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Jerry Stahl, la vie d'un mec ordinaire qui grandit avec des envies de suicide et qui...
© David Delaporte
k-libre : L'écriture se nourrit de notre vécu. Dans votre cas, c'est plus de l'indigestion ou une boulimie, non ?
Jerry Stahl : Sauf que je ne suis absolument pas une adolescente essayant de n'avoir que la peau sur les os – je parle de l'anorexique boulimique bien sûr. Est-ce que vous savez qu'au Bhoutan, quand ils ont eu accès aux chaines de télé américaines, en une seule année, dix-huit pour cent des filles du pays sont devenues boulimiques ou anorexiques ? Mais je n'habite pas au Bhoutan, je devine que je n'ai aucune excuse... Je ne qualifierais pas mon écriture de boulimique mais comme étant plutôt une espèce d'honnêteté radicale à une époque où c'était vraiment quelque chose que je devais vraiment faire. Vous savez, ce livre a déjà quinze ans. J'étais donc une personne différente, mais je suppose que si le lecteur ressent ça comme une boulimie... – avez-vous ressenti le besoin de vomir ce que vous ingurgitiez au moment de lire ce livre ?
Je voulais avec cette image insister sur le fait que si chaque auteur introduit des pans de sa vie dans ses écrits, dans ce livre vous n'y mettez pas des pans mais votre vie tout entière.
Absolument. Je pense qu'après une certaine période de ma vie, que je n'avais raconté à personne et encore moins à moi-même, qu'après avoir écrit six romans qui n'avaient jamais été publiés, pour moi les mots étaient un moyen de vous éloigner de la vérité. Quand vous vous nourrissez d'héroïne, au début vous faites tout à l'extrême et lorsque vous avez la chance de vous trouver devant cette petite fenêtre très vulnérable dans un état éveillé, l'écriture devient une manière d'exorciser tout ça. Les mots sortent. J'ai écrit un journal de plus de mille pages, qu'il a fallu synthétiser, couper, pour en faire un livre de quatre cents pages.
Comment qualifieriez-vous Mémoires des ténèbres ? C'est un roman, un journal ? Pouvez-vous nous en parler en quelques phrases ?
Ce sont des mémoires qui racontent la vie d'un mec ordinaire qui grandit avec des envies de suicide, qui depuis le début a envie d'être écrivain, qui débarque à Hollywood et réussit dans quelque chose qu'il abhorre, et qui à partir de ce succès va mener une double vie : celle d'un junkie criminel alors qu'il écrit des scénarios pour Hollywood après avoir été un journaliste pendant une longue période car ayant échoué à être un romancier ; qui a trouvé sur son chemin une étrange femme de toute beauté qui va ou le détruire ou être détruite par lui. C'est un livre pour enfants ! Pour les enfants* (en français dans l'interview).
Je ne suis pas tout à fait sûr ! J'ai lu il y a quelques années À poil en civil. On retrouve déjà vos grands thèmes, mais ils sont dispersés en une foule de personnages déjantés. Dans Mémoires des ténèbres, votre personnage (personne ?) les réunit. N'avez-vous jamais cessé d'écrire sur vous ?
Norman Mailer a dit qu'un auteur n'avait qu'une seule histoire qu'il raconte encore et encore mais avec des personnages différents. Un personnage principal fou est un personnage normal. Certaines personnes m'ont dit à propos de Mémoires des ténèbres : "Oh ! Vous écrivez sur un monde si grotesque et bizarre !", mais pour moi la chose la plus grotesque c'est qu'elles se sentent normales.
Vous savez que Freud répétait à outrance "montrez-moi quelqu'un de normal, je m'empresserai de le guérir".
C'est très intéressant. Je ne l'avais jamais entendu dire. Est-ce qu'il a vraiment dit ça ? C'est une phrase fantastique. Je vous remercie. Je la note. Est-ce que vous avez beaucoup lu Freud ? L'avez-vous étudié ?
Un de mes amis est professeur de philosophie. C'est lui qui m'a parlé de cette phrase. Une de ses connaissances, professeur de philosophie, tenait un cabinet, comme un psychanalyste. Il écoutait les patients puis se dirigeait vers sa bibliothèque, revenait avec un livre en main, et expliquait que c'était ce livre qu'il leur convenait. Dans mon cas c'était un livre de Platon.
Était-ce La République ? Pour moi, Platon est ennuyeux. Est-ce que ça a marché ? (Non). Mais je suis peut-être quelqu'un d'ignorant. Peut-être*...
J'ai l'impression qu'il y a un retour d'une certaine écriture caustique et désabusée américaine. Partagez-vous ce point de vue ?
Cette façon d'écrire était vraiment populaire dans les années 1970 aux États-Unis, il y avait un mouvement littéraire qui s'appelait "Black humor", qui m'a beaucoup influencé quand j'étais un gamin.
Mémoire des ténèbres aurait pu aussi s'intituler Précis de décomposition si le titre n'avait pas déjà été pris par Cioran, non ? Vous le citez en exergue de vos mémoires. Cioran était un sceptique et un grand pessimiste. Et vous ?
Je ne suis pas un pessimiste. Vous devez comprendre que je n'ai pas publié ce livre avant d'avoir trente-neuf ou quarante ans. Je ne suis pas naturellement un optimiste, mais je suis surpris et heureux d'être toujours ici à déambuler dans ce monde.
Envisagez-vous d'écrire un dictionnaire sur les différentes substances, leurs effets et leurs durées ?
Non, car il y a pléthore de nouvelles drogues que je n'ai pas expérimentées. C'est une très bonne idée que de faire un dictionnaire décalé, mais il faut que vous compreniez que ce livre n'est pas un livre sur les drogues. Les drogues peuvent s'apparenter à un symptôme. Un livre sur le cancer ne peut se résumer aux simples tumeurs. Les drogues étaient un moyen d'accéder plus rapidement à la fin, mais je pense sincèrement qu'elles étaient plus un symptôme que la maladie elle-même.
Je croyais que l'alcool faisait apparaître des éléphants roses et que la drogue faisait planer. Quand on plane, on prend le risque de croiser des extra-terrestres ?
Non, je pense que nous sommes les extra-terrestres. J'imagine que vous faites référence à Alph, mais j'emmerde Alph. Vous devez comprendre que ce livre au début faisait plus de mille pages. Quelqu'un m'a donné un ordinateur. Je n'en avais jamais utilisé de ma vie. J'ai été obligé de découvrir ce qu'était l'interligne, le double-interligne. Je ne savais pas vraiment comment utiliser un traitement de texte. Je croyais écrire un livre de quatre cents pages mais dans le bon format il s'est avéré qu'il faisait plutôt neuf cents pages que quatre cents. L'éditeur a décidé de se focaliser sur certaines périodes de ma vie. L'épisode Alph ne représente que deux épisodes justement de ma vie mais quasiment dix pour cent de ce livre. Et tout le monde m'en parle !
Vous savez, j'ai regardé quelques uns des épisodes à la télévision...
Je suis vraiment désolé pour vous ! (Rires) Pour en revenir aux drogues, je ne les ai jamais utilisées pour planer. J'ai toujours aimé vivre dangereusement. Ce que la drogue apporte quand vous vivez comme un équilibriste, c'est cette sensation qu'il n'y a pas de filet en-dessous et qu'à chaque instant, vous pouvez tomber et ne plus jamais vous relever. Elle apporte ce sentiment de liberté. Mais ce n'est pas une liberté de voler, c'est une liberté de tomber. La drogue permet d'oublier qu'il n'y a pas de filet, elle vous empêche d'agir avec raison. Mais vous êtes entièrement libre et vous n'avez pas besoin de faire particulièrement attention.
Vous maitrisez l'art du contrepied littéraire (j'adore le début du chapitre "Au pays de l'enfance"). Vous nous proposez un long récit (plus de cinq cents pages), mais on sent une réelle inclination vers la nouvelle. D'une certaine manière, on n'est pas obligés de vous lire chapitre après chapitre. On peut choisir au hasard un passage et se laisser conduire...
Mon traducteur est un meilleur écrivain que moi. Pour Esquire magazine, je devais écrire des nouvelles de trois phrases. Je déteste les nombres. Mais je l'ai fait. Pour en revenir à mon livre, je l'ai imaginé comme une mosaïque que l'on aurait sur les murs de son appartement. On en fixe un détail et on circule autour. Basiquement, l'ordre d'écriture et de publication n'a pas changé. La chronologie est sans cesse dépassée, ce n'est pas un récit linéaire. Comme je ne pense pas que la vie est linéaire. J'apprécie ce que vous avez dit sur le fait que l'on peut prendre un chapitre au hasard. On peut aussi découper toutes les pages, les jeter en l'air et en prendre une comme ça. C'est à l'image de la vie, non ? Chaque histoire est une cellule, et chaque cellule contient une partie de votre ADN. Donc chaque histoire contient l'entière histoire. Quand j'écris, je ne réfléchis pas à une série (chapitre A, B, C...), je ne suis pas une intrigue, mais plus simplement mes phrases. Je suis comme un pickpocket déambulant dans la rue à la recherche de monnaie dans les poches des gens que je croise. Je ne marche pas droit !
La littérature s'apparente vraiment à une thérapie. Avec Mémoires des ténèbres, on a l'impression que vous êtes passé de la médecine douce à une chimiothérapie. Peut-on réellement guérir ? Comment voyez-vous l'après Mémoires des ténèbres ?
On ne peut bien sûr pas être totalement guéri. L'addiction aux drogues est la seule maladie qui vous dit que vous n'avez pas de maladie. Est-ce que ça vous parle ? Je n'utiliserai donc pas le mot guérir mais l'expression chaque jour qui passe sans drogue est un sursis. Comme un condamné à la chaise électrique qui voit le gouverneur surseoir le jour même de sa condamnation. On est plus dans un état sursitaire que guéri. Je peux très bien franchir cette porte demain ou dans cinq minutes et replonger. Cela fait maintenant quinze ans que je n'ai pris aucune drogue. Mais je ne dirai jamais que je suis guéri. Je crains trop le mauvais œil...
Mémoires des ténèbres date de 1995. Est-ce facile de revenir sur un si "vieux" livre ?
Oui, c'est délicat pour moi de parler de ce livre parce que les journalistes ne comprennent pas que j'étais un homme complètement différent de celui que je suis devenu. J'avais une certaine opinion sur la télévision ou le cinéma que je n'ai plus. Les journalistes ont du mal à admettre que ce n'est plus moi maintenant qui parle dans ce livre. Quand j'étais plus jeune et plus stupide, oui. Cela dit, c'est ma vie, et je pense qu'à chaque instant où vous écrivez sur votre vie vous devez suivre une cible en perpétuel mouvement. J'ai écrit tout ça avec beaucoup d'honnêteté mais je ne pourrais plus l'écrire ainsi aujourd'hui. Je vous l'ai dit, je n'ai pas publié de livre avant d'avoir trente-neuf ans. J'étais dans la rue, un junkie sans abri. C'est un instantané d'une période plutôt particulière. Les émotions bien sûr subsistent. Sont toujours vraies.
Comment votre écriture a-t-elle évolué après ces mémoires ?
Vous savez, je ne suis pas un critique. Je crois qu'un écrivain n'est pas le mieux placé pour parler de l'évolution de son écriture. Cela va vous paraître sûrement étrange mais c'est le livre qui vous écrit et non l'inverse.
Enfin, l'ouvrage est dédié à Hubert Selby Junior, qui est mort en 2004. Lui, parlait d'extraordinaire réussite. C'était un personnage important pour vous ?
Hubert Selby Junior a sauvé ma vie. Il m'a donné des leçons qui n'ont pas de prix. Il a écrit des livres qui s'intitulent Last Exit to Brooklyn et Requiem For a Dream. Ce sont les livres les plus noirs, les plus terrifiants, les plus lumineux sur l'âme humaine que j'aie jamais lus. J'ai toujours cru qu'il fallait une drogue pour tenir lieu de passerelle entre ces deux états dont j'ai déjà parlé pour mon écriture. Et lui m'a dit que non bien sûr, qu'on se pouvait pas savoir avec certitude à quel point on était fou et stupide avant d'avoir mis cette foutue drogue derrière soi. Ses écrits noirs et acérés ont changé ma vie. Il m'a beaucoup aidé. Pendant des années et des années, aux États-Unis, après son premier livre publié, il a vécu de petits boulots. Il a été pompiste, il a été serveur dans un hôtel, parce que le pays n'en avait rien à foutre d'un auteur tel que lui. Mais il était tenu par cet esprit qu'il m'a transmis que tout cela il s'en foutait. Être junkie est un job de merde que vous devez quitter. À la fin, vous devenez plus réel. Il a été un mentor pour moi. Le premier livre que j'ai volé à l'âge de treize ans était l'un de ses livres. Et puis je l'ai rencontré et il a tout simplement changé ma vie. Il était capable d'écrire sur les sujets les plus douloureux avec un ton aérien et délirant. Houellebecq en France s'en rapproche même si je ne partage pas ses vues politiques.
Liens : Jerry Stahl | À poil en civil | Mémoires des ténèbres Propos recueillis par Julien Védrenne