Minuit à Pékin

Elles l'ont tué, je vous le dis. Il y avait de la rage dans la voix de la jeune femme. Comme pour appuyer ses propos, Delphine Cabert sortit une cigarette de son paquet et la glissa entre ses lèvres. La flamme de son briquet jaillit aussitôt.
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Essai - Policier

Minuit à Pékin

Enquête littéraire - Assassinat - Faits divers MAJ mardi 04 mars 2014

Note accordée au livre: 4 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 21,5 €

Paul French
Midnight in Peking: How the Murder of a Young Englishwoman Haunted the Last Days of Old China - 2011
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Samuel Sfez
Paris : Belfond, février 2014
270 p. ; illustrations en noir & blanc ; 23 x 14 cm
ISBN 978-2-7144-5467-6
Coll. "Littérature étrangère"

Martyre de la colonisation

Quelle excellente idée de traduire ce true crime/non fiction, récompensé en 2013 par un Grand Prix de la Crime Writers Association (Edgar Award in the Best Fact crime category) ! Il faut dire que le genre est hybride et qu'il est encore peu connu dans notre pays où on l'associe plus facilement au genre historique ou documentaire. Pourtant, à l'instar du chef d'œuvre de Kate Summerscale L'Affaire de Road Hill House, ce genre anglo-saxon a ses règles propres : un investissement total de l'auteur dans les archives d'une histoire tombée dans les oubliettes, et une rédaction non universitaire privilégiant le rythme sans pour autant tomber dans la novélisation. Certains auteurs peuvent parfois se mettre en scène dans la quête, mais Paul French a choisi, lui, de s'effacer sauf dans une modeste postface. Une enquête dans les archives, des rencontres avec les survivants de l'affaire et un voyage sur les lieux mêmes sont presque une obligation. C'est donc sur le fil du rasoir que l'auteur écrit. Ainsi, Paul French ne se lance jamais dans des dialogues qui feraient entrer l'interprétation. Toutes ses données ont été soigneusement vérifiées et sa vaste culture sur la Chine et la Corée au XXe siècle a fait le reste (c'est un universitaire et journaliste anglais de haut niveau vivant à Shanghai).

En janvier 1937, au moment du Noël russe (les Russes blancs fournissent un pourcentage important des étrangers de Pékin, surtout chez les plus pauvres), Pamela Werner, la jeune fille adoptive de vingt ans d'un ancien consul britannique, est retrouvée morte et mutilée au pied de l'une des tours gardant les entrées de Pékin. L'enquête est confiée au colonel Han auquel on adjoint l'inspecteur Dennis. Car la Tour du Renard se trouve à la limite du quartier des légations où les étrangers vivent dans le huis-clos rassurant des bâtiments copiés sur ceux de l'Europe. La situation politique en 1937 est explosive : les seigneurs de la guerre ont perdu leurs pouvoirs mais sont toujours là, Tchang Kaï-chek "a mené une longue et âpre bataille intestine pour prendre la tête du Kuomintang". Si les communistes ont été évincés, les Japonais ont commencé à envahir la Chine et se sont établis au nord. Tchang Kaï-chek signera-t-il un accord avec eux, condamnant Pékin au carnage ? C'est dans cette ambiance de désastre à venir que le meurtre de la jeune fille fait se télescoper deux mondes : celui des légations étrangères fonctionnant en vase clos avec leur propre système de justice, leurs espions et les peaux de banane qu'elles s'envoient constamment, et celui de l'ancienne Chine qui perd pied avec la corruption à tous les étages et les zones de non droit qui prospèrent grâce justement à ces expatriés qui se saoulent de drogues et de filles.

Paul French rend compte des difficiles enquêtes du Chinois et de l'Anglais obligés de collaborer et de se mouvoir comme ils peuvent dans un labyrinthe dont les portes se ferment alors que s'ouvrent les fosses. Pamela s'avère plus délurée qu'il n'y paraissait : sa dernière soirée à la Patinoire, près de la légation française, est décortiquée. On travaille sur le avant et surtout sur le après car les enquêteurs sont certains qu'elle a été tuée ailleurs qu'à l'endroit où elle a été trouvée. L'état du cadavre sans entrailles, les côtes brisées et ramenées vers l'extérieur, le bras arraché, l'œil transpercé, la gorge tranchée posent aussi question. Qui a pu se livrer à une telle sauvagerie ? L'enquête se resserre autour du quartier mal famé des Badlands situé entre celui des légations et la maison des Werner, et que Pamela dut traverser de nuit sur son vélo. C'est là qu'elle a dû faire sa funeste rencontre, entre le n° 27 et le n° 28...

Coincés par leur hiérarchie qui ne veut pas de vagues, les enquêteurs échouent à désigner un coupable et c'est le père de Pamela, l'ex consul sinologue E.T.C. Werner qui se lance dans l'enquête ultime, recrutant des détectives et des espions, harcelant les autorités. Hélas, il traîne un passé diplomatique chaotique. Tous ses rapports envoyés en Angleterre sont soigneusement oubliés et la Seconde Guerre mondiale tire définitivement une couverture sur toute l'affaire. Mais c'était sans compter sur Paul French. Lisant un récit sur les Badlands dans le cadre d'une étude qu'il publiera en 2012 (The Badlands: Decadent Playground of Old Peking), il tombe sur une note en bas de page mentionnant l'affaire Werner. L'auteur est Edgar Snow qui habitait à quelques mètres de chez les Werner et dont la femme Helen crut longtemps que c'était elle la victime désignée. Intrigué et fasciné, Paul French se lance dans les recherches. Il amasse documents et photos, et finit par découvrir aux archives nationales de Kew un dossier non classé perdu dans des cartons de lettres envoyées de Pékin entre 1941 et 1945. C'est l'un des rapports de E.T.C. Werner sur son enquête privée ! Paul French obtient ainsi une foule de détails oblitérés par les pouvoirs officiels et parvient à cerner le coupable parmi les hommes des diverses nationalités qui gravitaient autour du bordel des Badlands.
Au final, voilà une enquête passionnante qui, à travers Pamela Werner, petite martyre des dérives de la colonisation, permet au lecteur de vivre le basculement terrible d'un pays puis du monde entier dans l'horreur de la guerre.

Citation

Les quatre hommes se regardèrent, pris de la même pensée : le ou les assassins avaient tenté de disséquer le corps, de le démembrer avant de s'en débarrasser.

Rédacteur: Michel Amelin samedi 01 mars 2014
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