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Philippe Carrese, l'Enclavagiste

Mercredi 30 septembre 2009 - Philippe Carrese est un auteur de romans noirs du Sud. Ses romans sont en effet empreints de cette langue méditerranéenne que son accent met plus particulièrement en avant. Avec Enclave s'opère un tournant dans sa vie littéraire car Philippe Carrese s'expatrie en Slovaquie et change également d'éditeur. Ce n'est sûrement pas une surprise de voir ce roman - jugé "plus sérieux" par son auteur - présélectionné par les jurés du Médicis. Ouvrage dense, historique et emblématique d'une société en mal de repères, Enclave est un roman qui a marqué la rentrée littéraire et que nous vous proposons de découvrir ici.
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© D. R.



k-libre : Le choix de la Slovaquie reflète-t-il une volonté profonde de vous démarquer de l’autre enclave marseillaise ?
Philippe Carrese : La Slovaquie est une nécessité géographique pour l’histoire que je voulais raconter. L’idée de base d’Enclave c’est de raconter la vie d’un camp de concentration mais pas d’extermination. J’avais besoin d’un camp de travail pour ne pas rentrer dans ce pathos lié aux camps d’extermination. Je dois avouer que tout ce qui se fait autour des Camps de la Mort m’agace un peu. J’y décèle des fois un fond de commerce. Donc l’idée c’était avant tout de raconter la vie d’un camp de travail en Europe centrale qui n’aurait pas été libéré. Les Alliés arrivent d’un côté, les Soviétiques de l’autre et eux, au milieu, on les oublie. Donc, j’ai bêtement pris une carte pour voir ce qu’il y avait au milieu. À l’origine, je cherchais un paysage montagneux parce que je voulais que ma tribu isolée de deux cents personnes soit installée dans la montagne pour vivre complètement recluse. C’est là que j’ai trouvé la Slovaquie, ce petit pays qui avait des caractéristiques pendant la Seconde Guerre mondiale qui correspondent tout à fait à ce que je cherchais. Je me suis mis à approfondir mes recherches sur la Slovaquie qui allait alors être le pays berceau de mon histoire. Je me suis également rendu compte qu’Auschwitz c’est à soixante kilomètres au nord de là où sont mes héros. À l’époque si la Slovaquie était indépendante dans les faits c’était une principauté de l’Allemagne. D’une certaine manière, vous avez aussi raison : le choix de la Slovaquie m’éloigne des pays latins. Mes livres sont ancrés dans le Midi de la France, mes derniers films se passent en Corse, en Italie avec la mentalité et le fonctionnement latins. Dans la mesure où ce que j’écrivais était teinté d’humour et de second degré, et que là je voulais aborder de façon plus grave un aspect qui m’intéressait où je voulais partir de l’humour pour raconter des choses, je voulais partir sur des peuples qui sont peut-être moins enclins au second degré et à l’autodérision. Dans Enclave, il y a un seul trait d’humour à un moment donné et c’est la communauté italienne qui l’apporte. Ces Italiens auraient dû aller se faire gazer mais suite à une erreur d’aiguillage, si je puis-dire, ils se sont retrouvés dans ce camp de travail. Eux, ils ont un recul italien par rapport à l’histoire de ce camp.

Et leur chef s’appelle Benito…
En plus leur chef s’appelle Benito, mais on l’a quand même appelé Benito avant que Mussolini arrive au pouvoir. C’est vrai que cette communauté est la seule à avoir un semblant d’humour. Dans mon idée, l’humour était vraiment absent. Je voulais raconter une histoire très grave, très angoissante.

Si je vous dis qu’Enclave fait penser plus particulièrement à La Ferme des animaux de Georges Orwell, que vous n’avez pas lu, ça ne vous inspire rien de particulier ?
Je n’ai pas lu grand-chose dans ma vie. Je ne suis pas littéraire. J’ai été un con de matheux pendant des années. J’ai fait des études de cinéma et je sais tout ou presque du fonctionnement des images et du son, mais je n’ai aucune formation littéraire. Je ne dis pas que je n’ai pas lu. Bien sûr, il y a des lectures qui m’ont plu. Ce qui m’a influencé dans l’écriture de ce roman, plus en terme de fond historique que d’histoire c’est Kaputt, de Malaparte. Lui est un journaliste italien qui au cours de la Seconde Guerre mondiale pour le compte du Corriere della Sera est allé faire des reportages sur le front de l’Est. Dans ce livre, il raconte le quotidien d’une Europe centrale en dérive. Ce livre a été un véritable choc pour moi. Je viens aussi de terminer deux téléfilms sur cette époque-là, Liberata et L’Arche de Babel, dont j’ai écrit les scénarios avant de m’atteler à la réalisation. J’ai lu pour me documenter Si c’était un homme, de Primo Levi, qui raconte Auschwitz au quotidien vu de l’intérieur. Ces deux lectures ont fait que j’ai eu envie d’une intrigue dans les mêmes lieux à une même époque.

La Ferme des animaux, si je peux me permettre un raccourci éhonté c’est un peu "quand le chat est parti les souris dansent et certaines jouent à être le chat". Les animaux prennent le pouvoir…
Les animaux prennent le pouvoir : c’est exactement ça.

La lecture d’Enclave m’a aussi beaucoup fait penser à Sartre, de Huis-clos à L'Engrenage en passant par Les Chemins de la liberté. Je sais que vous n’avez également rien lu de tout ça. Ce qui est formidable avec la littérature c’est que lorsqu’on lit un livre on a des sensations qui sont propres à ce livre mais aussi des sensations qui nous sont personnelles et rattachées à d’autres livres que l’on a lu, au moment où on lit ce livre et à notre situation. Je trouve à Enclave, et ce n’est pas péjoratif que de dire ça, une écriture un peu vieillotte que je rapproche de celle des romans français des années 1940-60.
Je vais vous faire une confidence : je ne sais pas écrire. Dit comme ça, ça a l’air con. C’est Natalie Beunat qui m’a appris. Je n’ai pas une culture littéraire très grande et je n’ai pas de modèle. Il n’y a pas d’auteurs qui m’ont subjugué au point que je veuille les imiter alors qu’en terme de réalisation il y a bien quatre-cinq réalisateurs qui eux m’ont subjugué. En terme de littérature je me contente de raconter aux gens des histoires que j’aurais en ma qualité de lecteur envie d’avoir entre mes mains. Et pour leur raconter ces histoires, j’essaye d’être le plus clair possible. Mon style s’arrête là. Ou je leur raconte des choses avec humour en utilisant le cynisme pour faire passer les choses, ou dans ce cas-là, j’essaie de leur transmettre les images que je vois défiler devant moi avec pas d’autres contraintes d’écriture que le souci de compréhension de tous mes lecteurs, qu’ils me connaissent ou pas. Ma règle de base c’est l’accessibilité !

Le pouvoir mène-t-il toujours à l’abus de pouvoir ?
Pas forcément toujours, mais souvent. Malheureusement, souvent dans des conditions où il ne devrait pas. Il se passe dans une société ce qu’il se passe lors d’un tournage de film. Une équipe de tournage c’est cinquante personnes qui pendant deux mois sont obligées de vivre ensemble. Depuis que je suis réalisateur, j’essaie de faire en sorte que les tournages se passent de façon très consensuelle et très conviviale. Quand j’étais assistant-réalisateur il y a trente ans, j’ai vu des tournages se dérouler un peu comme ça se passe à Medved’ avec des personnes qui prennent le pouvoir. Dans tout système de société qui se forme et essaye de cohabiter, en fonction de qui est le capitaine du bateau, ça peut très vite basculer. C’est justement ce que je voulais montrer dans Enclave. Parce qu’en fait, le personnage de Dankso n’est pas méchant. À la base, ce n’est pas une ordure, bien au contraire. Heureusement d’ailleurs qu’au début il est là ! Au tout début du roman, s’il n’y a pas un type pour prendre les commandes du navire au moment où ce navire part à la dérive, le navire s’échoue et ils sont tous morts. Donc il faut bien une personne pour prendre non pas le pouvoir mais les commandes de cette société. Et ce personnage prend les commandes de cette société sauf qu’il s’aperçoit qu’en même temps il peut en abuser et il en abuse. Normalement, il faut voir à quel moment on tombe dans l’abus. C’est alors une question d’éducation, de morale…

Est-ce qu’il est conscient, justement, qu’il abuse ?
Pour moi, il est très rapidement conscient que c’est l’occasion de sa vie de devenir autre chose que le laveur de vaisselle au fond d’un vieux restaurant qu’il était avant-guerre.

Ça apparaît tardivement dans le roman au moment où le professeur lui fait remarquer qu’il va pouvoir revenir à sa vie d’avant maintenant que les Allemands sont partis…
Lui, il a compris avant, mais le lecteur ne le comprend que maintenant. Pour moi, Dankso, il commence à percevoir ce qu’il peut faire de ce pouvoir à partir du moment où la locomotive entre dans le tunnel et que ça explose. À partir du moment où ils deviennent isolés du reste du monde il y a une phrase qui raconte comment il s’assoit au bord du ravin et qu’il réfléchit. En fait, il est aphasique. Tout le monde est désespéré, ramasse les cadavres. Lui, non. Il est dans son coin, il réfléchit. C’est là qu’il se dit que son jour de gloire est arrivé, qu’il va pouvoir diriger cette communauté et la manipuler comme il l’entend.

Il ne lui faut pas un jour pour devenir ce qu’il reproche aux autres…
Il lui faut deux jours en fait, mais c’est très rapide. Les choses basculent très vite. En plus de cela, lui n’a pas d’opposition. Les gens sur lesquels il va régner sont usés et démolis par ce qu’ils viennent de vivre. Ils n’ont que très peu de facultés de résistance. Cette résistance va s’organiser au fur et à mesure, mais trop tardivement.

Dans l’histoire, il y a un dominant et cent quatre-vingt dix-neuf dominés…
C’est à peu près ça. Il y a un dominant. Quelques contremaitres – quelques sous-fifres qui font le sale boulot en allégeance totale par rapport à ce qui se passe – et les autres qui font comme ils peuvent pour survivre. Et c’est aussi pour ça que j’ai fait raconter cette histoire par un gamin. J’avais besoin que le narrateur ait une naïveté dans le récit. Le gamin, il a vécu toute sa vie ou presque dans le camp. Il n’a aucune vision de ce que peut être une vie en société et en liberté.

C’est le seul d’ailleurs à avoir quitté le Lupanar au début du roman alors que tous les hommes rêvent d’y rentrer.
Il était dans l’univers des femmes du camp. Il l’a quitté pour se retrouver dans l’univers des hommes qu’il a rejoint avec beaucoup de fierté car maintenant c’est un homme. Cela rajoute à la naïveté de base de mon narrateur. Bon, c’est un peu plus compliqué que ça mais il faut, je crois, arriver jusqu’au bout du roman pour tout comprendre.

Quelle foi avez-vous en notre société ? Avec Enclave, on a l’impression d’un éternel recommencement…
C’est un peu le problème justement de ce qui se passe. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance. On a une chance énorme : celle d’être dans une démocratie qui fonctionne à peu près. On a une chance énorme d’avoir accès aux moyens d’information auxquels on a accès. On a une chance énorme de pouvoir raconter les choses que l’on raconte. On a une chance énorme d’avoir cette liberté de culte, de déplacement. Pour moi, l’Europe, c’est quelque chose de formidable. Je suis un Européen convaincu. Ce que je trouve intéressant avec un récit comme celui d’Enclave c’est justement de raconter et de rappeler à quel point ce système est fragile. Et à quel point les choses peuvent basculer très vite. C’est pour ça que même dans des états civilisés comme le nôtre il y a des trucs qui me chiffonnent un peu dans la manière de se comporter qu’ont certains de nos dirigeants. Certains des pouvoirs qu’ils soient économiques, médiatiques, financiers et politiques. Et je crois qu’il est quand même bon à un moment donné de remettre une couche sur ce que peut être le comportement humain dans certaines situations.

Le romancier a-t-il un devoir de mémoire ?
Je n’en sais absolument rien. En tant qu’auteur de romans, mon seul devoir c’est que, comme il y a une personne qui va payer 20 € pour mon livre, de la première à la dernière page il ne s’ennuie pas. Après, dans la mesure où il a toujours payé 20 €, il faut quand même que l’histoire soit intéressante et qu’elle le fasse un peu réfléchir. Le devoir de mémoire, je n’en sais rien. J’ai écrit d’autres romans qui sont totalement différents. Qui vont encore peut-être plus loin qu’Enclave mais sur des tons un peu plus humoristiques qui sont passés plus inaperçus. Je ne suis pas investi dans une fonction politique ou associative qui fait que j’ai ce devoir. Mais c’est vrai que dans la mesure où les gens font le geste d’acheter un de mes romans c’est plus une histoire de respect que de devoir.

Je vous suis depuis maintenant quelques romans et je sens que dans votre "carrière d’écrivain" vous en êtes arrivé à un moment charnière. Qu’il vous faut passer à un autre stade…
Oui. J’ai envie de passer à autre chose comme vous dites. Ce n’est pas un plan de carrière. Il y a une remise en question conjuguée à une envie de faire autre chose. De la même manière qu’en matière de cinéma et de télévision je passe d’un projet à un autre. J’ai réalisé des épisodes de "Plus belle la vie" qui m’ont enchanté mais je ne veux pas faire que ça. J’ai écrit des romans noirs, des romans policiers, des romans historiques. L’exercice qui m’intéresse est lié au changement et dans le ton et dans la narration et dans le type d’écrit (style, histoire, époque). J’ai l’énorme chance jusqu’à présent d’avoir trouvé des éditeurs qui me suivent.

Comment passe-t-on de l’écriture d’Enclave à celle de Point de rupture ?
Point de rupture, c’est un projet littéraire à long terme contrairement à tous les autres romans. C’est le sixième roman d’une série qui va en compter sept et qui s’appelle "Marseille, quartiers sud". Cette série se déroule sur une année scolaire de gamins d’une classe de troisième. Le projet au départ c’est de raconter la vie de quatre ou cinq garçons et de deux ou trois filles sur une année scolaire. Le premier roman se passe à la rentrée, le second en octobre et ainsi de suite pour boucler une année scolaire et suivre l’évolution de gamins qui passent à ce moment-là si je peux dire de bébés à adultes. C’est surtout le cas pour les garçons. C’est un peu la bascule. Au début de la troisième, c’est des minots. Quand ils arrivent à l’âge de quatorze ans, c’est des hommes. Il y a vraiment un truc qui a changé. Moi, ce qui m’intéressait c’était justement de profiter de ces histoires successives pour raconter et analyser comment ces gamins évoluent de façon évidemment différentes avec une vitesse elle aussi différente. Alors Le Point de rupture qui est le sixième de la série est peut-être le plus intéressant car c’est dans cette histoire que tout bascule. Le dernier que je viens d’écrire et qui n’est pas encore paru est un redémarrage. On boucle cette histoire d’amitié entre des gamins qui n’ont plus les mêmes rapports entre eux. Le septième est vraiment un redémarrage sur la vie adulte. Passer d’une écriture à une autre ne pose aucun problème avec un projet comme celui-là. En plus de ça, Enclave, je l’ai écrit entre janvier et avril 2008. Le Point de rupture, je l’ai écrit, lui, entre mars et mai 2009. Entretemps, j’ai écrit plusieurs scénarios. J’ai l’habitude de jongler !

Quand on lit la série "Marseille, quartiers sud" on a vraiment l’impression que vous écoutez l’enfant qui est en vous…
Ah ! De toute façon ! Quand Natalie Beunat, qui est la directrice de collection chez Syros, m’a demandé d’écrire des romans pour la jeunesse, j’ai hésité car l’univers des enfants n’est absolument pas le mien. Elle m’a rassuré en me disant d’écrire comme j’en avais l’habitude mais en plus court ; et ça ne poserait aucun souci. Là-dessus je rencontre Olivier Mau qui me dit "quand tu vas écrire ces romans, essaie juste de te rappeler dans quel état d’esprit tu étais à l’âge de tes narrateurs". Et c’est ce que je fais, et ça marche ! La sérié "Marseille, quartiers sud", c’est plein de réminiscences de ce que j’ai vécu moi étant enfant.

C’est pas un peu dommage d’être obligé d’intégrer un collection "blanche" pour se retrouver dans la première sélection du Prix Médicis ?
C’est vrai que c’est un peu bizarre de voir écrit sur la quatrième de couverture d’Enclave "c’est son premier roman de littérature générale", mais puisqu’en France on fonctionne malheureusement comme ça, fonctionnons comme ça ! C’est vrai que pour mes romans précédents, j’étais considéré comme un auteur de romans noirs puisque j’étais publié au Fleuve noir qui est estampillé "policier". Puisqu’il faut des étagères et des tiroirs pour ranger les choses, rangeons-les… Moi je sais que dans mes bibliothèques de CD je ne range pas le classique avec le classique, ni le jazz avec le jazz. Je les range par approche. Ce n’est pas forcément la même musique. Moi, je ne range pas comme ça, mais si les gens s’y retrouvent parce qu’on range les choses pour eux alors qu’à cela ne tienne. C’est considéré comme mon premier roman de littérature générale, même s’il y en a dix qui sont sortis au Fleuve noir avant et qui auraient pu être dans des collections autres. Être dans la liste du Prix Médicis pour moi c’est une vraie satisfaction parce que ça veut dire que le roman est reconnu et que les gens s’y intéressent. C’est parfait.

Le prochain roman, c’est quoi ?
Le prochain roman… Il y a trois ou quatre idées qui trainent. De manière assez forte. Deux surtout. Je laisse décanter un peu. J’ai un film dans l’année qui vient qui va pas mal me prendre la tête car c’est un gros projet. Du coup, je laisse mûrir tout ça.


Liens : Philippe Carrese | Enclave | Le Point de rupture Propos recueillis par Julien Védrenne

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