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Avis à mon exécuteur
Grand format
Inédit
Tout public
La Révolution du mensonge
Si Romain Slocombe avait publié Avis à mon exécuteur dans les années 1950, on peut parier que le PCF et les Lettres françaises lui auraient intenté un procès comme ce fut le cas pour Kravchenko et son livre, J'ai choisi la liberté. Ce livre, du reste, un paysan breton me l'a mis entre les mains à la fin de mon adolescence et cela a suffi à m'ouvrir les yeux sur ce que pouvait encore représenter l'URSS pour un certain nombre de gens vivant comme moi en banlieue rouge, un pays où l'on n'était pas libre, certes, mais où tout le monde avait du travail (y compris dans les camps). Fort heureusement, depuis la chute du Mur de Berlin, nul ne conteste aujourd'hui la dimension totalitaire du communisme soviétique et de ses affidés d'Europe de l'Est (exception faite, et toutes proportions gardées, pour Tito et la Yougoslavie). Cependant, à la différence du nazisme, son frère jumeau en police politique et déportations, le communisme jouit encore d'une certaine aura auprès des intellectuels et à la gauche de la gauche, du fait que le marxiste reste une grille de lecture appréciable pour qui veut comprendre quelque chose au Capital et à ses crises successives. Seulement, le marxisme n'est pas le communisme ; il en est même, comme le philosophe Alain Badiou, qui pensent que le "vrai" communisme ne s'est pas encore incarné dans l'Histoire et que le stalinisme n'en est qu'une version dévoyée. Vaste débat que nous n'avons pas l'intention de trancher ici, mais que relancera très certainement la parution du roman de Romain Slocombe.
Avis à mon exécuteur est l'autobiographie fictive d'un certain général Krebnitsky, agent du NKVD pendant l'entre-deux-guerres et ayant fui l'Europe en 1937 pour se réfugier en Amérique où on le retrouvera assassiné dans une chambre d'hôtel de Washington. Avant de mourir, il laisse un manuscrit intitulé Le Grand Mensonge, où il raconte tout sur les méthodes de l'espionnage soviétique depuis la création de la Tchéka par Djerjinski jusqu'aux grandes purges staliniennes. S'il est d'origine polonaise, ce n'est pas par hasard : Romain Slocombe s'est inspiré de la vie du général Krivitsky pour son personnage ; Krivitsky était aussi l'ami d'enfance et de combat de Nathan Poretski, alias Ignace Reiss, alias Ludwig. Ludwig, nous allons le retrouver dans le livre de Romain Slocombe, et sous ses "vrais" traits, oserai-je dire, puisque l'auteur y reproduit la lettre bien réelle qu'il adressa au Comité central du PC soviétique pour dénoncer avant l'heure le stalinisme et réaffirmer cependant sa foi dans la cause de la Quatrième Internationale ouvrière. Nathan Poretsky comme Krebnitsky ont été dans leur jeunesse des militants sincères et dévoués ; leur engagement, ils le doivent à ce formidable coup de tonnerre que fut la Révolution de 1917 : pour eux, la prise du pouvoir par les bolcheviques "était la réponse absolue à tous les problèmes de pauvreté, d'inégalité et d'injustice". À réponse absolue, engagement sans failles. Et c'est ainsi que Krebnitsky, des années 1920 aux années 1930, va devenir le parfait modèle du tchékiste croyant travailler pour la révolution mondiale, mais en réalité instrumentalisé pour défendre les intérêts de l'Union soviétique. Seulement, ses yeux vont se déciller peu à peu, en particulier pendant la guerre d'Espagne, quand il va voir que les agents du NKVD sont surtout là pour régler leur compte aux activistes du POUM et des anarchistes plutôt que pour faire la guerre aux fascistes. De même, à Paris, l'espionnage soviétique se sert des cercles russes blancs pour faire assassiner d'honorables militants du parti. Il y a aussi des cliniques bizarres à cet époque-là, tenues par des russes, truffées de micros et employant d'aimables praticiens qui n'hésiteront pas à assassiner Lev Sedov, le fils de Trotski, avec des méthodes que n'auraient pas renié les empoisonneuses du Grand Siècle. Il est aussi question dans ce roman d'un singulier dossier : celui de l'Okranna, l'ancienne police de l'Empire, et qui désignerait Staline dès 1906 comme un agent provocateur au service de la police du tsar. Ce dossier est un des fils rouges du livre, mais il y en a d'autres, tant d'autres... Par moments, et c'est volontaire, le livre ressemble à un sombre roman de gangsters avec ses individus suspects en chapeaux mous, ses chambres d'hôtel percluses d'angoisse, ses gares et ses ports maritimes d'où on ne revient jamais. Eh oui, c'était ça, le NKVD ! Une organisation criminelle parée des habits rouges de la Révolution. Une bande de mafieux aux ordres d'un ténébreux moustachu qui se faisait appeler l'homme d'acier...
On est émerveillé par la facilité avec laquelle Romain Slocombe parvient à insérer sa documentation historique dans la construction d'un roman aux angles acérés, où tout est vrai, jusqu'aux manies de Staline, son obsession du complot, sa rancune tenace et sans appel, son alcoolisme, son visage grêlé qu'on retouchait sur les photos. Mais plutôt que de se concentrer sur le Petit Père des Peuples, c'est tout un système que met à nu Romain Slocombe, un système politique et policier fondé sur la peur et la lâcheté, où le meilleur des communistes devient tôt ou tard un ennemi en puissance dont on se débarrasse d'une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka. Que furent les agents du NKVD, sinon d'habiles exécutants (et exécuteurs) devenant à leur tour les ennemis d'un système pour lequel ils ont eux-mêmes œuvré ?
Ce livre achevé, on pourra en conseiller bien d'autres sur la question, puisqu'il est suivi d'une excellente bibliographie où Slocombe dévoile ses sources, y compris celles du FBI pour les documents déclassifiés. Mais il y en a deux que j'aime particulièrement et que j'aimerais conseiller : Sans Patrie ni Frontières de Jan Valtin, les mémoires bien réelles d'un agent du NKVD passé à l'Ouest au début des années 1940 (Babel Noir) ; et Les Nôtres, d'Elisabeth Poretski (même éditeur), l'épouse d'Ignace Reiss, et qui raconte dans quelles circonstances son mari est passé à l'opposition et comment il fut assassiné près de Lausanne en 1937. Nul doute, Romain Slocombe s'en est inspiré. Et c'est tellement confondant que, le livre refermé, on ne sait plus ce qui relève au juste de la fiction et de l'Histoire. Mais l'Histoire elle-même n'est-elle jamais rien d'autre qu'une fiction que les hommes se racontent pour se donner le beau rôle ?
Citation
Nous entrâmes dans la révolution bolchevique comme des jeunes filles dans le mois de mai [...] Elle exigeait de nous le sacrifice de nos facultés critiques, la mise au rebut des critères moraux que nous avaient enseignés nos parents et nos professeurs. Pour une telle cause on avait le droit de voler et de tuer. La révolution valait aussi que l'on mourût pour elle.