Contenu
La Dernière frontière
Poche
Réédition
Tout public
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Catherine de Palaminy
Paris : Gallmeister, mai 2014
308 p. ; 18 x 12 cm
ISBN 978-2-35178-540-9
Coll. "Totem", 40
Exode sanglant
En 1878, alors que les derniers Cheyennes sont parqués quelque part dans l'État de l'Oklahoma, loin de leurs terres des Black Hills, la tension monte devant l'absence de nourriture. Ce peuple nomade devenu rachitique, forcé de se sédentariser dans la plus inhospitalière des terres, se voit condamné à disparaitre avec force humiliation devant les manquements américains. À partir d'une simple rumeur (deux Indiens auraient fui la réserve), une tragédie va peu à peu se mettre en place, fruit d'un mélange d'absurdité et de rigueur. Les soldats demandent que l'on fasse un exemple - des otages seront faits prisonniers en attendant que les fugitifs soient repris. L'agent fédéral et les Indiens ne comprennent pas pourquoi les uns paieraient pour les fautes des autres, mais la machine militaire est en marche, et son implacabilité ne pourra être arrêtée.
Pour l'heure, la tribu Cheyenne, ayant compris qu'elle vit ses dernières heures, décide de retourner sur la terre de ses ancêtres, du côté des fameuses Black Hills, même si elle ne se fait guère d'illusions sur le succès de cet ultime exode. Quatre cents individus - dont quatre-vingts soldats décharnés sur des montures elles aussi décharnées - se mettent en route pour affronter et leur destin et la fureur civilisatrice. Ces femmes et ces hommes sont mus par une force que l'on ne peut comprendre. Ils savent qu'ils vont mourir tout comme ils savent que leur destin est d'aller s'abattre le plus près possible de la terre de leurs ancêtres avec honneur. Cette tribu en marche va n'avoir de cesse que d'échapper à ses poursuivants par son abnégation, son aptitude à voyager silencieusement en évitant d'être surpris tout en surprenant, et aussi, il faut bien le dire, par l'arrogance des officiers de l'armée américaine, avides d'une gloire immédiate, qu'ils pensent mériter en combattant sans peine.
L'histoire que narre Howard Fast, véritable tragédie ethnologique, l'un des pires crimes commis contre l'Humanité, est d'une absurdité folle. Elle montre que le terreau de la démocratie américaine est pourri. Au total, quelques douze mille hommes vont être mobilisés pour un étau improbable. Le romancier américain que l'on sait profondément engagé condamne fermement un peuple qu'il ne reconnait pas comme étant le sien. Il dénonce l'hypocrisie de la constitution américaine, celle des gouvernants de Washington, celle des militaires. Avec talent, il dépeint des portraits de deuxième génération d'immigrés pour qui l'Indien est au mieux un parasite, au pire un envahisseur, mais sûrement pas un opprimé dont on occupe injustement ses terres. On retrouve la parole occidentale donnée avec assurance que l'on s'empresse de renier (avec cet art de l'ergotisme politique qui s'approprie certaines vérités) au détriment de l'honneur tel que le conçoivent les Indiens.
Howard Fast, dans ce très beau tableau à charge crépusculaire, s'attarde sur des hommes confrontés à leurs propres paradoxes, et qui comprennent que la civilisation les mène à la barbarie. Il s'étend sur d'autres pour qui vivre c'est obéir aveuglément. Il explique la haine et la guerre avec une approche à la limite du didactique manichéen. Par moments, ses réflexions communistes frisent la caricature et l'on retrouve cette veine réductrice que l'on apprécie chez Maj Sjöwall et Per Wahlöö dans la série "Roman d'un crime". Mais l'on ne peut s'empêcher de penser que le crime qu'il dénonce est à la fois véridique et monstrueux. La tribu Cheyenne, après avoir échappé à de nombreuses tenailles, après des échauffourées dont elle est sortie victorieuse, se scinde en deux bandes - l'une partant traverser un désert, l'autre prenant une direction vers les Black Hills plus rectiligne. La vision de cette troupe squelettique qui avance inlassablement dans un nuage de poussière est à la limite du supportable. Et pourtant, ces Indiens qui sont libres ne sont pas encore dans l'enfer. L'enfer, c'est la prison qui les attend, dirigée d'un bras de fer par un officier arrogant qui va les affamer pour les forcer à une révolte qui aboutira à un bain de sang. Le tout dans l'indifférence générale malgré l'intérêt tout mesuré d'un journaliste.
Tout ceci fait de La Dernier frontière un grand roman western épique et crépusculaire sur l'incompréhension et l'acharnement. C'est la rencontre sourde de deux civilisations dont une est éminemment intolérante. Un témoignage sur l'absurdité du genre humain. Un épisode malheureux amené aujourd'hui à se répéter inlassablement dans n'importe quelle partie du globe pour peu que l'on y côtoie l'arrogance. Excellemment bien écrit, parfaitement pensé, avec une structure maîtrisée et une traduction irréprochable, on a à faire à un grand roman qui était oublié. Merci aux éditions Gallmeister de l'avoir sorti de l'ombre.
Citation
En signant finalement l'ordre qui expédiait les Cheyennes dans le sud, dans le lointain Territoire indien de l'Oklahoma, à travers les quinze cents kilomètres qu'ils avait tachés de leur sang, il s'était peut-être dit : 'Ils ne sont que cent quarante-neuf dans un pays qui compte tant de millions d'habitants...'