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Cauchemar en noir et blanc
Tyrone Bradoux a treize ans mais en paraît sept. Il a arrêté de grandir. Il a arrêté de parler et d'entendre aussi. Et tout ça suite à un choc dont justement il ne veut ni parler, ni entendre parler. Juste sa maman est partie loin pour ne pas revenir. D'ailleurs son papa a rencontré une autre maman qui s'appelle Chloé, qui a deux enfants plus vieux que Tyrone (même s'il faisait ses treize ans), Edgar et Saskia, et un chien qui porte le doux nom de Biscoto. Ils vivent heureux dans une jolie maison avec un jardin dans la commune de Lanormale-les-Ponts. Bien qu'handicapé, Tyrone apprécie beaucoup sa vie. Il aime son père, sa nouvelle famille (qu'il considère comme sa famille tout court), lire, jouer, aller à l'école, faire des promenades avec son chien qui est son meilleur copain et avec qui il parle dans sa tête. C'est alors que le parti des Lucioles se présente aux élections. Il a de nombreux partisans que l'on reconnaît parce qu'ils portent des brassards noirs avec des points blancs (symboliquement la lumière sur l'obscurité), ou des foulards, des pulls, des tee-shirts avec ces mêmes couleurs. Ils sont très sympathiques les membres des Lucioles. Ils aident les personnes âgées, les handicapés, les démunis, ils organisent des fêtes, offrent des bonbons et des crêpes aux enfants, expliquent aux parents que la société pourrait être un vrai paradis s'ils étaient élus car ils savent de quoi les gens ont besoin, et ils ont envie de voir tout le monde heureux et apaisé. Et c'est vrai que quand on les voit comme ça et qu'on les écoute, on se dit que ça serait bien qu'ils soient au pouvoir, les Lucioles. Tyrone le pense en tout cas. Même si ses parents sont d'un autre avis, ce qu'il ne comprend pas. Pourquoi ne pas vouloir être encore plus heureux ? Avec les Lucioles ça serait possible. Et puis arrive le jour des élections. Les Lucioles sont vainqueurs. Effectivement, plus rien ne sera jamais comme avant. Le cauchemar commence...
De mémoires de lecteur, je n'ai pas souvenir qu'on m'ait présenté de façon aussi simple, efficace, intelligente, le danger qui menace toute société dite démocratique de tomber sciemment, en allant tout bêtement voter pour l'air enjôleur d'une sirène, sous le joug d'une dictature, d'un pouvoir répressif qui condamnerait tout ce qui est différent et étranger, qui contrôlerait la culture, le savoir, l'éducation, l'existence de ses concitoyens, bref, qui poserait tout simplement des limites à une notion qui par définition n'en tolère aucune : la liberté. Liberté dans tous les domaines, qu'elle soit physique, géographique ou intellectuelle. À l'instar de Charles Williams avec le petit Billy de Fantasia chez les ploucs, l'auteur utilise ici un ton faussement naïf. Celui du narrateur qui se trouve, dans les deux cas, être un enfant. La comparaison s'arrête là, car Tyrone vit des choses beaucoup plus graves que Billy, et surtout il est pour le coup forcément victime du fait de ses handicaps. Un enfant sourd muet est déjà un être sans défense quand tout va bien, alors quand tout va mal... C'est en tout cas, une idée (que le personnage principal soit un enfant) qui, si elle n'est pas novatrice, est très brillante. D'une parce que dès qu'il y a un enfant on est tout de suite plus concentré, alerte, ouvert, émotionnellement à vif donc pleinement réceptif au message du roman. De deux parce que s'il n'y a pas les questionnements, les illusions, les espoirs, les croyances, et les rêveries de l'enfant qui permettent de ne pas être à cent pour cent tout le temps dans le concret du malheur, voire de l'horreur, sur un thème comme celui-là, ça peut rapidement devenir insupportable et donc illisible (dans le sens "que l'on n'a pas envie de lire"), ce qui serait réellement dommage. Là, Tyrone, on a envie de savoir ce qui va lui arriver, même si on tremble au moment de tourner la page parce qu'on craint pour lui, mais aussi, et ça c'est très important, on voit avec ses yeux à lui, ses yeux de petit garçon, ce qui simplifie énormément de chose. Et comme je parle toujours dans mes chroniques de mon expérience propre, je peux dire que ça faisait longtemps que les enjeux, que les combats, que les problèmes de notre société ne m'étaient plus apparus aussi simplement. Car on finit par se rendre compte que l'on superpose son regard à soi sur celui de Tyrone et que c'est finalement nous, les lecteurs (en tout cas, moi, c'est ce que j'ai ressenti), qui voyons ce qui nous entoure avec NOS yeux, et plus avec ceux des journalistes des chaînes infos ou avec ceux des politiques, des syndicats, bref, de tous ceux qui nous donnent à longueur de temps leur vision des choses pour mieux nous priver de la nôtre. Je trouve que c'est un travail remarquable. Et l'auteur de ce travail remarquable nous a quittés en mars dernier. Il n'était pas que écrivain, il était aussi enseignant. J'ai cru comprendre qu'il souhaitait que ce roman soit lu par des adolescents. Je crois qu'il serait pas mal que ce soit un texte étudié au collège. Alors vous allez me dire : "Oui ! On peut toujours rêver !" Eh bien, justement, après l'avoir lu, je vous réponds : "Oui. On peut toujours rêver."
Les Lucioles est un roman de Jan Thirion.
Citation
C'est ainsi, monsieur Bradoux, les livres écrits par des auteurs d'Amérique du Sud, d'Amérique centrale, d'Afrique, d'Europe de l'Est et d'Asie n'ont plus leur place sur les rayonnages. Ils sont retirés des bibliothèques municipales. Ils ne sont plus vendus en librairie. On ne doit plus en trouver un seul chez les particuliers sous peine de sanctions.