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Nous étions une frontière
Grand format
Inédit
Tout public
456 p. ; 21 x 14 cm
ISBN 979-10-251-0235-0
Coll. "Grands romans"
Le Grand Jeu comme du Grand Art
Dans Nous étions une frontière, roman d'anticipation de Patrick de Friberg sur fond d'espionnage et de géopolitique, tout se joue sur un air de jazz. Une mélodie simple et limpide qui constitue l'ossature du morceau, puis des multiples variations, des petites incises, des reprises de thème pour en altérer le sens, lui indiquer une nouvelle direction. Le tout entre virtuosité et plaisir. Fil rouge de ce roman : les remarques d'un espion mort qui évoque non pas ses coups fumants, mais multiplie les petites annotations comme une histoire subjective du jazz. Ce Gunther, qui sera à l'origine de l'intrigue, mais meurt très rapidement, est la colonne vertébrale d'une tentative de reconstruire l'Histoire présente et future du monde. L'histoire racontée, par différents points de vue, différents personnages, sautant allègrement les périodes, virevoltant, revenant en arrière puis partant dans le présent de l'histoire qui se déroule en 2019, va évoquer par riffs successifs, par partitions éclatées, l'histoire secrète du monde de ces dernières années.
Patrick de Friberg évoque cette histoire à partir de la chute du Mur de Berlin, événement fondateur d'une nouvelle période. C'est la fin de la partition du monde en deux fractions qui s'observent en chiens de faïence mais, en même temps, la continuation de certains objectifs. Les pions mis en place par les Français ou les Soviétiques vont devoir changer de rôle, mais restent les pions des systèmes complexes de la géopolitique. Prenez, par exemple, Charles Courbevoie. Il est recruté dans le cadre de la guerre froide par les services secrets roumains, puis devient le pion de Vladimir Poutine, dans le cadre de la guerre froide, avant de devenir son pion pour reconstruire une nouvelle Europe, pro-russe, un bloc autour de Moscou, luttant contre les Amériques et le Moyen-Orient islamisé. Pour que le pion avance sur l'échiquier et gagne une position importante, il sera prêt à toutes les compromissions, jusqu'à passer de la gauche classique à une position éminente dans le gouvernement de la nouvelle présidente de la France, une certaine Marine (mais le roman ne la présente qu'en pointillé de l'intrigue, évitant une démagogie parfois facile).
Au cœur de ce roman, quelques solistes jouent leur partition, se répondent, s'interpénètrent dans leurs chorus ou s'opposent, jusqu'à créer des dissonances qui relancent l'histoire. Il y a un vieux ponte des services secrets français, son jeune adjoint, un peu trop idéaliste et qui a eu la mauvaise idée de tomber amoureux de la belle épouse d'un général russe voulant fuir l'Union Soviétique et devenir chef de l'opposition en exil. Cet officier mourra dans une explosion en tentant de passer à l'Ouest. Mais est-il vraiment mort ? N'est-ce pas un plan d'exfiltration à long terme en vue de dominer le monde trente ans plus tard ? De même qu'il faut quand même une colonne vertébrale, une rythmique solide pour que les solistes puissent briller, de même, dans le roman, il faut un décor, un arrière-plan crédible. Ici, Patrick de Friberg décrit une situation géopolitique prenante, avec guerre mondiale entre l'Occident "chrétien" et les forces islamistes d'un Califat, avec des petits goûts de bataille et de restrictions (le vieux général des services secrets regarde passer les chars qui vont sur le front du Sud, des terroristes infiltrés semblent tuer au petit bonheur la chance dans Paris - mais est-ce vraiment le cas ou s'agit-il d'espions français de la présidence qui en profitent pour jouer leur propre musique ?). Pour souffler entre deux mouvements de virtuoses qui racontent un plan tordu, une action nébuleuse pour avancer une pièce, l'auteur propose quelques pauses où nous assistons à des événements annexes qui permettent d'expliciter plus avant l'intrigue ou qui sont des péripéties indispensables pour montrer comment les plans diaboliques se mettent en place ou se voient contrés par d'autres plans encore plus machiavéliques. Nous étions une frontière montre à l'instar du free jazz le plus débridé que ce que l'on pense être de pures inspirations et inventions dans l'instant sont des méditations lentes, des phrases construites au sein d'une architecture extrêmement ordonnée, d'une maison dont les fondations sont fortement charpentées. Sous le couvert d'une histoire d'espionnage, très bien menée, d'une machination savamment dosée, d'un décor de politique fiction bien monté, le roman est aussi teinté d'une douce nostalgie, celle d'un monde où il est possible d'aimer, de vivre, où le monde de la guerre froide, malgré son cynisme et ses coups fourrés, était un univers avec quelques valeurs morales, où les adversaires se livraient à un combat honnête et loyal, sans chercher à créer des légions de kamikazes, à s'empoisonner aux produits radioactifs. Tout cela est très intelligent et fin sans être élitiste. Bref du grand roman populaire de qualité à l'image du catalogue des éditions French pulp.
Citation
Ils ont donc encore gagné sur le dos des éprouvés, comme au tout premier temps à Olduvaï, toutes ces vies négligées, ces corps évaporés sous l'excuse de la survie de l'humanité, cette élite qui reste seule, hilare et goinfrée de cette suffisance qui fait les gagnants de toutes les guerres.