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Peter Robinson, ou les dessous des "Enquêtes d'Alan Banks"

Mardi 30 mars 2010 - En 2004 je lisais pour la première fois, à la faveur d'un envoi spontané de services de presse, une "enquête de l'inspecteur Banks". C'était Un goût de brouillard et de cendres, publié par Le Livre de Poche. Je garde aujourd'hui encore le souvenir d'un roman prenant, certes classique et comportant même quelques clichés tant situationnels qu'en ce qui regarde les personnages, mais suffisamment intéressant pour que j'aie eu envie, par la suite, de lire au fur et à mesure de leur sortie tous les romans de la série. En me plongeant voici quelques jours dans Toutes les couleurs des ténèbres j'entamais ainsi ma douzième balade-en-crime aux côtés d'Alan Banks.
J'espérais depuis longtemps pouvoir rencontrer "pour de vrai", et non plus seulement à travers son site, l'auteur de cette série que j'apprécie particulièrement. L'occasion m'en fut offerte le 30 mars dernier lors d'un passage éclair de Peter Robinson à Paris. Le rendez-vous avait été fixé dans les locaux des éditions Albin Michel, alors en travaux de rénovation. L'on nous installa dans une salle un peu encombrée mais très calme, où nous eûmes toute tranquillité pour converser.
Progressivement, et malgré mes hésitations de piètre anglophone, le dialogue s'installa dans cette zone hybride où, sans qu'aucun de nous cesse d'être conscient de parler d'écriture romanesque et de personnages de fiction, s'impose en même temps la sensation que nous bavardions au sujet d'un ami commun – Alan Banks – dont j'aurais eu, moi, beaucoup à apprendre de la part de celui qui le côtoie depuis plus de vingt ans.
Au terme de l'entretien, je quittais les bureaux des éditions Albin Michel heureuse d'avoir enfin rencontré Peter Robinson, heureuse aussi de connaître désormais quelques arcanes de fabrication de ces romans liés si habilement les uns aux autres qu'on peut les lire, selon son désir, comme autant de pièces indépendantes ou comme les chapitres concaténés d'une même longue histoire... Et je me découvrais plus attachée que devant au personnage d'Alan Banks, pressée de lire la suite de ses aventures moins par intérêt pour les affaires criminelles qu'il va devoir démêler que par curiosité humaine.

Il s'agit cependant de ne pas perdre de vue que Peter Robinson est romancier – aussi est-il logique que la première question posée ait concerné ses débuts en écriture...
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© David Delaporte/k-libre



Peter Robinson : L'écriture m'a toujours intéressé. Je ne saurais dire exactement à quel âge j'ai commencé à écrire mais quand j'étais enfant je rédigeais des histoires dans de petits cahiers. C'étaient des imitations de récits déjà existants – Robin des Bois, par exemple... Puis, dans les dernières années de mon adolescence, je me suis tourné vers la poésie. Surtout vers les poètes de la beat generation comme Allen Ginsberg ou Gregory Corso, et vers d'autres figures de la poésie moderne comme Ezra Pound. Je me suis mis à écrire des poèmes et je n'ai écrit que cela pendant plusieurs années. C'est au gré de mes lectures que j'ai découvert les fictions policières dans les années 1970-1980. D'abord à travers les romans de Raymond Chandler et Georges Simenon, puis ensuite en lisant tous les grands classiques du genre – Agatha Christie, Dorothy Sayers, Dashiell Hammett, Ross McDonald... Cela a fini par constituer une masse considérable de références livresques ; parmi tous ces romans, il y en avait que j'avais trouvés excellents, d'autres moins bien... Peu à peu s'est profilé une sorte de défi personnel : écrire un roman policier, qui serait au moins aussi intéressant que l'un de ceux que j'avais lus, et peut-être meilleur que certains. J'ai alors écrit trois romans... très mauvais, que je devrais brûler (rires). Puis j'ai créé le personnage de l'inspecteur Banks, qui m'a semblé avoir un grand potentiel romanesque. J'ai continué sur cette voie – et je crois que j'ai vu juste. J'ai eu de la chance !

k-libre : Avez-vous publié vos poèmes ?
Peter Robinson : Oui, dans des recueils à tout petits tirages – deux cents exemplaires (rires) – en 1979-1980...

k-libre : Écrivez-vous toujours de la poésie ?
Peter Robinson : De temps en temps, oui – mais très rarement ; il y a bien longtemps que je n'ai pas achevé un poème. La quasi-totalité de mon énergie créatrice est consacrée à l'écriture des romans.

k-libre : Saviez-vous que vous commenciez une série quand vous avez écrit Le Voyeur du Yorkshire (Gallows View en anglais) ?
Peter Robinson : Oui, pour la bonne raison que ce roman, qui a en effet été publié en premier, était en réalité la deuxième enquête de l'inspecteur Banks. J'avais d'abord écrit A Dedicated Man (roman non encore traduit en français – NdR). En attendant que l'éditeur me réponde au sujet de ce premier roman j'ai écrit le deuxième, que je lui ai également envoyé quand il a été terminé. On m'a alors annoncé que l'on souhaitait publier les deux livres mais en inversant leur ordre parce qu'il paraissait plus "stratégique" de sortir d'abord Gallows View, plus violent que l'autre et avec une forte composante sexuelle. Ce à quoi je ne me suis pas opposé... j'étais déjà bien heureux qu'ils veuillent publier mes livres (rires) ! J'avais donc déjà deux romans achevés quand le premier est sorti et j'étais en train d'en écrire un troisième – je pressentais qu'il y aurait vraisemblablement une série de trois ou quatre romans. Puis, après la quatrième enquête d'Alan Banks, j'ai écrit ce qui allait être ma première publication chez Albin Michel, Qui sème la violenceCaedmon's song en anglais, qui est intraduisible... – et qui n'appartient pas à la série des enquêtes d'Alan Banks. Puis je suis revenu à ce personnage, que je n'ai pratiquement plus quitté depuis.

k-libre : Je suppose que cette décision éditoriale de publier Gallows View avant A Dedicated Man vous a contraint à récrire certains passages ?
Peter Robinson : Oui. Puisque, à l'origine, A Dedicated Man était la toute première affaire à laquelle Banks était confronté après sa mutation à Eastvale, j'ai dû ajuster les repères chronologiques et transposer quelques descriptions et observations dans Gallows View. Mais ces réécritures n'ont concerné que peu de passages, et le travail n'a pas été trop difficile.

k-libre : Les enquêtes d'Alan Banks suivent, sur le plan narratif, une chronologie qui correspond à leur ordre de publication originel. Les lire dans cet ordre est donc important. Or, en France, toutes les enquêtes antérieures à la première publiée par Albin Michel sortent au Livre de Poche dans un ordre assez fantaisiste – ce qui à terme, devient assez gênant pour le lecteur...
Peter Robinson : Oui, l'ordre est important – et j'écris effectivement mes romans selon un ordre chronologique. Mais ensuite, ce que font les éditeurs n'est hélas plus de mon ressort ! Ce qui s'est produit en France est probablement en rapport avec le cours de ma carrière : après Qui sème la violence, Albin Michel a publié Saison sèche, qui est la dixième enquête d'Alan Banks, et le livre avec lequel ma carrière a vraiment décollé aux États-Unis et en Angleterre. Mon nom a commencé à apparaître en tête des listes des meilleures ventes, ma notoriété est allée croissant et, de ce fait, mes éditeurs ont investi plus d'argent dans les campagnes de promotion. Comme, de plus, Saison sèche a obtenu ici le Grand prix de littérature policière, Albin Michel a décidé de publier tous les livres de la série qui allaient suivre. Mais cela laissait derrière les neuf premières enquêtes de Banks... et sans doute Le Livre de Poche puise-t-il dans ce stock sans trop veiller à la chronologie. D'autres éditeurs étrangers ont procédé de la même manière, notamment aux Pays-Bas, et cela a troublé les lecteurs – au point que les ventes ont un peu baissé. Et puis mon style évolue, je m'améliore en tant que romancier – et Banks devient un personnage plus complexe, sa vie se complique... aussi, en dehors de la question posée par la chronologie narrative, je comprends qu'il puise être gênant pour un lecteur de lire d'abord All the Colours of Darkness puis ensuite A Dedicated Man, par exemple – une vingtaine d'années séparent ces deux romans, tant sur le plan de l'écriture que du récit lui-même.

k-libre : Vos romans ont été traduits en français par des traducteurs différents ; entretenez-vous avec eux une correspondance régulière ?
Peter Robinson : Non, pas du tout – je ne pense pas avoir jamais correspondu avec aucun de mes traducteurs français. En revanche, les traducteurs allemands et néerlandais m'ont parfois interrogé sur le sens de certains mots issus du parler local et qu'on n'emploie que dans le Yorkshire. Mais ce sont les seuls rapports que j'ai eu avec les traducteurs.

k-libre : Vous arrive-t-il toujours d'écrire des textes qui n'appartiennent pas au cycle des enquêtes d'Alan Banks ?
Peter Robinson : Oui, essentiellement des nouvelles. D'ailleurs, le dernier livre que j'ai publié est un recueil de nouvelles intitulé The Price of Love (non encore traduit en français – NdR). Banks apparaît dans trois récits mais tous les autres sont très différents et n'ont aucun rapport avec lui. Certaines histoires ont pour cadre Toronto – où je vis une bonne partie de l'année – d'autres des villes nord-américaines, d'autres encore dont situées dans le passé... Après je suis revenu vers Alan Banks le temps d'un nouveau roman, qui est désormais terminé. Et le livre sur lequel je travaille en ce moment ne fera pas partie du "cycle Banks". Je n'ai aucune envie d'abandonner Alan Banks, mais j'aime bien le quitter de temps en temps pour écrire autre chose...

k-libre : Banks et tous les personnages récurrents qui l'accompagnent évoluent dans le temps – ils vieillissent, leurs enfants grandissent, ils traversent des épreuves qui les transforment et les font mûrir... Viendra donc, logiquement, un moment où l'inspecteur Banks sera en âge de prendre sa retraite. Ce moment est-il présent à votre esprit ?
Peter Robinson : Oui, bien sûr. Mais j'y pense en termes de "temps fictionnel", qui n'est pas le temps réel. Même si je publie un roman par an, les enquêtes d'Alan Banks peuvent n'être séparées que de quelques mois dans la chronologie des romans – et lui ne vieillit donc pas d'une année entière entre deux romans. J'ai toujours pensé que je pourrais continuer ma route avec lui aussi longtemps que je le voudrai – il vieillit en effet, mais très lentement. Plus lentement que moi (rires) ! S'il doit résoudre une affaire par mois pendant l'année qui précédera son départ à la retraite, cela donnera matière à douze romans...

k-libre : Les habitants d'Eastvale seront bien à plaindre, face à douze affaires criminelles en l'espace d'un an...
Peter Robinson : Oui, il ne restera plus grand-monde, là-bas (rires)... Il n'y a pas de ville, dans la vraie vie, où il y a autant de crimes... Par exemple dans la ville anglaise où je passe une partie de l'année, Richmond – qui m'a servi de modèle pour Eastvale – il y a eu un crime la semaine dernière. La précédente affaire criminelle remontait à l'an passé – cela fait une moyenne d'un meurtre par an... je me contente d'en rajouter un peu (rires)...

k-libre : Vous évoquez le "modèle" d'Eastvale... Cette ville n'existe donc pas dans la réalité ?
Peter Robinson : Non, c'est une ville fictive, un espace reconfiguré que j'ai construit à partir d'éléments réels puisés dans Richmond, dans les régions septentrionales du Yorkshire et dans plusieurs autres endroits. Tous les lieux décrits sont empruntés à la réalité et je sais parfaitement où ils se trouvent – par exemple il existe vraiment une "place du marché" presque identique à celle d'Eastvale – mais j'ai changé leur nom, ou bien ils sont situés dans des zones géographiques éloignées alors que dans mes romans je les localise à proximité les uns des autres.

k-libre : Vos descriptions de paysages, de villes, de pubs... sont non seulement très précises mais riches de détails qui font éprouver au lecteur de très fortes sensations, olfactives ou auditives. Le Yorkshire est une région qui paraît vous être très familière...
Peter Robinson : J'y suis né et j'y ai passé toute mon enfance, mes années de lycée, d'université... puis je suis parti au Canada vers vingt-cinq, vingt-six ans. J'ai dû être très nostalgique pendant mes premières années canadiennes – c'est à peu près à ce moment-là que j'ai commencé la série des "enquêtes d'Alan Banks". Et s'il y a autant de descriptions de paysages, c'est probablement parce que j'avais le mal du pays. Elles auraient sans doute été moins nombreuses, moins développées si j'avais été installé dans le Yorkshire. Maintenant, j'ai un appartement à Richmond, où j'habite plusieurs mois par an ; les choses sont un peu différentes et je pense que cela a modifié mon attitude – je suis beaucoup moins nostalgique...

k-libre : Avez-vous prévu d'écrire des "préquelles" à votre série, où l'on verrait Alan Banks à Londres, au début de sa carrière dans la police ?
Peter Robinson : J'en ai déjà écrit une, qui fait partie du recueil The Price of Love. L'éditeur m'avait demandé d'écrire un texte inédit pour ce recueil, alors je me suis assis à mon bureau et j'ai écrit la nouvelle "Like a Virgin". Il s'agit de la dernière enquête que Banks a menée à Londres ; elle porte sur plusieurs assassinats de prostituées. L'idée était de le confronter à une affaire particulièrement difficile à supporter sur le plan émotionnel qui, en venant s'ajouter à toute une série de cas pénibles, allait le pousser à quitter la capitale. C'est ainsi qu'il se retrouvera à Eastvale... Ce devait être un texte très court au départ, puis il s'allongeait au fur et à mesure que j'écrivais... Je pensais que la nouvelle était en train de se transformer en roman, mais elle est restée au stade de la novella, soit une centaine de pages, et elle a été insérée à la fin du recueil.

k-libre : Je suppose que Dick Burgess (un collègue londonien d'Alan Banks que l'on rencontre parfois à Eastvale, notamment dans Matricule 1139 et dans Toutes les couleurs des ténèbres – NdR) apparaît dans cette novella ?
Peter Robinson : Oui, en effet... c'est, dans la chronologie des romans, sa première apparition. Il a un beau rôle, et parle beaucoup !

k-libre : De quelle nature est la relation que vous avez tissée entre lui et Banks ? Dans Toutes les couleurs des ténèbres, Burgess est qualifié de "vieil ami" de Banks. Je ne sais pas si vous avez effectivement employé le terme friend en anglais, mais toujours est-il que cette phrase m'a frappée car je n'ai pas l'impression qu'il y ait entre eux de l'amitié – leurs relations sont plutôt tendues dans les récits où ils se retrouvent...
Peter Robinson : Leurs premières "retrouvailles" après qu'ils se sont côtoyés à Londres ont lieu dans A Necessary End (Matricule 1139 en français – NdR). Et en effet ils étaient en conflit à propos de la manifestation écologiste. Mais je crois qu'au-delà de cette opposition, ils se reconnaissent comme étant semblables en bien des points – sans cependant vouloir l'admettre. L'un et l'autre ont l'habitude de faire les choses à leur façon, sans trop se soucier de la hiérarchie ou des consignes officielles – mais ce sont des façons différentes. Politiquement parlant, ils ne sont pas du même bord – Banks n'est pas un thatchérien alors que Burgess, lui, est totalement pro-Thatcher. Mais en dépit de leurs convictions politiques opposées, il y a entre eux quelque chose qui peut relever de l'amitié et, dans "Like a Virgin", leur relation est conflictuelle mais aussi pleine d'humour.

k-libre : D'où viennent les idées sur lesquelles sont fondées les enquêtes d'Alan Banks ? Êtes-vous un lecteur de faits divers dans les journaux ?
Peter Robinson :Je lis la presse, mais en général, je ne trouve pas que les affaires qui font les gros titres soient une matière très intéressante pour nourrir un roman. Il y a de nombreuses affaires criminelles qui pourraient constituer de bonnes bases pour des fictions policières – comme l'histoire de ce garçon assassiné par deux adolescents à peine plus âgés que lui. Pour mes romans je recherche plutôt ce qui figure dans les petits entrefilets, des informations qui passent presque inaperçues mais qui ont une dimension humaine intéressante, des intrigues qui ne se finissent pas vraiment ; qui mènent on ne sait trop où et qui éveillent la curiosité – Wednesday Child (roman non encore traduit en français – NdR) par exemple est inspiré par un fait divers de ce genre, que j'avais trouvé étrange et dont il n'a été question qu'une seule fois. Alors je l'ai prolongé, je lui ai imaginé une suite.
La plupart du temps, les histoires naissent des personnages eux-mêmes et d'allusions à leur propre histoire qui ne sont pas développées. Par exemple, dans un roman je mentionne vaguement la disparition mystérieuse d'un adolescent qui était dans la même classe de lycée qu'Alan Banks et, un peu plus tard, ce détail m'est revenu – j'ai alors imaginé qu'on retrouvait son cadavre plusieurs décennies plus tard, et c'est devenu la matière d'un roman (il s'agit de The Summer That Never Was, L'Été qui ne s'achève jamais en français – NdR). Il s'est produit la même chose avec le frère de Banks, dont je dis dans un roman qu'il est un peu secret, sans doute lié à des affaires pas très claires, et qui se retrouve au centre de l'intrigue dans Strange affair (Étrange affaire en français – NdR). Il y a comme cela toutes sortes de points laissés en suspens autour des personnages à partir desquels je peux imaginer de nouvelles histoires et entamer d'autres romans. Mais ce n'est pas délibéré, je ne fais pas exprès de ménager ces creux ; je pense que c'est un produit de mon inconscient. Et, de fait, dans chaque roman il y a les germes de romans à venir...

k-libre : J'ai lu dans un ouvrage de théorie littéraire (Le Roman policier, Boileau & Narcejac, PUF coll. "Que sais-je ?", 1982 - NdR) qu'on doit commencer à écrire un roman policier par la fin de façon à ce que le déroulement de l'intrigue demeure rigoureusement logique. Procédez-vous de la sorte ?
Peter Robinson : Oh non ! ce serait beaucoup trop ennuyeux pour moi (rires) ! J'aime bien ne pas savoir exactement où je vais quand j'écris ; en général, je pars avec l'idée d'une scène de crime. Je me représente ce qui s'est passé, mais sans savoir qui est impliqué ni pourquoi le crime a été commis. Puis Banks et Annie (l'inspectrice Annie Cabbott – NdR) interrogent les premiers témoins, recueillent les premières dépositions, découvrent des éléments qui les conduisent au-delà de ce que les choses paraissent être... et, au fur et à mesure que j'avance dans l'écriture du roman j'en apprends de plus en plus à propos des personnages concernés par le crime, des mobiles possibles, des éventuels suspects. Puis j'atteins ce point de la narration où j'entrevois la fin. Je devine alors à quoi pourra ressembler le dénouement, et je pousse un soupir de soulagement (rires)... parce qu'à ce moment-là, je sais que mon récit fonctionne bien. Mais il me faut parfois beaucoup de temps pour en arriver là.

k-libre : Vous découvrez donc les dessous de l'affaire en même temps que les enquêteurs ?
Peter Robinson : Oui. Je n'élabore pas de plan préalable ; j'écris au fil de la plume et le travail d'une journée prépare le terrain à celui du lendemain... si tout va bien !

k-libre : Une fois achevé le premier jet, consacrez-vous beaucoup de temps à la relecture du texte ?
Peter Robinson : Oui ; en général c'est ma femme qui effectue la première relecture et me signale tout ce qui fonctionne mal dans le récit. Je me remets devant l'ordinateur et je récris les passages sur lesquels elle a attiré mon attention car ses remarques sont presque toujours justifiées. Ensuite j'envoie un exemplaire du manuscrit à mes trois éditeurs – au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis – qui à leur tour commentent mon texte. Le plus souvent, ces commentaires touchent à des points qui ne vont pas exiger de trop profondes modifications – un passage trop long à condenser, un autre au contraire qui nécessite des explications supplémentaires, etc. Mais ce ne sont que des remarques, c'est à moi de résoudre les problèmes soulevés. Quand ce travail est fait, le manuscrit est bon pour la publication. Reste encore une étape – celle que je déteste le plus... : la lecture des épreuves. C'est le moment où il faut traquer tous les détails, toutes les petites incohérences, tâcher de retrouver ce que j'ai pu vouloir dire en tel ou tel endroit apparemment obscur alors qu'il s'est écoulé des mois depuis que j'ai écrit ces phrases... mais à force de relire, je finis par perdre contact avec mon texte. J'atteins la saturation ; je ne supporte plus mon roman et je n'ai qu'une seule envie : lire autre chose ! (rires).

k-libre : J'imagine que cette "saturation" vous rend plus facile la transition entre le roman à paraître et celui que vous envisagez de commencer ?
Peter Robinson : En fait je suis généralement en train d'écrire un nouveau roman quand je dois procéder à ces ultimes révisions. Je suis passé à autre chose et ce n'est pas simple de rester concentré sur un livre que je considère comme terminé. Mais je sais que cette étape est très importante, qu'il est primordial de vérifier que tout est cohérent – sans quoi je m'expose à recevoir de nombreux courriels émanant de lecteurs qui auront repéré des fautes et des défauts que personne avant eux n'avait vus. Et l'idée que mes éditeurs et moi avons laissé passer ces erreurs me rend fou. Mais dans un livre, il y a beaucoup de pages, beaucoup de mots... Pour ma part, je suis très indulgent quand je lis les livres des autres ; je ne cherche pas la faute à tout prix ; si je suis convaincu par l'histoire, par les personnages, les défauts mineurs m'importent peu. Tous les lecteurs ne sont pas ainsi, hélas (rires)...

k-libre : Vos romans sont très descriptifs ; est-ce que le fait d'écrire ces descriptions est un moyen, pour vous, d'approcher vos personnages, de pénétrer leur intériorité – de mieux les connaître ?
Peter Robinson : Oui, parce que les livres que lisent les gens, les musiques qu'ils écoutent, les objets qu'ils possèdent racontent beaucoup de choses sur eux ; décrire cela, pour moi, fait partie de la construction du personnage. Mais cette importance des descriptions est aussi imputable à ma façon de travailler : j'ai une imagination très visuelle. Quand je décris une scène, c'est un peu comme si je la regardais se dérouler pour ensuite écrire ce que j'ai vu. Après des liens s'établissent entre ces "choses vues" et les personnages – par exemple, dans Toutes les couleurs des ténèbres, j'ai d'abord visualisé tous les menus objets dont s'entoure Sophia et auxquels elle est si attachée. La force de cet attachement est devenue un élément déterminant de sa personnalité. Mais quand j'étais en train de décrire pour la première fois ces objets dans son appartement, je savais juste qu'elle leur accordait une très grande valeur sentimentale. Et j'ignorais encore que cela allait jouer un rôle décisif dans l'histoire...

k-libre : Par les descriptions, vous découvrez vos personnages en même temps que les enquêteurs...
Peter Robinson : Ross McDonald a évoqué les détectives et les romanciers en termes assez similaires. Je pense que pour être un bon écrivain, un bon raconteur d'histoires, il faut être curieux, avoir de l'imagination – deux qualités que doit également avoir un détective. Banks est un policier qui est très sensible à la personnalité des gens, il veut en apprendre le plus possible à leur sujet et cela l'aide à comprendre s'ils sont ou non susceptibles d'avoir commis un meurtre. Il a aussi cette capacité d'élaborer des conjectures à partir de ce qu'il sait – des conjectures qui peuvent être vraies ou fausses mais qui l'aident à conduire son enquête. Tous les policiers ne sont pas comme ça, et tous n'approuvent pas cette approche d'une affaire criminelle.

k-libre : Vous introduisez les personnages de telle manière qu'on a le sentiment que leur "présence" tient davantage à des détails "périphériques" si j'ose dire – leur façon de se déplacer, leurs vêtements, la décoration de leur maison – qu'à leur aspect physique proprement dit. J'ai même eu l'impression, parfois, que leurs actes sont moins révélateurs que ces petits détails sur lesquels vous vous attardez...
Peter Robinson : Peut-être... Il suffit souvent d'évoquer une boucle d'oreille, une pièce de vêtement, pour que le lecteur puisse imaginer le reste et compléter le portrait. Je ne crois pas qu'il soit utile de décrire absolument tout de la personne que l'on veut amener dans l'histoire. Je limite mes descriptions à quelques éléments et je joue sur la variété de ces éléments – je m'attarderai tantôt sur les traits du visage, tantôt sur la façon qu'a un personnage de s'habiller, etc. Mais il m'arrive de rester très évasif – par exemple, je ne donne pas beaucoup de détails sur Banks et Annie, je ne les décris que de temps à autre, et sans être trop précis. C'est pourquoi les gens qui ont travaillé à l'adaptation télévisuelle d'Aftermath (Beau monstre en français – NdR) ont été très libres pour choisir les acteurs à qui ils allaient confier ces rôles. C'est Stephen Tompkinson qui incarne Banks, et il ne ressemble pas du tout à l'idée que je me fais de lui – je l'imagine avec des cheveux courts et sombres, un visage émacié... Je me le représente comme cela parce que je l'ai voulu très différent de moi physiquement ; cela met une distance entre lui et moi et quand j'écris les histoires où il apparaît, je sais que ce n'est pas autobiographique. Mais quand je demande aux lecteurs comment ils voient Alan Banks, certains me répondent "Comme vous !" Cela vient de ce que je laisse beaucoup de latitude aux lecteurs pour compléter les portraits des personnages – et c'est bien ainsi. De toute façon, on voit moins Banks qu'on ne voit par ses yeux.

k-libre : Alan Banks est un grand amateur de musiques et ses goûts sont très éclectiques. En revanche il ne semble pas être cinéphile... Cet aspect de son caractère est-il imputable à vos propres inclinations ?
Peter Robinson : En grande partie, oui : je ne vais pas si souvent que cela au cinéma, et je partage avec Banks cet attrait pour la musique – c'est une part de moi-même que j'ai mise dans mon personnage. Je ne voulais pas qu'il soit adepte d'un seul style musical. Il n'a pas eu de véritable éducation en matière de musique, il a forgé sa culture par l'écoute, la découverte – comme moi. Il a commencé par écouter la pop music des années 1960 – la période de son adolescence – puis il s'est mis au jazz, de là il s'est initié à la musique classique... Il progresse ainsi à travers différents genres musicaux en écoutant des choses qu'il ne connaît pas ; il a le goût de l'expérimentation. Ce sont en effet mes inclinations personnelles qui m'ont incité à faire de Banks un amateur de musique et de son fils Brian un membre d'un groupe de rock (les Blue Lamps – NdR). Mais en dehors de cela, la musique joue des rôles différents d'un roman à l'autre. Parfois elle est juste là comme élément du contexte culturel ou social, parfois elle s'ajoute au paysage comme une bande son dans un film, ou bien son rôle est plus subtil, elle permet d'établir un contraste entre les personnages comme, par exemple, dans Toutes les couleurs des ténèbres, quand Annie se rend chez Banks à la fin du livre. Il vient de vivre une expérience douloureuse et il écoute Babi Yar, de Chostakovitch. Il ne raconte pas à Annie ce qu'il a traversé mais le lecteur, lui, le sait – il comprend pourquoi Banks écoute ce morceau et l'état d'esprit dans lequel il se trouve tandis qu'Annie, qui de plus ne connaît pas ce compositeur, n'entend qu'une cacophonie dont la signification lui échappe.

k-libre : Avez-vous songé à joindre à vos livres un CD sur lequel seraient enregistrés tous les morceaux qu'écoutent les personnages du roman ?
Peter Robinson : Oui, mais ce n'est pas réalisable – le montant des droits demandés serait beaucoup trop élevé... En revanche, je publie sur mon site internet la liste de ces morceaux ; et chaque lecteur puise là ce qu'il a envie d'entendre.

k-libre : Vous avez évoqué une adaptation télévisuelle d'Aftermath (Beau Monstre en français – NdR). Est-ce la première fois que l'un de vos livres est ainsi adapté ?
Peter Robinson : Oui. La société de production anglaise Left Bank Productions s'est associée à la chaîne ITV pour produire un pilote, dont le tournage commence en avril. Le film sera diffusé au Royaume-Uni au mois d'octobre.

k-libre : Pourquoi a-t-on choisi d'adapter en premier ce roman-là, qui est en fait la treizième enquête d'Alan Banks ?
Peter Robinson : Je n'en sais rien... On ne m'a pas demandé mon avis. Mais je pense qu'on a choisi ce roman parce que c'est l'un des plus sombres, et que le thème du tueur en série féminin a été jugé particulièrement attrayant pour le public. Pourtant ce n'est pas cette thématique-là qui m'a intéressé quand j'ai écrit le livre ; j'étais plutôt préoccupé par la question de savoir jusqu'à quel point la tueuse était coupable. Le roman s'ouvre sur une scène très dure, très pénible ; il semble que les lecteurs soient friands de cela et je pense que les producteurs ont décidé d'adapter en premier ce roman-là pour des raisons analogues à celles qui ont incité mes éditeurs à publier Le Voyeur du Yorkshire avant A Dedicated Man. Cela dit, j'ai lu le scénario ; c'est du bon travail...

k-libre : Avez-vous participé à son écriture ?
Peter Robinson : Non, j'ai juste lu la version finale. Et je me suis efforcé de prendre de la distance vis-à-vis de cette adaptation, de la lire comme si elle concernait le roman de quelqu'un d'autre. Ils ont changé de petites choses mais dans l'ensemble, je suis très heureux du résultat. Et je suis très confiant quant à la qualité de la réalisation.

k-libre : Dans Toutes les couleurs des ténèbres, les services secrets anglais tiennent une grande place – bien que ce ne soit pas en réalité un roman d'espionnage. Avez-vous une inclination particulière pour ce genre de littérature ?
Peter Robinson : J'aime beaucoup les romans d'espionnage – ceux de John Le Carré notamment, et de Len Deighton – et les histoires d'agents secrets m'ont toujours intéressé. Je pense en outre que le fait d'avoir grandi en Angleterre, au milieu de scandales comme "l'affaire Profumo" qui semblaient constamment présents, sous la surface des choses, a développé et accru cet intérêt. Ces gens tout-puissants qui agissent en sous-main, en marge des institutions, qui restent dans l'ombre et interviennent simplement parce qu'ils ont les pleins pouvoirs pour le faire m'ont toujours fasciné. Terrifié aussi – qu'il existe une organisation comme la Homeland Security m'effraie et même si le terrorisme est aussi effrayant, je pense qu'en luttant contre lui on en vient parfois à mettre gravement en danger les libertés individuelles. Mais il s'agit d'intérêts tout personnels, et je ne voulais pas traiter directement de cela dans le roman, j'aspirais à le centrer sur autre chose. Comme je savais par ailleurs que la police n'apprécie pas l'implication des services de renseignement dans certaines de ses enquêtes, j'ai eu envie que mon roman porte l'empreinte de ces relations conflictuelles entre policiers et services secrets.

k-libre : La fin est étrange, ce n'est pas un "dénouement" tel qu'on l'attend au terme d'un roman policier. Elle me semble correspondre à ce type d'histoires que vous avez dit apprécier – celles dont on ne connaît pas la fin...
Peter Robinson : En effet. Cela m'a d'ailleurs posé des problèmes pour écrire les livres suivants – le roman et le recueil de nouvelles – car je ne savais pas trop comment tirer Banks de cette noirceur dans laquelle je l'avais plongé... Mais je crois que j'ai fini par y arriver. Cette "fin inachevée" a gêné certains lecteurs ; je comprends mal pourquoi car après tout, c'est comme cela que va la vie... Surtout que l'on apprend tout ce qu'il y a à savoir en termes d'"histoire policière" - qui a commis le crime et pourquoi. Bien sûr on ne connaîtra jamais tous les rouages de l'affaire, et beaucoup d'éléments resteront ignorés, d'autant plus que les services secrets sont impliqués. Et comme Banks est lui-même dans une situation personnelle particulièrement éprouvante, cela laisse beaucoup de problèmes en suspens...

k-libre : Êtes-vous désormais un écrivain plein temps ?
Peter Robinson : Oui... quand je ne suis pas en déplacement (rires). Je suis de plus en plus sollicité pour des tournées promotionnelles, des signatures, etc. En général j'accepte volontiers car j'adore voyager, mais cela m'empêche d'écrire car j'ai du mal à travailler quand je voyage. Alors j'essaie de me ménager des périodes de sédentarité de deux ou trois mois pendant lesquelles je peux écrire tous les jours sans être dérangé.

k-libre : Pensez-vous qu'un jour Alan Banks viendra à Paris pour les besoins d'une enquête ?
Peter Robinson : Cela ne me surprendrait pas... Et d'ici là, j'aurais eu le temps d'améliorer mon français (rires).

k-libre : Savez-vous quel sera votre prochain livre à paraître en France ?
Peter Robinson : Je pense que ce sera Bad Boy, l'enquête d'Alan Banks qui suit celle que retrace Toutes les couleurs des ténèbres. Ce qui me paraît judicieux car les lecteurs sont sans doute impatients de savoir comment Banks va se sortir de ses difficultés personnelles... Le livre devrait sortir l'année prochaine.


Liens : Peter Robinson | Le Voyeur du Yorkshire | Matricule 1139 | La Vallée des ténèbres | L'Amie du diable | Ne jouez pas avec le feu | L'Été qui ne s'achève jamais | Le Coup au cœur | Tous comptes faits | Beau monstre | Un goût de brouillard et de cendres | Noir comme neige | Toutes les couleurs des ténèbres Propos recueillis par Isabelle Roche

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