La Dague d'ivoire

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vendredi 29 mars

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Roman - Policier

La Dague d'ivoire

Social - Assassinat - Whodunit MAJ mercredi 05 janvier 2022

Note accordée au livre: 4 sur 5

Poche
Réédition

Tout public

Prix: 7,5 €

Patricia Wentworth
The Ivory Dagger - 1953
Traduit de l'anglais par Claude Bonnafont
Paris : 10-18, novembre 2021
320 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-264-02554-9
Coll. "Grands détectives", 2826
Une enquête de miss Maud Silver, 19

Ce qu'il faut savoir sur la série

Miss Maud Silver fait sa première apparition dans Grey Mask en 1928, au détour d'un dialogue entre deux amis : elle est présentée comme "un détective sérieux"* nommé "Maud Silver, une vieille fille"*. Elle est "une petite personne, sans teint, aux traits insignifiants, aux cheveux grisonnants soigneusement réunis en une lourde torsade sur la nuque"*. Elle ne porte pas encore cette frange victorienne retenue par une résille qui sera l'une des marques les plus spécifiques de son aspect. Mais cette "petite femme", qui semble "dater de l'époque victorienne"*, respire déjà la désuétude dont elle sera empreinte tout au long de sa carrière fictionnelle. Et, déjà, elle tricote – elle demeurera indissociable de ses aiguilles et de ses pelotes de laine ; seuls changent les ouvrages qu'elle entreprend. Ici des bas, là des paires de chaussette, ailleurs un assortiment de brassières...
On apprendra, au gré de ses enquêtes ultérieures que, préceptrice retraitée, elle s'est lancée dans les "enquêtes privées" pour améliorer son ordinaire. Comme, par exemple, s'offrir les services d'une gouvernante, Emma Meadows. Elle a deux nièces ayant chacune des personnalités très différentes mais avec lesquelles elle s'efforce d'entretenir des relations suivies ; elle parle français, admire le poète Alfred Tennyson (1809-1892) qu'elle cite fréquemment – elle doit d'ailleurs son prénom au poème Maud, composé en 1854 et publié l'année suivante dans un recueil intitulé Maud and Other Poems. Elle est dotée d'une excellente mémoire, d'une faculté d'observation exceptionnelle, sait favoriser les confidences... et ne néglige pas de se livrer à des filatures ou à de petites expériences de terrain quand l'enquête l'exige. Elle collabore presque toujours avec l'inspecteur Frank Abbott, de Scotland Yard, souvent flanqué de son supérieur, l'inspecteur-chef Lamb.
Il faut attendre dix ans après Grey Mask pour la voir réapparaître dans The Case is Closed (1937) et elle ne devient l'enquêtrice exclusive de Patricia Wentworth qu'à partir de 1943.

Concernant sa réception en France, on notera que parmi les "Enquêtes de miss Maud Silver"», deux seulement ont été traduites dans la foulée de leur publication originale : Grey Mask (1928) paraît en 1930 sous le titre L'Homme au masque gris aux éditions Firmin-Didot et The Clock Strikes Twelve (1944) en 1946 sous le titre L'Horloge sonne minuit aux éditions S.E.P.E. The Eternity Ring (1948) attendra douze ans avant de paraître sous le titre Le Hallier du pendu à la fameuse Librairie des Champs-Élysées dans la non moins fameuse collection "Le Masque". Ce n'est qu'à partir de 1979 que se poursuivront les traductions des "Enquêtes de miss Maud Silver", chez Seghers et Edimail. Elles seront rééditées à partir du début des années 1990 dans la collection "Grands détectives" de 10-18, qui rassemble aujourd'hui l'ensemble des trente-deux romans – dont seize primo-traductions.
On lira avec intérêt, tant en ce qui concerne le personnage que sa créatrice, l'article de Françoise Dupeyron-Lafay, "Les représentations de la famille et les fonctions de l'intime dans la série des 'Miss Silver Mysteries' (1928-1961) de Patricia Wentworth", paru dans la revue électronique Textes et contextes publiée par le centre inter-langues "Texte Image Langage" de l'université de Bourgogne. Article mis en ligne le 15 décembre 2020.

* Les citations affectées d'un astérisque sont tirées de la première traduction de Grey Mask – par M.-L. Chaulin – parue en 1930 sous le titre L'Homme au masque gris.

À couteau tiré

Sybil Dryden déteste qu'on lui résiste. Ou que les circonstances aillent à l'encontre de ce qu'elle a décidé. Envers et contre tout elle conserve une attitude d'absolue rigidité, impose ses décisions et ne supporte aucune contradiction. Aussi tient-elle étroitement sous sa coupe la fille adoptive de feu son mari, la jeune Lila, en âge de se marier. Oh, certainement pas avec ce Bill Waring, modeste employé d'une société londonienne spécialisée dans les appareils électriques ! Des fiançailles ont été scellées, mais le jeune homme n'étant pas du goût de lady Dryden, celle-ci a fait son possible l'éloigner et encourager l'union de Lila avec sir Herbert Whitall. Richissime, collectionneur compulsif d'ivoires anciens, beaucoup plus âgé que Lila... et fort enclin à la cruauté psychologique. Lila le déteste. Mais ne sait pas dire non à Sybil, pas même pour un détail vestimentaire. Ce n'est pas le retour inopiné de Bill, dont elle était persuadée qu'il l'avait oubliée, qui va lui donner la force de s'opposer à ce mariage redouté. Elle y échappera pourtant : sir Herbert meurt juste avant les noces. Une dague d'ivoire plantée en plein cœur. Sauvée ? Certes non : quand on découvre le corps, dans la nuit qui a suivi le dîner inaugurant le week-end que Lila et Sybil Dryden devaient passer chez sir Herbert, à Vineyards, c'est Lila que l'on voit auprès du cadavre, la robe tachée de sang et la main toute rougie. Sybil est persuadée que la jeune fille est innocente. Alors elle fait appel à miss Maud Silver dont elle a pu jadis apprécier la sagacité. Et la vieille demoiselle de prendre le train sitôt mandée pour rallier Vineyards.

Tandis que, dans Un troublant retour, les circonstances s'étaient chargées de la mettre sur la voie de l'affaire à résoudre, miss Silver intervient ici sur commande. Elle entre en scène à peu près au tiers du récit, quand Ray Fortescue, dépêchée auprès d'elle par lady Dryden, frappe à sa porte. Son intérieur est alors l'objet d'une description soignée, assortie de quelques précisions concernant ses moyens financiers et, par là, sa parcimonie qui la pousse à recycler ses habits d'une saison l'autre en les affectant, de même que ses chapeaux, du numéro 1 ou 2 selon le cas. Le point de vue de sa visiteuse complète le tableau : elle lui trouve l'air insignifiant d'une frêle gouvernante tout droit sortie de l'époque victorienne... D'emblée, avant même que la conversation s'installe, les petites mains tricotent. Et miss Silver "tousse". Le tricot, la toux – deux de ses principaux signes distinctifs, qui ne seraient rien sans son formidable pouvoir d'observation : à la seule coloration des joues de son interlocutrice, aux inflexions de sa voix, Maud Silver comprend beaucoup de choses ; la jeune femme a ouvert son cœur sans parler. Dès cette première scène, ce que l'inspecteur-chef Lamb appelle le "savoir-faire" de la vieille dame est pleinement exposé : par sa posture tranquille, sa bienveillance manifeste et sa pratique du tricot "à la manière continentale, les mains placées assez bas et le regard libre", elle suscite les confidences spontanées sans rien perdre des langages non verbaux de ceux qui lui font face. Ne lui reste plus ensuite qu'à en tirer la substantifique moelle.

Par bribes les informations sont amenées à la faveur des échanges successifs que miss Silver aura avec les occupants de Vineyards, les convives venus partager le dîner organisé par sir Herbert, sans oublier Bill Waring arrivé à l'improviste, qui n'avait pas désespéré de reconquérir Lila. Ce foisonnement de personnages – dont on peut dire qu'ils appartiennent presque tous à la classe des antipathiques patentés, la palme de la catégorie revenant à lady Dryden et à sir Herbert – dans un espace restreint offre à l'auteur l'occasion de dresser une savoureuse galerie de portraits souvent caustique mais non dénuée d'humour. Chaque protagoniste apparaît à travers divers points de vue, ce qui l'étoffe, lui confère nuances et profondeur. À cet égard, les conversations avec miss Silver sont riches d'enseignements. Mais il faudra à la détective le secours de quelques fortuités très opportunes pour peaufiner ses déductions.

De même que miss Silver possède un "savoir-faire" imparable, l'auteure maîtrise excellemment les techniques romanesques permettant de construire des personnages complexes perclus de secrets, et d'architecturer un récit prenant, une intrigue tendue jusqu'au bout. Selon un rythme changeant orchestré avec soin, les tête-à-tête intimistes alternent avec des dialogues plus "policiers", les passages narratifs avec des intermèdes tout intériorisés où, jaillissant des tréfonds de l'âme, une infime pièce de puzzle émotionnel surgit dont l'importance s'avérera flagrante... Un agencement des plus réussis, auquel s'ajoutent des chapitres s'achevant à peu près tous sur un effet d'attente plus ou moins cuisant : l'on est "tenu" ; pas un instant on ne songe à lâcher son livre.

Voilà un passionnant whodunit qui repousse jusqu'aux ultimes pages la désignation du coupable – et encore cette révélation reste-t-elle comme suspendue à la fin de l'antépénultième chapitre, tel un "e" muet s'esquivant à la fin d'un mot : un nom se détache mais la scène fatidique où cet assassin serait confondu est rejetée hors du récit – elle ne fait que s'y répercuter par des échos a posteriori et l'espace conclusif se déploie dans une atmosphère plutôt bon enfant où miss Silver et Frank Abbott devisent plaisamment tandis que les cœurs éplorés finissent par aller vers la moitié de leur choix. Des sourires sur le gâteau criminel...

Citation

Le regard bénin de miss Silver lui faisait l'effet d'un projecteur braqué sur le souvenir odieux [...]

Rédacteur: Isabelle Roche mercredi 05 janvier 2022
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