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Intégrale des nouvelles : volume 2
Poche
Réédition
Tout public
Paris : Phébus, juin 2001
768 p. ; 19 x 13 cm
ISBN 978-2-85940-742-1
Coll. "Libretto", 78
Tabou à Falesà
Bref roman, dense et halluciné, The Beach of Falesà1 est d'une facture inédite, tant dans les écrits de Robert Louis Stevenson2 que dans l'ensemble des productions romanesques célébrant jusqu'ici le Pacifique Sud, histoires généralement épiques, voire folkloriques.
Stevenson livre là au contraire un conte réaliste, âprement mené à la première personne, dans la peau d'un trafiquant de copra3, Wiltshire, débarquant dans l'île polynésienne imaginaire de Falesà, après "quatre ans d'Équateur", de détention à ciel ouvert, sur des rivages où aucun autre Blanc ne s'est aventuré. Et le soulagement que Wiltshire éprouve en croisant à Falesà quelques sujets britanniques doit être puissant pour qu'il ne s'en enfuie pas par le premier bateau :
"Je trouvai dans la salle de derrière le vieux capitaine Randall, accroupi par terre à la façon des naturels, gras et pâle, nu jusque la ceinture, gris comme un blaireau et les yeux fixes à force d'avoir bu. Il avait le corps couvert de poils gris où se promenaient les mouches ; on en voyait même une dans le coin de son œil, mais il ne s'en souciait pas ; et les moustiques bourdonnaient autour de lui comme des abeilles. Tout homme sain d'esprit aurait tiré cette créature de la maison pour l'enterrer..." (p. 47).
Dès son deuxième réveil sur l'île, Wiltshire doit se rendre à l'évidence : il est bel et bien "tabou" à Falesà, aucun doute, les Canaques se figent sur son passage comme des statues de sel, guettent le moindre de ses gestes, les yeux exorbités, à la fois craintifs et terriblement attirés. À croire que Wiltshire a immolé père et mère, et que la fastueuse factorerie, où il n'a pas encore fini de déballer ses caisses, construite toute en corail, abrite les plus affamés des Aïtous ou autres démons dévoreurs de Canaques. Malédiction sans appel ni explication pour laquelle ses prédécesseurs, apprendra-t-il bientôt, n'ont su envisager d'autre issue que la mort, brutale et délirante, ou la fuite.
Le négociant blanc en place, un certain Case, "courageux comme un lion et astucieux comme un rat", vient pourtant d'accueillir Wiltshire comme un frère, lui arrangeant même un mariage bidon avec une Canaque, Ouma, mariage censé favoriser son installation et son trafic de copra, mais qui lui interdira au contraire tout commerce humain avec les naturels de l'île, pour la simple raison que la belle Ouma, dont Wiltshire ne tardera pas à tomber dingue, y est considérée comme une paria.
Et derrière le règlement de compte qu'on sent inévitable, entre Case et Wiltshire, qui se déroulera de nuit et au cœur de la brousse, une allégorie politique d'une précision terrible se dessine.
Avec une pointe d'admiration, malgré sa ferme intention de l'envoyer "dans les sphères célestes", Whiltshire découvrira rapidement que Case, parasite autant que trafiquant, est devenu le Maître apparent de Falesà, en exacerbant et en contentant les superstitions des Canaques, au grand dam du missionnaire protestant Tarleton :
"Un jouvenceau ne pouvait guère se considérer comme adulte avant de s'être fait tatouer le postérieur d'une part et d'avoir vu les démons de Case de l'autre. Cela ressemble bien aux Canaques, mais si vous regardez la chose sous un autre biais, cela n'en ressemble pas moins aux Blancs." (p. 155).
D'ailleurs les chefs de tribu canaque, dont certains alignent jusqu'à cinquante mille noix de coco pour la copra et trafiquent rondement avec les Blancs, loin de craindre ou de prêter foi aux chimères de Case, semblent plutôt l'utiliser pour asseoir leur pouvoir respectif.
Et j'en dis trop ou pas assez, en révélant que Wiltshire trouvera là la faille où couler ses explosifs...
Le style direct et descriptif de cette histoire, parfois parlé, ses accents de slang anglais ou américain, ses expressions "bêche-de-mer"4, dépouillent la narration de tout "truc surnaturel" ou autre effet littéraire, esthétique, qui ne servirait pas la seule avancée du récit ou la réalité du trait. À la défiance coriace et lucide de Wiltshire vis-à-vis de la superstition canaque comme du charlatanisme chrétien, répond le pied-de-nez de Stevenson au romanesque épique, son recours au franc parler, à une certaine oralité dans le récit, pour endosser le plus strictement et honnêtement possible le costard de "Tusitala", de conteur d'histoires, que les Polynésiens n'ont pas tardé à lui tailler, en échange et témoignage de respect5.
Les amateurs de 1275 âmes de Jim Thompson, de polars ethnographiques, de tableaux crapulo-politiques style Léo Malet et André Héléna, ou autres romans ruraux à la Harry Crews, auront peut-être le sentiment, en enfonçant le pied dans le sable noir et brûlant de Falesà, d'échouer en terrain déjà connu ou de découvrir subitement d'où ils viennent : rien de moins exotique que l'âme humaine, quand de ses zones d'ombre ont détalé les démons très farceurs, et s'il y a de la magie dans ce commerce parallèle avec soi-même, sa monnaie de singe est toujours frappée au coin du réel.
1. 11892. Traduit par Pierre Leyris, sous le titre de "La Côte à Falesà" in Veillées des îles, 10-18. Cette traduction est notre référence.
2. (1850-1894).
3. Pulpe de noix de coco, dont on fait de l'huile.
4. Jargon à base d'anglais parlé en Polynésie.
5. Installé à Valima, dans les îles Samoa, où il mourra en 1894, Stevenson fait traduire ses histoires pour publication dans les journaux samoéens.
Vous pouvez retrouver l'ensemble de ces chronique dans le dossier Retour aux sources.
NdR - Le recueil des éditions 10-18 n'est plus disponible. La nouvelle, sous le titre de "Ceux de Falesà", peut cependant être lue dans une traduction d'Éric Deschodt, dans l'anthologie que les éditions Phébus ont réalisé en deux volumes. Le second comporte bien entendu cette nouvelle.
Citation
Tout homme sain d'esprit aurait tiré cette créature de la maison pour l'enterrer...