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Henning Mankell (sujet d'ouvrage)
Traduit du danois par Anna Gibson
Paris : Le Seuil, octobre 2013
292 p. ; illustrations en noir & blanc ; 22 x 15 cm
ISBN 978-2-02-108230-2
Coll. "Biographies-témoignages"
De quoi réconcilier avec le genre humain
La célébrité, pour un écrivain, c'est quand on se met à écrire sur lui. Henning Mankell a bien sûr déjà franchi ce stade depuis longtemps. Mais voilà que nous avons droit à une sorte de mélange de biographie et d'autobiographie, sur la base d'une longue interview fractionnée mais aussi de divers autres témoignages et documents. La formule est bonne, car il est toujours intéressant d'entendre un écrivain parler de son travail, de ses espoirs et ses frustrations éventuelles, mais aussi de confronter cela à d'autres points de vue. Et cela commence très fort lorsque, dès la troisième page, on l'entend parler (puisque c'était lors d'une conférence dans une université indienne) d'un jeune Africain qui avait peint des chaussures sur ses pieds pour préserver sa dignité, et en conclure qu'il fallait "opposer une résistance aux forces du Mal et de l'oppression qui hantent encore le monde dans lequel nous vivons" (voilà qui place d'emblée une œuvre, fût-elle policière, sous le signe de la morale) et ajouter qu'écrire de la fiction, selon lui, c'est dire "comment les choses auraient pu se passer".
À partir de là, le livre se déploie sur une double piste : factuelle et artistique. La vie de Mankell telle quelle nous est retracée offre un parcours assez rectiligne, depuis sa naissance à Stockholm, la fuite de sa mère, la jeunesse à Sveg (sorte de "trou-du-cul" de la Suède ou de Laroche-Migennes du pays, désormais très fier de l'enfant du pays), l'engagement radical (maoïste) des années 1970 et la conviction vite acquise qu'il était destiné à la littérature et plus particulièrement au théâtre, où il fit très jeune ses premières armes. La rencontre avec l'éditeur Dan Israël l'orientera par la suite vers le roman, sans jamais le faire renoncer à ses premières amours qu'il cultive toujours assidument, on le sait sans doute, au Mozambique. Trois mariages (mais pas d'enterrement, jusque-là, sinon celui d'un père très regretté pour l'avoir élevé seul et lui avoir fourni tous ses repères), dont le dernier (pas seulement en date, s'est-il juré), avec la fille d'Ingmar Bergman soi-même. Puis la découverte de l'Afrique et l'existence bipolaire, la participation à l'expédition Ship to Gaza, le succès planétaire... Pas de quoi se plaindre, et il ne le fait pas, on peut au contraire s'étonner qu'une vie aussi "heureuse" ne l'ait pas rendu insensible au malheur d'autrui, comme c'est si souvent le cas. "Humble, redevable, content", voilà comment ce sage résume sa vie. Ajoutons qu'il finance un village d'enfants au Mozambique, la scolarité de certains autres par ailleurs, etc., et qu'il considère cela comme… un privilège ! Oui, on a bien lu (mais il faut dire qu'il a ou avait "énormément d'argent inemployé"). Circonstance aggravante, il tient à payer ses impôts... en Suède (c'est-à-dire qu'il y laisse plus de la moitié de ses revenus – et pas seulement soixante-quinze pour cent sur la tranche supérieure à un million, si vous voyez ce que je veux dire ; mais là j'entends Depardieu crier "Au fou !" depuis le fond de l'Asie centrale où il fait si bon vivre dans la "démocratie").
Mais le plus intéressant dans ce livre est l'autre versant, sa biographie intellectuelle et artistique. Elle est placée sous le signe de la créativité, bien entendu, mais aussi d'un humanisme rigoureux. Car il est très préoccupé par la faillite de plus en plus évidente du système judiciaire de son pays et de l'Occident en général (son père était juge). Or il est d'avis (contrairement à bien de nos bonnes âmes) que c'est... un crime de ne pas punir un crime et que cela revient à ouvrir la porte au fascisme par désamour de la démocratie. Le premier de ces crimes étant selon lui le racisme. Il aborde aussi, au passage, la question du libre arbitre, l'art d'écrire ("un artisanat rationnel"), le désir de contribuer à rendre le monde un peu moins moche qu'il n'est, la mort (qu'il ne craint pas, mais bien la déchéance, comme tant d'entre nous), l'importance de la culture. Il se réjouit que sa familiarité avec l'Afrique lui ait permis d'acquérir une "double perspective" (argument massue à asséner à tous les racistes, mais qui leur est bien sûr inintelligible). Il s'inquiète de voir la Chine prendre, et avec quel brio, le relai du colonialisme occidental, de voir la cupidité régir le monde et l'éducation (intellectuelle, civile et morale) s'y affaiblir sans cesse. Il a d'ailleurs souvent eu l'occasion de constater à ses dépens les inconvénients de la célébrité (sollicitations perpétuelles et même usurpation crapuleuse d'identité – sur Facebook c'est un jeu d'enfant). Il plaide pour le partage solidaire (en fonction des besoins) et non pas "juste" (autant à chacun), et pour la passion, car "on ne peut pas vivre sans", quelle qu'elle soit. Et aussi pour le théâtre, art collectif – on l'oublie trop souvent – qui est la plus puissante de toutes les formes littéraires car capable de parler même aux analphabètes, encore qu'il puisse être "très mort" si l'on n'a "rien vécu" en sortant de la salle. En revanche, il prend ses distances par rapport à cette notion de "bonheur", si galvaudée et commercialisée, à laquelle il oppose la joie. Il pense que c'est l'homme qui a créé Dieu et non l'inverse – voilà qui va aggraver son cas aux yeux des fanatiques qu'il combat.
On pourrait continuer longtemps ainsi, pour bien rendre compte d'un livre aussi riche. Mais mieux vaut souligner pour finir qu'il n'y a rien de dogmatique dans tout cela. Mankell est un homme modeste mais surtout sensé et réaliste qui prend la littérature au sérieux, mais pas lui-même (bonne formule dont beaucoup de nos écrivaillons feraient bien de prendre de la graine, au lieu de l'inverse). Mon seul point de désaccord porte sur les films que Kenneth Branagh a tirés de ses livres : il les trouve "géniaux", alors que je les trouve très mauvais, car une demi-heure de Branagh au volant de sa voiture, ça ne fait pas un film. Il admet d'ailleurs que "l'accent est mis" sur l'acteur – euh, oui, c'est peu dire. Mais il donne aussi un coup de chapeau aux traducteurs qui font "un travail fantastique". C'est bon de l'entendre de sa bouche.
Au terme de ce livre, on n'aura peut-être pas appris "comment écrire un best-seller en dix leçons" mais on aura au moins pris une belle leçon de dignité et d'humanité, tout simplement. Humain, très humain (et non pas trop, comme on dit hélas bien souvent).
Citation
La créativité est la pierre angulaire de ma vie. Une activité sensuelle depuis le début.