Bleu de prusse

Nous vivons dans un univers de fiction, au point que la fiction prend souvent le pas sur la réalité ou que les deux se confondent. Les personnalités politiques se comportent comme des acteurs et inversement. Les télévisions convertissent les faits réels en anecdotes. L'analyse laisse la place à la narration.
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jeudi 28 mars

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Roman - Policier

Bleu de prusse

Politique - Historique - Assassinat - Complot MAJ jeudi 03 mai 2018

Note accordée au livre: 5 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 22,5 €

Philip Kerr
Prussian Blue - 2017
Traduit de l'anglais (Écosse) par Jean Esch
Paris : Le Seuil, mai 2018
664 p. ; 23 x 15 cm
ISBN 978-2-02-134074-7

De la pervertine pour un système perverti

Tout d'abord, le titre original anglais renvoie sans doute à un jeu de mots car le roman va régulièrement opposer les Prussiens (les Berlinois), à l'esprit plus cynique et retors, aux Bavarois, si stupides et confiants qu'ils sont capables de suivre le Führer sans broncher. Le récit raconte comment Bernie Gunther, un pur Berlinois, est chargé d'enquêter au cœur même du dispositif nazi, dans le domaine privé d'Adolf Hitler. Bien entendu cette enquête, parsemée d'embûches, est l'occasion aussi, dans l'esprit polar, de jouer avec le blues, d'où le titre. À l'intérieur du roman Bleu de prusse revient une donnée que l'on connaissait un peu mais qui a été mise en évidence récemment par un travail historique conséquent, à savoir l'utilisation des drogues à l'intérieur du Reich, afin de maintenir les capacités des Allemands. L'on savait que certains des hauts dignitaires nazis étaient accoutumés aux drogues, mais si l'on pouvait l'imaginer de manière "récréative", l'essai récent de Norman Ohler, L'Extase totale, a montré que le système nazi avait développé des drogues de synthèse afin d'améliorer la concentration des fonctionnaires et des soldats en vue de leur donner un peu plus de force dans le combat qui les attendait. Il y a même sans doute une forme d'humour dans l'idée que la principal substance utilisée se nommait la pervertine ! Toujours est-il que Philip Kerr nous offre de nouveau un récit en deux temps servi par un lien que l'on pourrait là aussi qualifier de cynique ou d'ironique. D'un côté Bernie Gunther se trouve en 1939 chargé de découvrir qui se cache derrière le meurtre d'un architecte qui vivait dans le "quartier" protégé, le réduit bavarois où Hitler vient se détendre. Ce qui inquiète Bormann, le secrétaire du Führer, ce n'est pas tant le meurtre que la possibilité que quelqu'un puisse renouveler l'exploit de tirer au fusil à lunettes sur le dictateur. Le seul problème, c'est que l'enquête pourrait faire apparaître des magouilles de nombreux acteurs de l'entourage du Führer. Lorsque Bernie Gunther comprendra qui est le coupable, il le pourchassera alors que celui-ci s'enfuit à l'Ouest. Or, des années plus tard, en 1956, alors qu'il coule des jours plutôt paisibles sur la Côte d'Azur, Bernie Gunther est rattrapé par son passé, et les nouveaux dirigeants de l'Allemagne de l'Est veulent l'utiliser pour une mission. Du coup, il tombe dans un piège et est surveillé par celui qui fut son adjoint lors de l'enquête de 1939. La solution la plus intelligente qu'il trouve pour s'en sortir est de réutiliser le chemin de 1939, mais en sens inverse afin de se cacher en Allemagne de l'Ouest.
Si la partie concernant les années 1950 est une course-poursuite haletante mais classique, qui rappelle les grands films noirs ou d'espionnage avec un personnage traqué à, la fois par des services secrets ennemis et par la police nationale, le récit situé juste avant la Seconde Guerre mondiale à Berchtesgaden permet de replonger dans toute l'atmopshère de cynisme dont savait faire preuve Philip Kerr et son inspecteur. En effet, la tanière du Führer, même si lui-même est invisible (en effet nous sommes début avril et l'ordre est de résoudre l'affaire avant que le dictateur vienne se ressourcer pour son anniversaire), est surtout un grand panier de crabes où chacun profite de n'importe quelle occasion pour agrandir son pouvoir et accumuler des richesses. Par exemple, afin de construire des demeures pour la "cour", Bormann exproprie ou achète à tarif réduit les propriétés des Bavarois locaux (s'ils refusent, on leur rappelle que les camps de concentration ne sont pas très loin... L'un des expropriés vient d'ailleurs d'en ressortir et ferait un coupable idéal). Bormann touche également des commissions sur les passes des prostituées qui séjournent à côté des entreprises qui construisent routes et ouvrages d'art pour améliorer les alentours. Tout ce cynisme est renforcé par tout ce qui entoure Bernie Gunther : un coupable idéal condamné est un bon moyen de calmer les choses même si tous savent qu'il est innocent. Heydrich, qui a envoyé Gunther enquêter, veut autant découvrir le coupable qu'accumuler des indices qui lui permettront de faire chanter Bormann. En parallèle Kaltenbrunner, qui aimerait prendre la place d'Heydrich, envoie ses propres officiers afin qu'ils pourrissent l'enquête en arrêtant Gunther, en l'accusant d'avoir dessiné des caricatures obscènes du Führer. Bernie Gunther parviendra à se défendre, mais est gêné de découvrir que du coup les deux nazis qui étaient venus sur ordre de Kaltenbrunner soient condamnés à mort et exécutés, non pas pour obstruction, mais parce que Bormann a besoin d'envoyer un signal fort à Kaltenbrunner ! De même, l'intrigue de 1956 renvoie également à certains éléments du cynisme politique : les ex-nazis sont réemployés à l'est comme à l'ouest car, après tout, le travail est bien fait.
Servi donc par un style qui manie l'ironie, l'humour en les mixant avec les choses les plus rudes d'un système totalitaire, le roman de Philip Kerr joue sur deux intrigues temporelles qui se renvoient la balle avec maîtrise et sens du métier. Ce roman, peut-être le dernier achevé de la série et l'un des plus épais, est également l'un des plus aboutis dans sa description fine d'un esprit "libre" qui essaie de survivre dans un monde violent et cynique, et où, sous couvert des plus hautes utopies, se poursuit la loi de la jungle.

Citation

Je leur tins tête, me demandant si je pouvais courir le risque de foncer vers la sortie. Mais je n'étais pas de taille à rivaliser avec ces deux hommes, collés dans le même moule grossier que les deux golems croisés en bas, à l'entrée de l'hôtel.

Rédacteur: Laurent Greusard jeudi 03 mai 2018
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