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Béatrice Nicodème et l'Assassin ! en "Chambres noires"
Les héros de Béatrice Nicodème vivent une cassure qui les marque profondément. Le traumatisme est alimenté par des événements graves survenus au cours de l'enfance ou au début de leur vie d'adulte. Ils sont fragilisés par un stress profond qui entraîne des psychoses funestes.
Elle a construit, ainsi, une œuvre conséquente, aux sources d’inspiration diverses et variées, mais d'une grande qualité.
Il est important, si l’on veut réussir le lancement d’une nouvelle collection, d'intégrer de tels auteurs dans le peloton de tête. Jacques Baudou ne s’y est pas trompé ! En effet, Assassin ! est un livre fort où l’auteur nous prouve son talent pour construire un héros séduisant et pour maintenir la tension d'une intrigue aux multiples niveaux. Rencontre, par Internet, avec une valeur sûre de la littérature policière.
© David Delaporte / k-libre
k-libre : Damien, à seize ans, est un lycéen surtout préoccupé par les nouveautés électroniques et les "soucis" de son âge et de son statut. Comment choisissez-vous vos héros ? Sont-ils le point de départ de l'intrigue ou les construisez-vous en fonction de celle-ci ?
Béatrice Nicodème : Chaque roman est un cas particulier. Pour Assassin !, ma première préoccupation a été d’ancrer mon histoire dans le quotidien d’un adolescent d’aujourd’hui, en restant aussi vraisemblable que possible. La première question que je me suis posée a donc été : "Qu’est-ce qui peut conduire un garçon comme les autres à se trouver impliqué dans une affaire criminelle ?" Ensuite, pour créer mon personnage, je me suis inspirée de ce que j’observe chez les jeunes que je côtoie.
Pour Assassin ! Vous basez une partie de votre intrigue sur les atteintes involontaires à la vie. Pourquoi avez-vous retenu ce sujet ?
Le crime n’est pas toujours un acte entièrement délibéré commis par un individu nécessairement "monstrueux". J’ai toujours trouvé assez angoissant le fait qu’une personne qui mène une vie tout à fait ordinaire puisse être brutalement aspirée par une spirale infernale simplement parce qu’un jour elle a été négligente, égocentrique ou un peu lâche. Un geste anodin peut avoir des conséquences tragiques, un grain de sable invisible peut précipiter une existence "normale" dans le drame…
Vous revenez fréquemment, à travers votre histoire, à la responsabilité individuelle. Est-ce une valeur qui semble galvaudée actuellement ?
Il est vrai qu’on a parfois tendance à faire porter par la collectivité le poids des erreurs individuelles. Est-ce une façon de se déculpabiliser ? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas abordé ce thème de façon délibérée. Lorsqu’on crée une histoire, on essaie juste d’être au plus près de la vérité des personnages. L’inconscient joue un rôle important dans les choix qu’on fait tout au long de la création, et ce n’est qu’une fois le roman achevé qu’on s’aperçoit qu’il y a des lignes de force, des thèmes qui reviennent comme des leitmotive et même, bien souvent, courent d’un roman à l’autre.
Vous faites dire, dans un message anonyme envoyé à Damien, votre héros : "La vie a un prix, celui qui la détruit doit payer". N'est-ce pas un peu dichotomique comme vision ? N'est-ce pas se rapprocher du : "Œil pour œil..." biblique ?
Bien sûr ! Rien n’est jamais aussi catégorique ni aussi simple. Dans ce roman, la personne qui envoie ce message est très perturbée et donc excessive. Elle veut faire monter l’angoisse chez Damien, pour qu’il ne puisse plus passer une minute sans être rongé par le remords.
Votre personnage, par ses silences et ses omissions, se place dans des situations inextricables. Est-ce pour prouver que le dialogue est important, qu’il faut s’exprimer avec ses proches ou cela relève-t-il de la loi des séries qui fait qu'un événement, des ennuis n'arrivent jamais seuls ?
Je voulais en effet mettre en évidence la nécessité du dialogue. C’est un lieu commun de le dire : le simple fait de formuler une angoisse aide à en comprendre les causes et apporte un soulagement. Les mots sont en eux-mêmes créateurs. C’est aussi pour cela qu’écrire est extraordinaire : la "matière" sur laquelle vous travaillez (les mots, les phrases) font souvent naître des idées qui vous surprennent vous-mêmes !
Dans le cours de théâtre que suit Damien, les élèves répètent The Mousetrap (La Souricière), la célébrissime pièce policière d'Agatha Christie. Est-ce un élément supplémentaire pour faire "flipper" Damien ou un hommage à l'auteur ?
J’aime assez cette idée que, bien souvent, les événements extérieurs entrent en résonance avec ce qu’on vit intérieurement. Peut-être est-ce dû au fait qu’on regarde la réalité à travers le prisme de ses préoccupations du moment ? Si Damien ne se sentait pas menacé par un inconnu, sans doute prêterait-il moins attention à certaines répliques de la pièce, qui correspondent précisément à son état mental. D’autres pièces que The Mousetrap auraient sûrement pu jouer le même rôle. Le choix d’Agatha Christie est effectivement un hommage à un auteur-phare du roman policier.
Les parents de Damien lui tracent un avenir qu'il rejette : Hypokhâgne, l'agrégation de lettres et l'enseignement. Pensez-vous que beaucoup de parents établissent ainsi des parcours pour leurs enfants ?
Quoique les choses aient — heureusement ! — beaucoup évolué, c’est encore un peu trop souvent le cas. De façon d’ailleurs plus ou moins implicite : on peut orienter un adolescent dans une direction sans la lui imposer clairement, simplement par les jugements qu’on porte sur les carrières de ceux qui l’entourent. Les choix doivent souvent se faire trop tôt, à un âge où on n’est pas toujours conscient de ce qu’on désire profondément et de ce qui vous épanouira. En ce qui me concerne, lorsque j’ai passé mon bac, j’aurais ri au nez de qui m’aurait prédit que je pourrais un jour vivre de ma plume…
Le père de Damien combat son angoisse en réalisant des plats élaborés en cuisine. L’activité physique est-elle un puissant anxiolytique ?
Sûrement, elle est même indispensable à l’équilibre. Mais la cuisine n’est pas seulement une activité physique, elle peut aussi être créative et artistique !
Dans votre bibliographie, outre vos livres aux sujets très contemporains, vous avez un volet important de romans historiques, tant pour jeunes que pour adultes. Vers quel genre vont vos préférences ?
Je suis de plus en plus attirée par les romans historiques. À l’âge de Damien, l’Histoire m’ennuyait parce qu’elle était enseignée de façon telle que je n’y percevais pas l’aspect humain. Or, dès qu’on s’intéresse aux hommes et aux femmes de l’Histoire comme à de vrais personnages — avec des émotions, des désirs, un passé —, ils deviennent passionnants. L’Histoire fournit des cadres et des contextes extraordinaires pour les romanciers. Mettre en scène des rencontres entre mes personnages de fiction et des personnages historiques est un vrai plaisir. Ce qui n’exclut nullement le mystère, l’angoisse, la recherche de la vérité.
Dans le domaine contemporain, vous écrivez "Europa", une série chez Nathan, en collaboration avec Thierry Lefèvre. L’écriture à deux cerveaux et à quatre mains est-elle une expérience nouvelle ?
En effet. L’écriture à deux est a priori en contradiction avec la nature de l’écrivain, indépendante et solitaire…
Cela semble bien fonctionner puisque vous avez signé déjà quatre romans. Comment vous répartissez-vous les tâches ?
Ce n’est possible qu’à au moins trois conditions : avoir des conceptions assez proches du roman… avoir le même niveau d’exigence et de perfectionnisme… être capables de mettre son propre ego en retrait pour ne penser qu’à la qualité de l’œuvre commune. Thierry Lefèvre et moi construisons nos intrigues ensemble, de façon beaucoup plus détaillée que lorsqu’on travaille individuellement, en décidant qui va prendre en charge chaque chapitre. Ensuite peut commencer l’écriture, qui se fait dans l’ordre chronologique, chacun attendant le texte de l’autre pour avancer dans l’intrigue. Nous avons choisi de faire parler deux personnages, Olivia et Jonathan, qui commentent alternativement les événements dans un journal de bord, ce qui permet à chacun de s’exprimer avec sa propre voix.
Il arrive bien sûr que l’un de nous deux ait tout à coup envie de prendre un chemin de traverse par rapport à ce qui avait été prévu. Alors on remet tout à plat ensemble avant de repartir dans cette nouvelle direction… Une fois parvenus au dénouement, nous reprenons ensemble tout le roman. Il faut alors gommer les incohérences, polir les mots et les phrases jusqu’à ce que l’histoire semble avoir été écrite par un seul auteur.
Les héros sont deux adolescents, le frère et la sœur, de la famille Cavendish. Cette famille voyage beaucoup. Comment, et en fonction de quels critères, choisissez-vous le décor de vos intrigues ?
Il faut que le lieu nous inspire tous les deux, et que chacun de nous le connaisse suffisamment pour pouvoir s’y projeter en imagination.
Dans le domaine adulte, vous avez publié en 2008, aux éditions Timée, un livre sur Augustin Leprince dont la disparition reste un mystère. Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressée à cette affaire qui s’est déroulée en 1890 ?
J’ai découvert cette affaire tout à fait par hasard, sur Internet. J’ai tout de suite eu ce "déclic" qui donne envie d’aller plus loin. C’est comme le jaillissement d’une étincelle, sans laquelle je ne pourrais pas me lancer dans l’aventure qu’est toujours l’écriture d’un roman. J’ai donc approfondi mes recherches, et plus j’avançais, plus je sentais que je tenais un sujet extraordinaire : un inventeur à la forte personnalité, une époque charnière (la fin du 19e siècle), une disparition restée inexpliquée…
Existe-t-il nombre de documents fiables sur cette affaire ? Avez-vous pu, commodément, reconstituer le parcours de cet inventeur, construire votre argumentaire et étayer votre conclusion ?
Comme toujours, il faut être très prudent avec Internet quant à la fiabilité des sources. J’ai lu récemment un article dans lequel on disait qu’Augustin Leprince était né en 1842 (or il est né en 1841), qu’en septembre 1890 il avait pris le train avec son appareil sous le bras (alors qu’il l’avait laissé à Leeds), et qu’il avait tourné un film sur le pont Alexandre III à Paris (il s’agissait en fait du pont de Leeds, en Angleterre) !!
Les documents vraiment sérieux sur cette affaire sont malheureusement assez peu nombreux. Je me suis efforcée de n’affirmer que des faits indubitables, et de toujours préciser ce qui était hypothèse et ce qui était certitude. Je l’indique d’ailleurs d’une manière générale en annexe à mes romans historiques. J’estime que le lecteur a besoin de savoir où s’arrête la vérité et où commence le roman. On peut tout imaginer, mais on n’a pas le droit de "tromper" le lecteur.
De quelles histoires allez-vous régaler vos lecteurs dans les prochains mois ?
Pour les adolescents, je suis en train de terminer un roman qui se passe à la fin du 18e siècle sur l’île de Wight, dans le monde des contrebandiers… Il s’intitulera Les Gentlemen de la nuit, puisque c’est un des surnoms qu’on donnait à ces aventuriers. Et je commence à réfléchir au cadre d’un ou de plusieurs romans historiques (pour les adultes). Le 19e siècle est une période qui me fascine. Tout a évolué si vite, aussi bien sur le plan technique que sur celui des mentalités… Et puis, au printemps, j’irai passer quatre semaines en Asie du Sud-Est pour rencontrer les jeunes lecteurs des lycées français. Tokyo, Hanoï, Bangkok, Kuala Lumpur, Jakarta et Singapour… Qui sait si cette extraordinaire expérience ne va pas faire naître de nouvelles étincelles ?
Liens : Béatrice Nicodème Propos recueillis par Serge Perraud