Temps glaciaires

Les traces de pas, mégots, brins d'herbe, sont définitivement perdus. Mais vous, Mr Poirot, c'est bien l'élément psychologique qui vous intéresse, non ?
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Roman - Policier

Temps glaciaires

Fantastique - Historique - Vengeance MAJ lundi 25 mai 2015

Souffler le chaud et le froid

Comme souvent chez Fred Vargas, le cadre est fantastique, voire fantasmagorique. Dans ce Temps glaciaires, quelques lieux se disputent la primauté avec grâce et poésie comme cette une île rebattue par les vents glacés loin au nord de l'Islande, ce grand espace où des amateurs rejouent les grands discours de la Révolution française, ou même ce château hanté par la famille qui le possède et ses quelques domestiques. Autour de ce domaine, clin d'œil supplémentaire, cette invention de l'auteur : Le Creux, une sorte d'espace à proximité de Paris, où les délires et erreurs du cadastre, les manques de mémoire des communes, ont fait disparaître les bornes et les repères. Ainsi, personne ne sait plus à qui ces quelques hectares, où se nichent un château et une auberge (aux délicieux repas), appartiennent, ni de quelle commune ils dépendent, ce qui en fait un no man's land de contes aussi étrange et familier qu'une histoire de Sigmund Freud.
Dans ces lieux vont s'agiter, avec leurs défauts et qualités habituels toute la bande du commissaire Adamsberg à la fois improbable et haute en couleur. Une équipe policière qui vit avec ses tics et ses manies, qui évite surtout tous les clichés du genre policier. Fred Vargas rend bien cette réunion d'esprits étranges, de personnalités fortes et attachantes, sans jamais sacrifier aux sempiternelles tartes à la crème - enfants ou épouses mourantes, problèmes psychologiques ou traumatismes, etc., qui encombrent les séries policières. Face à ces policiers, les autres personnages au centre de l'enquête seront eux aussi des figures et des silhouettes captivantes : un hypothétique descendant de Robespierre parfois possédé par l'esprit de son ancêtre ; une femme qui s'apparente presque à une sorcière caché dans Le Creux et qui vit avec un sanglier...
En quelques lignes, l'auteur sait leur donner une vitalité et une consistance. Ne prenons comme exemple qu'Alice Gauthier qui ouvre ce roman. C'est une vieille dame, au seuil de la mort, et qui veut accomplir une dernière mission : décharger sa conscience. Sa sortie, malade, pour aller porter une lettre dans une boite aux lettres, sonne comme une épopée. Comme elle perd la lettre, celle-ci est ramassée puis postée par une autre femme, ce qui donne aussi lieu à ses affres quotidiens, ses doutes de conscience et sa rencontre avec Adamsberg est un petit bijou de concision psychologique. Mais quand Alice est retrouvée morte, avec un petit dessin tracée à la hâte près de son corps, c'est l'appareil policier tout entier qui se met en branle.
Quant à l'intrigue, elle joue avec le chaud et le froid car une partie de l'histoire se déroule en Islande, où quelque chose d'horrible s'est déroulé sur une île perdue. Un groupe de touristes a dû en effet survivre contre l'isolement ou contre une puissance fantomatique qui régnerait sur l'écueil. Face au froid, il y a la chaleur du feu où l'on a cuisiné un phoque mais dans les restes du brasier, des années plus tard, on trouve de quoi refroidir l'enthousiasme de cette robinsonnade.
Le chaud et le froid c'est aussi cette évocation de la Révolution française. Les orateurs utilisent la raison glacée (des extraits de discours sont insérés avec bonheur) pour installer la Terreur mais leurs discours sont de grands moments d'éloquence qui enflamment l'auditoire. À travers la rivalité de Robespierre avec Danton ou Desmoulins, puis la fin de l'Incorruptible, c'est en quelques pages la Révolution qui se mord la queue et qui dévore ses propres enfants, ce qui d'ailleurs renvoie également à l'autre intrigue en Islande. Ce chaud et ce froid pourraient même être symbolisés par le signe étrange que le coupable laisse auprès de ses victimes, une sorte de guillotine stylisée qui renvoie à cet appareil conçu pour décapiter, mais avec humanité. Entre ce chaud et ce froid ne peuvent que se provoquer des phénomènes météorologiques ou physiques. Se créent alors des vagues de brume et de brouillard, comme celles qui recouvrent l'île et l'isolent du monde, embrument les idées des policiers ou masquent les éclats solaires de la Révolution.
Entre la révolution qui déchaîne les passions mais pose une chape de plomb, la création aux temps géologiques d'une terre au milieu des mers ou ce lieu hors du temps qu'est Le Creux, ce sont effectivement des temps glaciaires que Fred Vargas rend, avec soin, avec son humour discret, avec son style qui sait se jouer des genres, avec ses passerelles entre personnages, lieux et intrigues, pour nous entraîner dans son conte de fées modernes, dans des romans reconnaissables entre mille, tant son style lui est propre. Un sillon qui semble connu mais qu'elle sait renouveler à chaque apparition, sans jamais lasser. Finalement, le lecteur se prend à rêver que la neige va revenir pour lui permettre de se coincer au bord de la cheminée et écouter une nouvelle fois, en frissonnant, ces Temps glaciaires.

Récompenses :
Prix Landerneau Polar 2015

Citation

On s'en sort pas si mal. On se dirait des choses et d'autres, et puis on les répéterait, et puis on irait finir notre verre et puis on dormirait.

Rédacteur: Laurent Greusard jeudi 30 avril 2015
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