Contenu
Poche
Réédition
Tout public
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Nicolas Richard
Paris : Folio, mai 2018
356 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-07-274783-0
Coll. "Policier", 860
Glissade dans la réalité
Hickum Looney. Le patronyme du personnage principal, à la fois héros et anti-héros, de ce roman du truculent Harry Crews, est à lui seul tout un programme. Avec sa rythmique, il augure de la niaiserie et du foutraque, mais quand on connait l'art du contre-pied du romancier américain, il annonce également l'absurdité et le désespoir. Est-il absurde de prendre comme personnage principal un vendeur de savon au porte-à-porte ? Jim Thompson a bien mis en scène un simple vendeur au porte-à-porte dans Une femme d'enfer. Mais Frank Dillon et Hickum Looney, s'ils ont en commun leur grande solitude sont aux antipodes l'un de l'autre, ne serait-ce parce que le second, celui qui nous préoccupe, adore son métier et que c'est un compétiteur-né. D'ailleurs, il connait comme des mantras tous les aphorismes du Manuel de Vente, rédigé par Le Chef, le fondateur de l'entreprise Des Savons pour la Vie. Cette entreprise, il y travaille depuis vingt-cinq ans. Chaque jour, il pense à ce concours de vente du mois d'août qu'il entend remporter et dont il finit inlassablement deuxième derrière... Le Chef. Celui qui est petit, ridicule et a un mec-de-lèvre. Une espèce d'électron que l'on a surexcité. Celui qui a dépassé son handicap pour devenir le maître de son monde. Mais cette année, c'est sûr, c'est enfin pour lui. Et lorsqu'il sonne à la porte de Ida Mae, une grand-mère excentrique qui souffre des articulations, c'est tout son monde et la vision du monde qui bascule. Parce que Harry Crews ne se contente pas d'une histoire plaisante avec des paillettes d'humour. Ses personnages ne sont pas sans rappeler ceux de Body. C'est toute une horde de détraqués qui nous accompagne tout du long de ce roman désabusé qui finit par surprendre avec un happening à la limite du nihilisme. C'est que Harry Crews est un sacré pourfendeur de notre société, de son consumérisme capitaliste, mais aussi de ses petites et grandes machinations ourdies par des agences (peut-être) gouvernementales, qui prennent un malin plaisir à travestir la réalité. Alors, le roman s'entame dans la joie et la bonne humeur avec des situation grand-guignolesques. Il faut lire le passage où Hickum Looney se fait dans le même temps remonter les bretelles et défroquer, mais aussi celui de sa rencontre sur un parking de supérette, nu, avec Gaye Nell, qui s'amourachera de lui, et son pitbull, qui adorera son postérieur. Les scènes d'anthologie se succède jusqu'au point de bascule où l'on passe d'une fiction loufoque à un réalisme qui fait froid dans le dos, et qui pose la question de ce qu'est exactement la réalité. Pour Hickum Looney, c'est avant tout un échec. Un échec supérieur, comme le dira Ida Mae. C'est cette maîtrise parfaite d'un roman en deux temps qui fait que Des savons pour la vie est un roman marquant.
Citation
Gaye Nell se passa la main dans le bas du dos et tira le .38 de sa ceinture. 'Ton problème, Bickle, c'est que tu as pas l'habitude de souffrir. On sait pas ce que c'est que la vraie douleur tant qu'on s'est pas mangé un pruneau dans la rotule.'