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Quand un monde convulsionne
Nous sommes en juillet 1962, à Marseille. Une période trouble et troublée car, alors que la guerre d'Algérie vit ses dernières heures, la ville voit affluer de nombreux réfugiés d'Afrique du Nord. Outre le fait que certains ont été proches de l'OAS et comptent continuer les combats sur le sol métropolitain, voulant relancer l'idée d'un attentat contre le général De Gaulle, il y a également certains pieds noirs qui vivaient d'affaires illégales en Algérie et entendent bien continuer leurs petits trafics de ce côté-ci de la Méditerranée, ce qui leur vaut des accrochages avec les gangsters locaux. Dans le cadre de Marseille, c'est encore plus compliqué quand on sait que les grandes "familles" de la pègre locale ont choisi le camp de la résistance ou celui de la collaboration des années plus tôt et que certains, qui avaient choisi le "bon côte" tiennent le haut du pavé et ont des accointances avec les forces politiques locales. Ajoutez là un voyou qui entend profiter de l'occasion pour se diversifier en s'emparant du marché de la drogue qui commence à proliférer, dans le sillage de ce que l'on appellera la French connection. Pour contrer un peu les membres de l'OAS et surveiller tout ce petit monde, le ministère de l'Intérieur a envoyé un policier, ancien résistant, et proche des gaullistes, Jacques Molinari sous couvert d'un poste classique. Mais les policiers locaux sont circonspects envers ce collègue et il est confié à Louis Anthureau, qui lui servira d'équipier. Ce Louis Anthureau est le fils d'un dirigeant communiste, qui a eu la mauvaise idée de vouloir commencer la résistance lorsque le parti était plutôt lié aux nazis (à cause du pacte germano-soviétique). Il a également vu partir sa mère, médecin qui aurait fui en Algérie pour aider les communistes algériens et qui, depuis, n'a pas donné signe de vie. Les deux policiers se retrouvent chargés d'enquêter sur une affaire sensible : on vient de découvrir un cadavre, inconnu mais placé à un endroit pour servir d'avertissement. Le cadavre d'un Algérien avec à côté de lui un jerrican rempli de sang, le sang qui a justement été pompé sur le mort. Qu'est-ce que cela cache ? Louis Anthureau dans son enquête se demande s'il y a un rapport avec une maison isolée où il a découvert des tonnes de pansements et de médicaments, comme si les "rebelles algériens" étaient en train de constituer un stock médical. Et il doit également composer avec son propre rapport au parti.
Il serait vain de comparer le roman de Gérard Lecas avec ceux de James Ellroy. Gérard Lecas n'a pas forcément pour but de chambouler la langue et le style. En tout cas, il a la même ambition de montrer ce qui se cache derrière les vérités officielles, le regard classique que nous avons sur les choses. Derrière la guerre d'Algérie, il y a bien d'autres choses - des guerres de clans entre groupes algériens, des Français pas si unis qu'on pourrait le penser, des déchirements y compris dans des familles politiques. Tout est à l'instar de Molinari qui, d'un point de vue de certains, par son côté barbouzard, par sa liaison avec ce qui constitue ou constituera le SAC, se retrouve classé à droite, très à droite, même s'il se bat contre l'OAS qui n'est pas forcément de gauche. Un Molinari qui ne supporte pas qu'on le considère comme fasciste alors qu'il s'est battu dans la résistance. Nous ne disons pas cela pour poser des catégories mais pour montrer que chaque situation, chaque positionnement, chaque choix, même s'il est logique et dans la lignée de ce qui a été fait avant, peut être vu différemment par d'autres observateurs. Tout devient compliqué dans une période complexe. À l'aide de deux personnages, sans manichéisme, par petites touches fines et sensibles, Gérard Lecas raconte la trajectoire de ces deux policiers, coincés entre leurs diverses solidarités (la famille, l'idéologie, le métier...) qui se superposent et montrent combien chaque être humain est une île, un faisceau de liens complexes. Pourtant cela n'empêche pas l'auteur de raconter cela au sein d'une intrigue intelligemment menée, peuplée d'images fortes (les cadavres avec leurs jerricans, Anthureau assis dans un café et essayant de flirter, la rencontre avec une mère...) une tranche de notre histoire, un condensé à Marseille de ce que furent les derniers jours de la guerre algérienne, qui continue de troubler notre présent. Avec un titre à plusieurs sens, un roman qui sait jouer sur l'humain, sur l'individu, en même temps qu'il présente une époque et une société en coupe, Le Sang de nos ennemis est un excellent roman, l'un des meilleurs de ces dernières années.
Nominations :
Le Noir de l'Histoire 2023
Citation
Molinari ouvrit la sacoche qu'il portait en bandoulière. Il en sortit un étui qui contenait des gants en caoutchouc, une pince à prélèvement, des pochettes à scellé et des masques de gaze légère. Ils enfilèrent d'abord les masques. Ils s'approchèrent encore. Un nuage de mouches bourdonnait autour du cadavre.