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Verte étrangeté, avec mouchetis noirs
23 juin 2009 -
Xavier Legrand-Ferronière, homme de livres passionné par les littératures de l’imaginaire, lançait dans les années 1980 un fanzine consacré au fantastique et à l’étrange en même temps qu’il continuait d’évoluer dans divers bassins éditoriaux, allant des Presses de la Cité aux plus modestes éditions rennaises Terres de Brume. Il le baptisa Le Visage vert – certes en référence à Gustav Meyrink mais surtout parce qu’il sonnait bien et s’accordait aux circonstances ; d’ailleurs, souligne le maître d’œuvre, nous n’avons pas publié un seul texte de Meyrink. C’est dire... Son projet était à la fois simple en ses termes – ressusciter dans ces feuillets de qualité médiocre et mal diffusés (citation tirée de l’e-terview parue en juillet 2007 sur lelitteraire.com) des textes fantastiques inédits ou rares, sans exclusive de pays ni d’époque (l’on notera néanmoins une nette prédilection pour une tranche chronologique allant grosso modo de 1850 à 1930) assortis d’illustrations et de commentaires critiques permettant d’enrichir la lecture – et difficile à concrétiser : nourrir un numéro exige beaucoup de travail de recherches et les lecteurs destinataires ne sont pas si nombreux...
Le fanzine cependant devint une revue à dos carré que les éditions Joëlle Losfeld prirent sous leur aile dès le deuxième numéro. Débuta alors une période faste qui dura de janvier 1997 à octobre 2001 et pendant laquelle la revue parut régulièrement tous les six mois – une périodicité qui autorisait des rubriques liées à l’actualité, un "cahier critique" et des "miscellanées". Ensuite l’oxygène manqua : il y eut une livraison en octobre 2002, une autre en mai 2003, puis... le silence s'installa quatre années durant. Jusqu’à la résurrection en juin 2007, dans le giron cette fois des éditions Zulma. Le numéro 14 opportunément étiqueté "nouvelle série" sortait enfin des limbes, construit peu ou prou comme si ces années n’avaient eu que la durée d’un semestre.
Déjà quatorze ans d’âge donc et, derrière soi, une histoire fluviatile pas si tranquille que cela... S’étonnera-t-on qu’un sort chaotique soit fait à une revue de littérature qui se pique d’intérêt pour les forces obscures, et fréquente assidument démons, incubes, succubes, vampires, sorcières, et autres mages ? Frayer avec ce que notre monde a de plus souterrain et de plus ténébreux, tapi en des recoins que l’on n’ose nommer – fût-ce par livres interposés – expose forcément à quelques retours de verdeur. On ne badine pas avec Satan ou ses émules. Pourtant, ce chemin qui n’a pas été de roses depuis les débuts couleur fanzinat a tout de même fini par aboutir à ce superbe objet-livre concocté par les éditions Zulma, où textes et images sont idéalement mis en valeur par la maquette intérieure (petite parenthèse ouverte ici pour féliciter le créateur du faux-titre calligraphié à la façon d’un carré magique, avec ces lettres agrémentées d’une ligne de quatre motifs ornementaux complétant la figure...) tandis que la couverture impose, à nouveau, de louer le travail du graphiste maison David Pearson.
À contempler côte à côte les trois couvertures qu’il a conçues, on ne peut qu’admirer leur à-propos graphique et la subtilité avec laquelle, non content de changer le chromatisme dominant, l’artiste introduit de l’une à l’autre d’infimes variations : à l’intérieur d’un motif demeurant inchangé – une composition sur fond clair évoquant une vieille affiche, distribuant sur l’ensemble de la surface le sommaire en des caractères aux polices variées et aux teintes légèrement fanées en première de couverture, reprise en reflet inversé sur la quatrième – on voit que le logo de l’éditeur change d’emplacement et que l’annonce du contenu ne suit pas forcément l’ordre intérieur mais répond davantage à une quête d’harmonie visuelle. L’on a sous les yeux l’exacte traduction graphique de la manière dont le comité de rédaction oganise la matière des numéros, maintenant une ligne éditoriale constante dans ses options majeures mais incurvée çà et là des légères inflexions que peuvent imprimer des opportunités inattendues, des envies éphémères – telle celle de s’ouvrir à la science-fiction – ou de pesants aléas.
Ainsi n’a-t-il jamais été question d’autre chose que de publier des textes rares ou inédits, des illustrations – l’iconographie, sans être abondante, est riche et équilibrée, sobrement légendée – et des articles pour enrichir la lecture ou la connaissance de l’auteur, d’une période ou d’un contexte culturel (X. Legrand-Ferronnière). Le tout dûment annoté : Le Visage vert est une revue savante, non pas un simple catalogue de bizarreries littéraires et de publications anciennes tirées de la poussière. Se manifeste dans chaque livraison la volonté, plus que de montrer les œuvres, d’en souligner l’intérêt, d’exposer leurs soubassements culturels et historiques... et elles apparaissent rehaussées, serties dans un environnement explicatif et éclairant. L’on ne peut manquer, au passage, de remarquer le savoureux décalage qu’il y a entre le niveau de savoir encyclopédique dont témoignent les contributeurs et le caractère "populaire" de la plupart des textes publiés...
Tout vert qu’il soit, ce Visage a sa place dans l’univers noir polar : ils foisonnent les points de communication entre le fantastique et la littérature policière. Pour ne connaître que lui, je citerai à titre d’exemple le Dr Fu Manchu, digne représentant de ces chevauchements de genres (incarnation aussi de cette Asie fantasmée qu’à la charnière des XIXe et XXe siècles on magnifiait autant qu’on la craignait, conceptions dont il est parlé dans le n° 15 à propos de Sâr Dubnotal). Mais le sujet est vaste, immense même et, bien sûr, l’espace de cet article n’est pas adéquat pour l’aborder. De toute façon je n’en ai pas la compétence. En revanche j’ai une certitude : Le Visage vert est une belle plate-forme d’envol pour qui entreprendrait d’explorer ce champ. Il faudra alors que ce téméraire nautonier des Marges-mondes et des ténébreuses investigations songe à acquérir l’intégralité des numéros, à l’écoute ici du Grand Psychagogue, là du détective Nick Carter… et, ailleurs en amont, de bien d’autres figures à cheval entre vert et noir...
Chaque numéro, dominé ou non par un thème directeur, est à lui seul une anthologie soigneusement ciselée, où les œuvres rares voire inédites d’époques diverses côtoient selon un rythme bien pensé textes analytiques, études thématiques, biographies. Et d’une livraison l’autre se constitue peu à peu un remarquable ensemble anthologique, en expansion tant que vit la revue, dont les éléments sont liés par des échos transversaux aussi puissants que ceux résonnant à l’intérieur d’un même numéro – mais je n’apprends rien aux lecteurs qui vivent l’aventure du Visage vert depuis ses débuts, voire depuis ses prémices fasciculaires. Cette cohésion est telle qu’une lecture occasionnelle de la revue est à peine envisageable : pour peu qu’un nouveau lecteur se plonge dans un numéro, l’intérêt qu’il aura pour lui appellera nécessairement l’acquisition d’un autre, puis d’un autre encore... le fil se dévidera ainsi jusqu’à reconstitution de la collection entière, honneur de toute bibliothèque fantastique idéalement construite.
Petites indications complémentaires...
Comité de rédaction :
Gérard Coisne † – François Ducos – Norbert Gaulard – Anne-Sylvie Homassel – Xavier Legrand-Ferronière – Michel Meurger – Elisabeth Willenz.
Autour de ce comité, le petit groupe des contributeurs est à géométrie variable mais constitué, pour l’essentiel, d’un noyau de fidèles réguliers.
Depuis le n° 14, la revue n’est disponible qu’en librairie. Quant aux anciens numéros – hors le premier, épuisé – ils sont à demander auprès de l’éditeur. Le sommaire détaillé de chacun d’eux est accessible sur le site du Visage vert aussi bien que sur la page verte des éditions Zulma.
Et pour finir deux adresses postales.
Celle du siège de la rédaction :
Maison Arricq
64330 CADILLON
Et celle des éditions Zulma :
122, Bd Haussmann
75008 PARIS
Liens : Le Visage vert n° 16 | Le Visage vert n° 15
Par Isabelle Roche