Contenu
Grand format
Inédit
Tout public
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer
Paris : Globe, septembre 2018
842 p. ; 23 x 16 cm
ISBN 978-2-211-23513-6
Métamorphose d'un pays
La fin de l'année 2008 sonne le glas de la banque Lehman Brothers, coupable d'avoir trafiqué ses comptes pour cacher son endettement. Pour le grand public, c'est l'heure de l'espoir d'un monde un peu meilleur, et les banquiers et autres traders sont mis au ban de la société pendant que s'écroule encore un peu plus le mythe du rêve américain. Mais personne ou presque ne connait l'histoire de la banque. Personne ou presque ne sait qu'en 1844, un 11 septembre (!), Heyum Lehmann, avec deux "n", débarque à New York depuis Rumpar en Bavière avec l'accord de son père, un éleveur bovin, élevé dans la foi juive, et qui a enseigné ses principes à ses fils.
Heyum, c'est l'aîné de la fratrie. À la douane, il deviendra Henry et perdra un "n", ce qui somme toute n'est rien après les huit kilos qu'il a perdus durant la traversée en bateau. Censé faire fortune à New York, il traverse le pays du nord au sud, et débarque en Alabama pour y ouvrir sa boutique de tissus. Ce qui fera très vite sa renommée, c'est que ses tissus sont first choice. Ce qui fera progressivement sa fortune, c'est son économie pugnace, voire avare, et sa capacité à se projeter dans le futur. C'est pourquoi Henry c'est la tête. Celle qui deviendra sa femme se rappellera toute sa vie sa rencontre avec un individu qui lui réclame le prix du mouchoir qu'elle entend utiliser pour une coupure qu'elle vient d'avoir au visage avec le verre brisé de la porte brisée de sa boutique. Mais cet événement tragi-comique est révélateur de ce que deviendra l'empire Lehman.
Peu de temps après arrivent les deux autres frères, Emanuel (le bras) et Mayer (la patate). Tous les trois forment un trio atypique que l'on pourrait croiser ici et là dans un roman de Jerome Charyn. Ils ont leur propre logique. Ils ont leur propre idée de la judaïcité. Ils ont surtout une vision à la limite de la prophétie. Ils inventent le métier d'intermédiaire et se mettent tout d'abord à vendre du coton brut aux industriels du Nord. Quand arrive la guerre de Sécession, ils ont ouvert une filiale au 119 Liberty Street à New York, et commercent à la fois avec l'Union et avec les Confédérés. Ils ont déjà appris quelques règles élémentaires commerciales. Surtout, ils sont de farouches adeptes de la diversification, et après avoir récupéré le quasi monopole du coton en Alabama, ils s'attaquent au sucre, puis au charbon. Ils n'ont peur de rien, même pas d'eux. Ils sont unis par les liens du sang. D'ailleurs, pendant trois générations, la progéniture n'aura d'autre choix que de faire sienne la litanie de cent vingt mantras répétés matin et soir par l'un des leurs avant d'intégrer définitivement la banque. Et ils se focaliseront sur leur progression dans les rangs du temple qu'ils investissent au vingt-troisième rang avant d'atteindre le premier et de faire la nique aux Goldmann et aux Sachs, d'autres émigrés bavarois comme eux.
C'est l'histoire romancée et poétique de cent soixante ans d'empire Lehman que Stefano Massini narre avec fougue, virtuosité et un sens certain de la narration légendaire. Les huit cents pages de cette saga se lisent d'une traite et en apnée. Et pas seulement car nous découvrons une longue prose que n'aurait pas renié Ovide à l'heure d'écrire ses Métamorphoses. Car cette saga c'est l'Histoire des États-Unis, entre grandeur et décadence. La grandeur s'accompagne ici d'un flair certain. Les Lehman participent à la création de Wall Street (jusqu'à imposer qu'on n'y travaille pas le samedi, Shabbat oblige), ils vont jusqu'à inventer, ironie et causticité en prime, la première agence de notation. Surtout, ils vont investir dans les cigarettes, le téléphone, la télévision, l'aviation et même financer le lancement de Superman. Ils seront partout. Certains des frères devenant qui gouverneur, qui juge fédéral. Et s'ils refusent d'investir dans le Titanic, c'est aussi parce que le destin a sûrement quelques atouts dans sa poche.
Rien n'échappe à la plume de Stefano Massini. Elle est à la fois lyrique et enlevée. Il y a un staccato certain qui se dégage de cette lecture hypnotique. On est dans le démesurément gros. On se prend de sympathie pour ces personnages avides de pouvoir et d'argent. Surtout que le passage de générations est toujours terrible puisqu'à la sagesse on oppose sans cesse l'avenir, et que l'avenir c'est les jeunes. Les dernières pages sont elles aussi révélatrices. L'arrivée des traders. Le départ des Lehman de la présidence de la banque. Et la déchéance. Le rêve américain n'était qu'un mythe, et les frères Lehman, l'hydre à trois têtes de ce mythe.
Citation
Parler d'éthique avec un banquier est absurde. Je te mets en garde, si tu veux le comprendre : vous êtes en train de créer un système monstrureux qui ne pourra pas résister longtemps. Des industries partout, des usines partout : à qui vendra-t-on si la plupart des gens sont pauvres ?