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Elle avait presque oublié cette visite, mais elle repensait parfois à l'étrange sensation qui l'avait submergée dans cette maison avec le bruit de la pluie sur les vitres, une insupportable sensation de claustrophobie. Presque d'étouffement.
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Adlène Meddi : "L'incommensurable force de continuer à être humain en plein charnier !"

Mardi 27 avril 2010 - Adlène Meddi vient de publier aux éditions Jigal un polar à bien des égards unique, qui non seulement marque l'irruption des Lettres algériennes sur la scène du polar mondial, mais tire celui-ci vers des horizons d'écriture ouvrant aux vrais défis du genre. Et bien au delà du romanesque, nous intrigue et nous interroge sur les fondements même de notre culture.
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© D. R.



k-libre : La Prière du Maure est votre deuxième opus. Publié tout d'abord aux éditions Barzakh, à Alger. Pourquoi l'avoir réédité chez Jigal, un éditeur français ?
Adlène Meddi : Un éditeur "français" ? Non, je dirais un éditeur d'ailleurs. Un éditeur qui peut ouvrir de nouveaux horizons à ce texte. Un éditeur engagé dans l'exploration des polars australs. Une audace avec le succès des polars nordiques ! Un dialogue s'est enclenché entre Jimmy Galier, le boss de Jigal, par Internet puis à vive voix (rendez-vous matinal en novembre 2009 Cours d'Estienne d'Orves à Marseille, deux cafés de suite). Jimmy était subjugué par le texte, son actualité et son écriture à la fois, et moi j'ai été ravi de son attachement à publier des auteurs du Sud tout en saisissant la nuance que le polar n'est que le scalpel des sociétés, l'explorateur des marges. Ça m'a plu chez ce gars-là ! D'un autre coté, mon éditeur algérois, Barzakh, avait engagé l'agent littéraire français Pierre Astier pour vendre les droits de La prière à l'étranger : on savait que le polar était en pleine mode, on tente de surfer sur la vague pour porter des textes, et leur garder la tête hors de l'eau ! Les textes doivent bouger, voyager, comme l'homme. Un dicton arabe dit qu'un homme qui ne voyage pas est comme une eau stagnante contrairement à l'eau qui bouge, les sources et les rivières !

k-libre : Journaliste, vous avez publié votre premier roman en 2002. Un polar, déjà. Pourquoi ce genre ?
Adlène Meddi : Dans Le Casse-tête turc (éditions Barzakh, 2002), j'ai tenté d'explorer le récit urbain moderne en utilisant la technique du roman policier. À l'époque, je voulais expérimenter une piste tout en commençant à dégager mes inquiétudes quant à tout ce qu'on a vécu et qu'on tente d'oublier un peu trop facilement. Jorge Luis Borges disait que le roman policier sauvait le monde du chaos en imposant l'ordre de la loi et de la logique : un crime appelle une enquête rationnelle puis une punition. En appliquant ce schéma à nos sociétés traumatiques l'on obtient quelque chose de très révélateur : l'impossibilité de l'enquête. Les raisons sont multiples : des régimes autoritaires fermés, des sociétés construites sur les non-dits et les tabous, des relations humaines alourdies par la séparation des sexes, des problèmes identitaires aux racines historiques, etc. Face à cela, celui qui pose trop de questions se trouve immédiatement en danger. C'est tout l'intérêt du roman policier appliqué à nos sociétés arabes, musulmanes ou africaines. Et d'ailleurs, ne remarque-t-on pas la rareté de ce genre dans ces pays ? C'est assez révélateur de notre degré de courage à faire face à nous-mêmes.

k-libre : La Prière du Maure est un roman si documenté, qu'on ne peut pas ne pas imaginer qu'il ne témoigne d'une histoire brûlante. Un tel livre en France n'aurait aucune chance de paraître, ou vaudrait en tout cas de gros ennuis à son auteur. L'Algérie d'aujourd'hui serait plus ouverte que la France à la critique du Pouvoir ?
Adlène Meddi : Ce roman est documenté parce que je voulais sortir des généralités de la littérature algérienne. Condamner sans rien nommer. C'est hypocrite. Mais en même temps, je me défends de tout dessain politique. Je n'écris pas pour condamner mais pour décrire mon époque, ce que je connais le plus. Je trouve malhonnête de lâcher le lecteur dans les méandres d'un thriller sans lui donner les "infos" qu'il faut... En plus ça m'aide à construire un univers entre le mythe et le réel, tout en gardant les pieds dans la réaliste mouise. Maintenant, concernant le rapport à la censure : j'ai envoyé le livre à un ami gradé en retraite, il le lit et en réponse me dit "au pire, ils te prendront pour un fou !".

k-libre : Mais pourquoi en avoir fait un roman ? Vous êtes journaliste. Il était impossible d'écrire ce que vous aviez à dire par voie de presse ?
Adlène Meddi : Pas du tout. Au contraire, dans mon journal j'ai écrit pire : par exemple une enquête avec témoignages sur l'exécution sommaire de quatre-vingts pauvres villageois par des militaires dans l'Ouest algérien ! J'ai publié la liste des centres de détention secrets algériens. J'ai fait les plus terribles papiers contre le Président. Je suis un militant de la question des disparus (vingt mille entre 1994 et 1998). Et j'en passe. Non, La Prière du Maure n'est pas une soupape de respiration ! C'est un moment. Un texte. Un roman. Je ne suis pas journaliste en écrivant La Prière : je suis Adlène, trentenaire, fils d'une Algérie magnifique (le plus beau pays sur terre) et douloureuse.

k-libre : Comment a-t-il été accueilli en Algérie ? Au moment de sa publication, et aujourd'hui, avec cette réédition chez Jigal ?
Adlène Meddi : L'accueil ? À Alger, il n'existe pas de tradition du polar. On a parlé de mon livre comme d'un hymne à Alger (exotique), pas plus. En France, la distance aidant, on remarque le côté glauque et en même temps salvateur d'Alger et des personnages. Parce que c'est inséparable. J'aime bien ce regard extérieur sur Alger-souricière, loin des clichés d'Alger la Blanche ! Cela rafraîchit ma relation avec le texte.

k-libre : Quelle est au demeurant la situation des Lettres algériennes ? Et pour ce qui nous concerne, comment est considéré le polar ?
Adlène Meddi : En général, comme je l'ai mentionné plus haut, le polar est minorisé sous nos contrées. À part l'expérience de Yasmina Khadra à la fin des années 1980 et milieu des années 1990, et quelques tentatives de créer des héros 007 algériens (anti-israéliens en substance) dans les années 1970-1980, c'est le désert éditorial. Genre rare donc, autant que le récit d'anticipation. Le pourquoi se décline en plusieurs facteurs, à commencer par le regard qu'on porte sur le genre : "pas sérieux", dans des pays où, selon cette vision idéologique, seule une "littérature sérieuse" peut prendre à bras le corps les problèmes et défis des sociétés sous-développées (ou émergeantes).

k-libre : Comment avez-vous imaginé Djo ? Un tel personnage ! À la retraite mais assumant avec un courage presque insensé de regarder en face, au fond, son pays. Ne valait-il pas mieux "laisser les morts ouvrir le lourd portail de la mort" ? Un personnage si nuancé et en même temps, ressortissant presque à quelque dimension antique : la mort l'emporte, il le sait, il s'y avance, mais dans ce destin, rompt un cycle, inaugure un autre temps. Celui de votre génération ?
Adlène Meddi : Avant d'opter pour le titre La Prière du Maure, j'en avais un autre : Les Morts enterrent les Maures, inspiré d'un passage biblique. Djo est une figure de la guerre qu'on a vécu (qu'on vit toujours avec moins d'intensité). Un homme qui revient de loin, qui a du mal à croire qu'il a survécu et qui vit avec toute cette mort en lui, avec tous ces morts en lui. Djo puise dans son propre désespoir la force de tenir, de redevenir humain. Car c'est le plus grand challenge lorsqu'on vit une guerre, dévalorisation absolue de l'Homme : comment garder mon humanité face à ce massacre, face à l'abominable tuerie généralisée ? C'est le grand défi de Djo. C'est mon plus grand défi.

k-libre : En même temps, votre roman rompt lui-même avec le genre, en faisant entrer la poésie dans le polar par cette langue incandescente qui est la vôtre. On sent pousser derrière l'appel d'une force plus sourde. Celle d'une aspiration qui se fait jour dans la littérature algérienne ? Mais quelle serait-elle ? Disant cela, je ne peux m'empêcher de songer aux commémorations camusiennes, qui n'ont cessé de présenter Camus comme un auteur algérien, et non seulement algérois...
Adlène Meddi : Camus ? C'est la blessure et la dure vérité : peu penseront à Camus comme écrivain. Tous le surchargent comme acteur de cette guerre de libération. Moi je vois un écrivain. Un point à la ligne. Un écrivain qui dit durement ce qu'il ressent, mais dans l'univers et dans les mots, pas dans la polémique et le contexte. Camus n'a-t-il pas été combattu par les staliniens en France ? Parce qu'il a dénoncé toutes les dérives, sans s'acoquiner avec aucune chapelle. Des écrivains algériens ont été mis de côté après l'indépendance en 1962, comme le grand Malek Haddad, parce qu'ils ont osé parler humain en plein fracas de la guerre d'Algérie. L'aspiration, elle vient de là : comment en pleine guerre on sonde l'humain. L'humain qui continue à aimer au milieu des cadavres, c'est l'incommensurable force de continuer à être humain en plein charnier !

k-libre : Où en est la situation politique algérienne du reste ? Et dans ce contexte, où en est la création littéraire ? Des talents, des voix émergent-elles ? Allons-nous assister, bientôt, à quelque chose comme un printemps du Peuple Algérien, qui ferait par parenthèse un bien immense à tout ce vieux bassin méditerranéen enfermé, parfois, et des deux côtés de la Méditerranée, dans des débats insalubres ?
Adlène Meddi : Vaste programme. Mais vous avez raisons : il se passe des choses, notamment sur Internet que le gouvernement tente de contrôler sous couvert de lutte contre la "cybercriminalité" ! Mon espoir est que, à bientôt trente-cinq ans, je suis déjà dépassé et des jeunes (journalistes, auteurs, graphistes, etc.) me gratifient du "tonton" ! Je trouve cela encourageant au niveau du renouvellement des générations (ce qui n'est pas suivi au niveau de "l'élite politique"). Pour voir cette étonnante évolution, faites un tour sur les blogs et les groupes Facebook algériens : c'est de la folie ! Des athées, des femmes combatives, des groupes de réflexion sur la démocratie et la laïcité... Cela reste confiné sur le Web parce que nous sommes face à un régime très dur : les manifestations publiques sont interdites en Algérie depuis 1992, les services secrets sont en fait une police politique qui ne recule devant rien, la femme (moteur par excellence de l'alternative musulmane et arabe) est soumise à des lois moyenâgeuses... Et avec ça, les gens bougent, militent, forts de leurs multiples appartenances (africaine, méditerranéenne, arabe, musulmane, amazigh, maghrébine, européenne, etc.), décidés à s'affirmer face à deux challenge important : la standardisation imposée par la globalisation et la dictature de nos petits despotes !

k-libre : Journaliste, romancier, animateur d'un groupe d'auteurs contestataires, organisant happenings et manifs, vous travaillez à un film, préparerez un voyage dans la Corne de l'Afrique... Comment expliquer cette frénésie créatrice ? Est-ce justement l'un de ces signes d'un surgissement "jeune algérien" ? On ne peut qu'être frappé, quand on regarde la situation démographique de l'Algérie, par cette vision d'un pays incroyablement jeune et toujours muselé, mais dont aucune force ne saurait, à terme, aliéner la dynamique. On ne peut qu'espérer, en fait, l'émergence de cette jeune Algérie, non pas en un remake de quelque Mai 68 relevant d'une autre Histoire, mais d'un mouvement plus ample et singulier qui ferait vaciller toutes les certitudes des deux côtés du même espace méditerranéen.
Adlène Meddi : Toute notre vie, on nous a expliqué que le fondement de notre guerre de libération est la dignité. Ce n'est pas anodin qu'en Algérie les métiers de porteurs et de cireur de chaussures sont interdits parce que jugés indignes. Nous somme un pays de fierté. Nous tentons, tous, à nos différents postes dans la société, de vivre cette dignité. De la défendre. C'est le fondement même de la créativité algérienne : nous sommes fiers de notre diversité, de nos douleurs, de nos paradoxes, de nos difficultés, de notre bâtardise identitaire, de notre histoire tumultueuse et de nos obscures origines ! Une fierté souvent mal placée, mal fructifiée, mais elle y est, en chacun de nous. Comme une matrice secrète. Le régime tente, avec ses schémas de gouvernance nord-coréenne, de nous maintenir sous son stérile patriarcat. On fait semblant d'y adhérer. Mais regardez la rue algérienne : plus de cent émeutes en trois mois, des grèves partout, des articles de presse sulfureux, des jeunes filles lolitas à défier l'orthodoxie officielle, des ONG qui se battent dans la rue pour reconnaître les crimes des années 1990 !

k-libre : Et à ce propos, je ne peux résister à la tentation de vous demandez ce que vous pensez de la situation française, du débat frelaté qui la traverse, cette instrumentalisation de l'Islam et du Maghreb, l'un et l'autre servant de repoussoir. Tout comme des propos ouvertement anti-immigrés du débat sur l'identité nationale, libérant une parole raciste dont l'enjeu est moins le charter – les immigrés montrés du doigt sont en fait français - que le désir de légitimer leur statut de sous-citoyen, comme il en existait du temps de la colonie.
Adlène Meddi : Faut-il rappeler à la France officielle que les anciens départements d'Algérie ont "bénéficié" d'une dérogation lorsque la loi de 1905 a été promulguée en Métropole ? Faut-il rappeler :
Les mosquées transformées de force en églises,
La destruction des écoles arabes,
La déformation des noms de famille (l'administration coloniale a transformé notre vrai nom "Oumeddi" en "Meddi" pour disloquer les liens de solidarité en cas de révolte et pour faciliter les expropriations en fragmentant les cadastres reliés aux patronymes !)
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Le problème en France est que le débat sur l'immigration est déconnecté du débat sur la colonisation : le grand sociologue Abdelmalek Sayyad, ami de Pierre Bourdieu, expliquait que "l'émigration est fille de la colonisation" ! On ne peut s'aventurer dans ce débat sur le culte et l'identité sans revenir sur les traumas identitaires des anciens colonisés. Autre chose : quand l'Algérie était le fer de lance de la lutte contre l'islamisme dans les années 1990, où était la France officielle ? Elle donnait des visas à des "exilés" islamistes salafistes, coupables de complicités avec les groupes armés en Algérie !
Il est dangereux que l'hypocrisie politicienne l'emporte sur la construction d'une société : je le dis parce que je reste attaché aux valeurs universelles des droits de l'Homme et que je me désole que ce débat surréaliste et mesquin sur l'identité nationale sabote tout ce qui est fait en France quotidiennement dans le partage des cultures et le dialogue des citoyens au-delà de toute appartenance.


Liens : Adlène Meddi | La Prière du Maure Propos recueillis par Joël Jégouzo

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