La Jeune fille à la grenade

L'homme se relève en laissant glisser ses mains dans les poches de sa veste et commence à reculer vers la foule. Lawrence Vitti aperçoit par-dessus ses verres fumés des prunelles vert-de-gris à l'éclat intense. L'inconnu, en croisant le regard de Lawrence, propage aux iris bleus du jeune homme le virus noir de la mort.
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Roman - Policier

La Jeune fille à la grenade

Historique - Énigme - Artistique MAJ mardi 06 juillet 2021

Note accordée au livre: 3 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 21 €

Denis Migeon
Paris : Cohen & Cohen, mars 2021
204 p. ; 23 x 16 cm
ISBN 978-2-36749-081-6

Complications gigognes

Paul a perdu Valérie... Elle l'a laissé là avec son manque d'elle, "pour réfléchir" a-t-elle dit. Et lui, à force de ne pas voir finir ce temps de réflexion, s'est inscrit sur un site de rencontre spécialisé, "attractive-art.com". Étant lui-même "spécialisé" ‒ il est expert en dessins anciens pour la maison de vente Sothie's – il préfère éviter les déconvenues en limitant sa quête relationnelle à la sphère artistique. Parmi ses contacts un en particulier l'intrigue : le pseudonyme déjà l'attire et lui inspire tout à la fois une sourde méfiance – Grenade 75... et puis cette idée d'avoir substitué, dans son profil, un portrait peint du XVIIe siècle à la traditionnelle photographie ? Qui plus est, signé d'un peintre qu'il ne connaît pas, Lorenzo Lippi (Florence, 1606-1665). Cependant, dès les premiers échanges électroniques, Paul accepte le rendez-vous que lui propose Grenade 75 – "jeudi matin, 11 heures, au Louvre, Salon carré..." Et la surprise est plutôt bonne : Grenade 75 est une jeune artiste du nom d'Andrea, intarissable sur ce portrait de Lippi qu'elle s'est choisi comme avatar. Puis tout bascule... Une violente explosion, une foule en fuite désordonnée, de la fumée... Un attentat vient d'ébranler le Louvre. Pendant ce temps, au cœur du Paris révolutionnaire, la princesse de Lamballe est sauvagement violentée. Sa mise à mort n'est pas loin.
Chaos pour chaos, à plus de deux cents ans de distance.

Tandis que, par bribes, rien ne nous est épargné des outrages infligés à la Lamballe, le tumulte au Louvre se calme. Généralement, quand un récit fait par intermittences le grand écart temporel, les époques convergent peu à peu, à coups de petits cailloux indiciels semés au long de la narration – et ce roman ne fait pas exception à cet attendu. Mais il en déjoue beaucoup d'autres... Ainsi ne verra-t-on pas les investigations prendre l'orientation qu'a priori on entrevoit par-delà les gravats d'un attentat perpétré contre le plus grand musée du monde. Ni l'énigme se nouer au cœur du tableau qui pourtant apparaît d'emblée, au sens le plus concret du terme, comme jouant le rôle-titre... Il s'agit de bien autre chose, et que l'objet-clef du récit soit un garde-temps "à complication" est une belle métaphore de la manière dont le romancier a ourdi son intrigue.

L'on pourra être quelque peu décontenancé par les variations tonales de l'écriture, à la littérarité marquée – riche en expressions dont on voit bien qu'elles ne visent pas d'abord l'efficacité narrative ou descriptive (ces morceaux d'hier, fanés ; les aplats d'abîme...), elle est teintée de poésie mais sait virer à la brutale crudité lorsqu'il faut évoquer les pires atrocités et "configure à la grotesque" les humains (Hilaire, Rustique...) convoqués dans ces passages. Quant aux dialogues, ils ne laissent pas de surprendre... "T'inquiète !" "Je veux, oui !" "Tu me lâches, là ?"... sont des interjections que l'on attend davantage d'une troupe d'ados dans une cour de lycée que d'experts en objets d'art comme Paul et ses collègues ou d'érudits comme le docteur Claude Taillemythes. Mais ils sont probablement, à l'instar de ce patronyme tout de même bien trouvé pour cet historien amateur, doté de sourcils balayette, autant de portes ouvertes à l'humour – un humour savoureux, jamais grossier ou facile, très présent mais pas assez néanmoins pour que le roman puisse être taxé, sinon de parodie, du moins de comédie policière.

Quel que soit le registre, les descriptions sont magistrales qui véritablement font voir. Par exemple les schoolgirls, figures emblématiques du travail d'Andrea qui circulent çà et là, à la marge des mystères. Elles sont minutieusement décrites, et je me prends à rêver qu'il se trouve parmi les lecteurs de La Jeune Fille à la grenade un plasticien se fixant pour défi de réaliser ces œuvres que Denis Migeon s'est plu à imaginer. Des œuvres de fiction dont l'auteure lui a été inspirée par une personne des plus réelles, l'artiste contemporaine Prune Nourry – car Denis Migeon dévoile ses sources et, en deux pages terminales, donne les grandes lignes de partage entre mythe et réalité. L'on prend alors la mesure du brio avec lequel il a opéré son tissage...
Beaucoup d'atouts donc, mais aussi des points d'achoppement ; la vraisemblance m'a semblé vaciller parfois, des coquilles m'ont gênée, et cette phrase, qui donne à comprendre que le daim est le petit du cerf ([...] le faire entrer dans la harde des mâles, comme le cerf avec le jeune daim)...

L'on trouve là à peu près tout ce qui fonde les grands polars historico-artistiques – une œuvre allégorique dont le sens participe de l'énigme à résoudre, un objet-clef à la fois étrange et très ancien, un livre à l'avenant, une page arrachée dont il faut identifier la provenance, des bribes de phrase qu'il faut traduire puis décrypter... ‒ mais sans que l'intrigue soit à proprement parler "criminelle". À la croisée du polar tel qu'en général on l'attend et du mystère historico-artistique stricto sensu, ce roman évoquera, selon la petite bibliothèque intérieure de chaque lecteur, Le Tableau du maître flamand ou Le Club Dumas (Arturo Perez-Reverte), Morsures ou L'Ombre au tableau (Hélène Bonafous-Murat)... La Dormeuse de Naples ou La Petite Légende dorée (Adrien Goetz)... et bien sûr à certains égards Le Nom de la rose. Mais à dessein je ne citerai pas ce "seller" d'autant plus "best" qu'il est controversé, voire conspué, puisque, comme l'affirme un des personnages, "nous ne sommes pas dans Le Da Vinci Code !". Il a cependant, par rapport à ses pairs, non pas de vraies différences qui en feraient un outsider pur et dur mais une personnalité assez forte pour se distinguer dans ce vaste domaine romanesque où l'investigation policière doit se confronter à l'Histoire et aux beaux-arts ensemble, frayant à l'occasion avec un rien d'ésotérisme. Sans revenir sur les quelques échardes pointées, on évitera de trop s'y arrêter : le plaisir de lecture l'emporte in fine, sans conteste.

Citation

Vermeer. Paul trouva soudain d'étranges similitudes entre le portrait de la jeune Hollandaise et celui de la femme au masque. Les fonds noirs en arrière-plan : deux amples aplats d'abîme, énigmatiques assemblages, chaudrons matriciels des origines et néants du charbon d'os de nos vanités [...]

Rédacteur: Isabelle Roche lundi 05 juillet 2021
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