographique.
Kate Summerscale s'avère une nouvelle fois un remarquable écrivain : elle conte la vie d'Isabella Robinson en y insérant sa parole extraite des journaux intimes et permet ainsi d'une façon habile de connaître tous les textes sur lesquels s'appuiera l'accusation. Parallèlement, elle étaie ses propos à l'aide de la littérature de l'époque (alors que le scandaleux Madame Bovary français est interdit) et l'utilisation de la forme du journal intime comme structure romanesque. Outre le versant littéraire, elle n'oublie pas le rôle prépondérant de la presse qui alimente les passions en diffusant des procès entiers. De fait, cette question du divorce remet en question les fondements de la société victorienne, le rôle de la femme et, par là même, son aspiration à disposer d'elle-même et revendiquer son plaisir sexuel. Le sexe, voilà le mot tabou. Les spécialistes rivalisent d'explications, à l'époque de l'étude des bosses de crâne, pour expliciter ces maladies de l'utérus qui conduisent à la folie. Horreur ! Quelques rares et jeunes gynécologues prônent le spéculum, instrument propre à exciter les femmes. C'est dans cette ambiance survoltée que les écrits de Mrs Robinson sont jetés aux chiens. Situation ubuesque : en se défendant, Mrs Robinson ne peut que refuser le divorce !
Voilà donc une excellente étude de société à partir d'un fait précis suivi sur des années. Ce travail dense de documentation joint à la restitution d'ambiance et une réelle finesse dans les transitions est à noter dans les meilleurs titres grand public de sociologie victorienne.
Citation
Ne pas ébruiter l'adultère – pour le bien des enfants, du conjoint, des parents et du reste de la parentèle – était la norme au sein de la gentry.