Contenu
Franck Delaney, the Irish spirit
Notre homme est avant tout un amoureux des mots et du langage. Une passion qui l’a tout naturellement mené à l’écriture, sous toutes ses formes : une vingtaine de livres, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des pièces radiophoniques...
Qualifié d’auteur à succès dès la sortie en 1979 de son premier livre James Joyce's Odyssey, Franck Delaney a écrit Les Enfants de la nuit en 1998. Le héros, Nicholas Newman, va devenir le personnage principal d’une tétralogie, dont trois romans sont déjà parus (Les Enfants de la nuit, Pearl et At Ruby’s). Un quatrième volet est encore à venir. Ces différents romans ont pour point commun une histoire qui oscille entre période actuelle et Seconde Guerre mondiale, et de porter un regard critique sur le nazisme et l’antisémitisme qui plane sur ces deux époques.
La traduction en français et la parution du premier opus était l’occasion rêvée pour faire la connaissance de ce talentueux auteur irlandais, et de lui poser quelques questions.
© D. R.
k-libre : Frank, vous avez commencé votre carrière en tant qu'employé de banque. Comment êtes-vous passé d'un travail de bureau au travail de romancier ? Croyez-vous que travailler dans une banque me donne une chance de devenir un bon écrivain ?
Franck Delaney : Mes parents m'ont "élevé" pour que je devienne employé de banque. En Irlande, dans les années 1960, vu le taux de chômage, l'émigration était une solution évidente ; mais mes parents ne voulaient pas que leurs enfants s'en aillent à l'étranger, ils tenaient à ce que leurs fils aient un bon emploi stable, si bien qu'ils me conseillèrent d'entrer dans la fonction publique, ou les banques, ou l'une des compagnies d'État gérant l'électricité ou les télécommunications. Un de mes frères aînés avait déjà un poste à la Banque d'Irlande, ce qui m'a facilité la tâche. Pour ce qui est de passer du bureau à l'écriture — bien qu'il n'y ait pas de filiation évidente, c'est vrai que cela m'a permis d'acquérir une certaine précision, ce qui, pour un romancier, est une qualité plus précieuse que l'on pourrait croire. Je ne sais si travailler dans une banque vous garantit une carrière d'écrivain ou même d'homme de lettres, mais cela vous apprend à être méthodique et organisé, et dans mon cas, cela m'a permis de tomber sur la matière brute de mes romans — le public, les gens.
k-libre : Les Enfants de la nuit est votre sixième roman. Il se déroule durant la Seconde Guerre mondiale, une période historique que beaucoup de nos contemporains sous-estiment, parce qu'elle est à la fois proche et éloignée. Vous êtes né en 1942 et, donc, étiez très jeune à la fin de ce conflit. D'où tirez-vous l'idée centrale de ce roman ?
Franck Delaney : Je crois que des milliers de questions, et donc d'histoires, tournent encore autour de la Seconde Guerre mondiale, attendant d'être déterrées. Ce conflit fut si démesuré, si physique, si émotionnel, si géographique et engendra tant de destructions, immenses et terribles, que nous n'en avons pas encore pleinement assimilé l'ampleur pour la redistribuer au monde — ce qui est bien sûr le travail des historiens et des romanciers. Votre remarque sur le fait que je suis né en 1942 est intéressante : cette guerre me passionne tant que je me demande ce que j'ai bien pu entendre à la radio ou dans des conversations avant même de savoir parler ! L'idée centrale de ce livre m'est venue à cause des tendances "révisionnistes" qui se développaient en Europe à la fin des années 1980 et au début des années 1990, lorsque des groupes entiers (du moins semblait-il) prétendirent que l'Holocauste n'avait jamais eu lieu. Ce qui m'a inquiété ; et si l'histoire de mon propre pays, l'Irlande, et ses huit cents années d'occupation britannique, était réécrite de la même façon ? Je décidai qu'on pouvait toujours contredire les faits, mais qu'il serait plus intéressant de contrer ces "tendances" par le biais de la fiction. Ce qui m'a poussé à imaginer que les nazis pourraient avoir expérimenté des techniques psychologiques, comme le docteur Mengele avait mené ses ignobles "expériences" physiques et médicales.
k-libre : Au début de votre roman, on comprend que Schloss Martha, où ces expériences comportementales furent appliquées sur des familles juives, a réellement existé. Mais malgré des recherches intensives sur Internet, je suis revenu bredouille. Vous êtes-vous inspiré de documents historiques ?
Franck Delaney : Lorsque le roman fut publié en Allemagne dans les années 1990, plusieurs journalistes m'ont contacté pour me demander comment je savais que ce Schloss Martha, le château Martha, avait existé — parce que, disaient-ils, il avait bel et bien été construit pour être rasé par les Américains qui l'avaient découvert, exactement comme je le relate dans mon livre. Ma réponse fut la vérité : j'avais tout inventé. Puis l'un d'entre eux m'a spécifié que non seulement les nazis avaient créé un tel endroit, mais qu'il se trouvait à trente kilomètres de l'endroit où je l'avais situé, près de Linburg, non loin de Francfort. C'était assez angoissant, parce que j'ignorais tout de ce lieu. Je me suis contenté de faire mon travail d'auteur de fiction — inventer un scénario à travers lequel nous pourrions étudier la condition humaine, mes lecteurs et moi.
k-libre : Votre roman est traduit en France douze ans après sa première publication anglaise. Entre-temps, nous pouvons voir sur les grands écrans La Rafle, un film qui traite de la tragédie du Vel D'Hiv (et des implications de la police française dans la déportation des Juifs). Croyez-vous qu'encore aujourd'hui, il soit possible de marquer l'inconscient collectif en présentant des éléments nouveaux sur cette période ?
Franck Delaney : Oui. Tout à fait. Et il le faut, il le faut. Pour toutes sortes de raisons, la principale étant de ne jamais oublier cette tragédie et, donc, que cette page atroce de l'histoire ne se répète jamais. Parmi toutes les horreurs que nous ayons connues, l'Holocauste est certainement l'une des pires, et si nous ne le gardons pas en mémoire, nous baisserons notre garde et, donc, laisserons les préjugés refaire surface, et nous serons à nouveaux susceptibles de céder au Mal. Le Rwanda, c'était il y a peu, non ? Et regardez ce qui se passe chaque jour en Angola ?
k-libre : Votre personnage principal, Nicholas Newman, n'a rien des talents du héros traditionnel. C'est un personnage bourré de défauts — il est vénal, vaniteux et égoïste. Normalement, on devrait le détester, mais vous réussissez à le rendre sympathique. Représente-t-il l'humanité dans son ensemble ? Pourquoi avez-vous décidé d'en faire un héros récurrent ? (puisqu'il figure dans deux autres romans, Pear et Ruby's At)
Franck Delaney : Là, le défi à relever était de créer un personnage extrêmement humain, qu'on reconnaisse par ses défauts autant que par ses qualités. J'ai rencontré bien des héros du quotidien, qui trompent, mentent, suent et méprisent comme nous tous. Si j'en ai fait un personnage récurrent, c'est parce qu'il est architecte, et la beauté d'un tel personnage vient du fait qu'il a un avis sur chaque lieu, chaque bâtiment que je lui fait connaître, avec lequel il entretient un lien privilégié. De plus, c'est un homme intelligent et réfléchi. Je ne voulais pas d'une "arme humaine" comme on en trouve dans la majorité des thrillers.
k-libre : Normalement, Nicholas Newman devrait apparaître dans un quatrième roman. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Franck Delaney : Ah ! Non. Ni le cinquième. Si on vole un œuf dans un nid, l'oiseau ne reviendra plus y pondre. J'ai toujours voulu en faire un quintet — bien que je n'aie pas encore écrit les deux derniers, mais ce quintet devrait boucler la boucle autour du personnage de Nicholas Newman, avec une surprise dévastatrice à la fin du cinquième tome. (Cela peut vous intéresser de savoir que les commentaires sur Twitter ont évoqué des comparaisons extrêmement flatteuses entre ce trio de romans et ceux de Stieg Larrson.)
k-libre : Durant votre carrière, vous avez interviewé plus de trois mille auteurs, parmi lesquels Stephen King et Anthony Burgess. Pendant tout ce temps, il y a certainement une question que vous n'avez pas encore posée. Si je devais vous la poser, quelle serait votre réponse ?
Franck Delaney : Celle que mes lecteurs et auditeurs désiraient me voir poser à tous ces gens était "Où trouvez-vous vos idées ?". Lorsque je me la pose à moi-même, je me donne une réponse qui résume tout ce que ces innombrables auteurs m'ont dit : "Elles me viennent du monde. Du vent. De la lente et immuable rotation de la planète".
Propos aimablement traduits par Thomas Bauduret.
Liens : Frank Delaney | Les Enfants de la nuit Propos recueillis par Fabien Hérisson