11 mai 2009 – La Corse publie. Beaucoup. La Corse invente. Beaucoup. Sans doute son insularité (géographique et culturelle) y est-elle pour quelque chose dans ce regain d’invention et d’expression qui la marque aujourd’hui. Son « insularité », ou plutôt, la prise de conscience de sa place dans le monde. Le « monde », oui : les cinq continents. La conscience que le sentiment d’appartenir à une entité historique, culturelle, que l’on vit ailleurs comme menacée, ne l’est pas en réalité. Même si, en Corse même, ce sentiment-là semble parfois vaciller et se charger de connotations négatives, sinon d’une désespérance agacée pour cette « corsitude » qui désenchante parfois les Corses eux-mêmes. Changeons de vocabulaire donc, abandonnons le mot de « corsitude », habituellement employé pour en témoigner, substantif trop chargé des représentations stéréotypées que le vieux continent a forgé d’une île imaginaire vouée à un sot exotisme, et parlons plutôt du fait d’être corse qui, dans un monde globalisé, est une chance. Explorons ce sentiment, semblent proclamer les éditeurs corses, dont l’ambition s’affiche à hauteur d’un investissement proprement militant pour que cette culture rayonne enfin, comme s’ils étaient persuadés que l’ancestrale culture corse représentait non seulement le salut pour la nation corse, mais un vrai laboratoire des mondes à venir (même « noir », voir l’excellent Nimu de Jean-Pierre Santini).
Car voici que confluent de sérieux héritages pour former les conditions d’un (re)surgissement exemplaire du fait corse. À moins qu’il ne s’agisse du surgissement de sa littérature, mais d’une littérature cette fois ouvrant le fait corse à des horizons qu’il ne se soupçonnait pas.
Au point de confluence, l’héritage culturel de la diaspora corse, la culture orale corse et la volonté d’être Corse par-delà les dérives identitaires et les reniements de toutes sortes, leur tentation du moins, dans un monde culturellement aliéné à la globalisation libérale-américaine.
L’héritage de la diaspora corse tout d’abord. On l’a dit de bien d’autres nations : c’est une chance de posséder une forte immigration à l’étranger, formant les têtes de pont d’une culture vivante, exposée au défi d’exister envers et contre l’exil. Une diaspora donc, non seulement ambassadrice du fait corse, mais et peut-être surtout, affrontée aux autres cultures, sachant mieux mesurer les défis du monde, tel qu’il les réorganise.
Au point de convergence, toujours, la volonté d’être corse : un corps, plutôt qu’un corpus à ressasser. Et donc la nécessité de rompre avec une représentation véhiculée par le vieux continent d’une terre mystifiée — et par mystification, entendons toutes les dérives intra et extra muros que la Corse a connues, subies, ou s’est imposée. Car le mythe impose une rhétorique et une langue dont il faut s’emparer. C’est bien ce que les éditeurs corses ont compris, qui convoquent désormais la littérature mondiale autour du texte corse. Faisant ainsi entrer de plain pied dans la langue corse une géographie expansive qui l’irrigue et l’ouvre au genre du siècle, celui des littératures policières.
Prenons la langue Corse, enracinée dans une forte tradition orale et au fond, aujourd’hui encore malléable. Une langue qui n’a pas achevé son unité linguistique. Voilà qui n’est pas sans évoquer la situation de l’Irlande au moment où Joyce entreprend d’écrire : minoritaire, enfermée dans la domination britannique. Joyce n’écrit pas en gaélique, mais il sait faire chanter sa langue natale dans la langue de l’oppresseur, pliant au passage les règles du roman moderne au grain hérité du plus profond de son histoire. Cette jouissance séminale de la parole à la suture du parlé et de l’écrit, c’est dans son roman qu’il va la faire passer, abusant de phonétiques, jouant du surgissement du son dans le mot. Lisez-le à haute voix, vous l’entendrez bien, allez ! Mais s’il y a de l’hérétique dans cette langue, c’est bien que son souci d’expérimentation formelle coïncide avec une conception batailleuse de la vie. Le vieil irlandais si vieux et d’un coup à la pointe de la modernité… C’est cela que l’on entend ici et là dans le corse qui s’écrit aujourd’hui, au-delà du besoin ontologique d’exister par la révolte, dans et par cette formidable cambriole nourrie des rapines langagières de la vieille langue corse.
Mais ne poursuivons pas trop loin ce parallèle entre l’Irlande de Joyce et la Corse d’aujourd’hui. Encore que l’une et l’autre se soient façonnées par une construction identitaire fondée sur l’opposition à la culture qui les dominait. Ici, l’époque n’était guère propice à la liberté artistique, comme en témoignent la censure et l’exil de nombreux écrivains irlandais, de Joyce à Beckett. Ici toujours, la nation prenait ses distances avec ses repères historiques — la langue gaélique, l’Église catholique, un mode de vie rural — pour se réinventer dans un cadre européen et se démarquer du nationalisme violent qui sévissait dans le Nord. C’est peut-être, toute proportion gardée, ce à quoi la Corse opère aujourd’hui : à revisiter son passé pour l’accomplir autrement. Car voici que dans la régulation qui s’opère, le passé fait de nouveau fond sur l’histoire présente. Il n’est que d’évoquer cette coutume corse séculaire : le Chjam’è rispondi. Il y a là, sans doute, toujours, une voie que les Corses d’aujourd’hui n’ont pas fini d’explorer dans leurs œuvres. (voir l’article de Jean-Paul Ceccaldi à ce sujet, sur son blog Corse noire).
De quoi parlons-nous ? À l’origine d’une joute verbale au cours de laquelle les participants rivalisaient avec des mots scandés a capella. On n’est pas loin du Slam ou du Rap. Impromptu poétique, sur un schéma mélodique répondant à des règles précises, avec un contenu ouvert aux débats de société. Nul doute que la Corse tienne là un filon des modernités à venir ! Imaginez : savoir pareillement syncoper son présent, le plier aux contraintes de l’histoire tout en exposant cette dernière à la (petite) frappe de l’actualité. Faire entrer dans l’insolite d’une voix individuelle une réponse sociétale. Pas étonnant, en outre, que le polar y tienne une place de choix, pour cette raison qu’il porte, mieux qu’aucun autre genre, lui-même trace de la structure Chjam’è rispondi : et la contrainte des règles du genre et la liberté sans laquelle le chant ne serait qu’une rengaine exténuée.
Joël Jégouzo entretient d’étranges relations avec des écrivains corses. Le raccourci est facile, mais si l’on ne pouvait céder à la facilité, ce ne serait pas drôle ! Vous trouverez ici la troisième partie de son étude sur « l’estru corsu » du Polar corse.
Arrêtons-nous sur le très fort roman de Jean-Pierre Santini, Nimu (« Personne »), qui compose la Corse comme l’épopée d’une déroute universelle, ou presque. Il y a mieux en puisant dans la structure même de ce récit, construit comme une procession qui s’enroulerait sur elle-même, recommençant chaque fois le temps et l’espace en récurrences langagières pour relancer le verbe, donc le monde. Ce monde qu’on a laissé mourir de l’avoir remis aux « marchands », comme l’affirme Jean-Pierre Santini (voir entretien). Non qu’il faille nécessairement emprunter au vocabulaire évangélique les raisons de ce reniement, mais parce que l’image est claire. Affaire de mots en quelque sorte, de ces mots qui trop souvent racontent nos aventures avant même que nous les vivions. Ces mots qui « nous posent et nous déposent », dit encore Jean-Pierre Santini, et nous somment, pour échapper à leur emprise, d’enquêter sur nous-même. Or, « toute enquête sur soi est policière », dit-il encore. Et c’est bien cela qu’il faut entendre au fond, dans cette modernité du polar et de l’identité corse, qui requièrent que l’on enquête sur soi quand il n’en reste que les usages les plus plats, sinon les plus vils (soi comme marchandise).
Toute enquête est policière… À construire pour tout dire, dans le relevé patient des traces, des indices, des témoignages capricieux, avant même que de songer aux preuves qui ne viendront peut-être jamais – là où le noir triomphe peut-être, dans l’absence des preuves, et cette insécurité et cette défiance qu’une telle absence commande. Défiance à tout ce que l’on croit rapporter de tangible dans une langue qui ne peut, décidément, que se faire intrigante si elle veut pouvoir dire quelque chose : conspirer, ourdir, manigancer plutôt, se faire l’intrigante des signes trop facilement admis.
Défiance aux mots donc, en tout premier lieu. Et pourtant, en Corse, « tout parle Corse ». Mais quel serait, enfin, ce parler Corse ? « Celui de l’effacement, de l’agonie et de la dernière lutte. C’est le parler de celui qui sait qu’il va mourir », assène Jean-Pierre Santini. Que l’on prenne deux minutes le temps de peser une telle assertion. Et même si nous sommes entrés selon lui dans le « Crépuscule des Corses » (Titre d’un ouvrage de Nicolas Giudici, rappelle-t-il), même si « nous sommes à la fin de l’histoire du peuple corse », et même si, justement, parce que nous sommes entrés dans cette fin « il y a [du coup] de l’avenir pour la littérature insulaire » comme pour toute littérature, on comprend que dans cette conscience de celui qui sait qu’il va mourir s’ouvre, béant, un horizon nouveau, inespéré, celui de la nécessité de « donner naissance à une autre histoire ».
C’est peut-être là que l’on rejoint aussi l’être du polar, qui est de ne pouvoir renverser le cours des choses : le cadavre est déjà là, le meurtre a déjà eu lieu, ou aura lieu, peu importe. Mais si l’on ne peut renverser ce cours des choses, du moins peut-on en faire le commencement d’autre chose. Le procès peut avoir lieu par exemple, un processus peut être enclenché, ne serait-ce que celui du deuil. S’il n’y a personne (Nimu) d’autre que le cadavre en guise de monde, alors c’est que le monde est à reconstruire et qu’il peut l’être, au terme duquel, de nouveau, une personne pourra surgir, et donc un monde.
L’identité corse – et sa langue – est un processus. Le corse, croit-on savoir, est une langue qui n’a pas achevé son unité linguistique. Retour à Joyce. Entre l’irlandais moderne, l’anglais et le gaélique, quelle langue parle-t-il donc ? Celle dont son Ulysse garantit le procès, finalement. Une langue en procès. Pareil pour le corse et l’identité corse, dont rend parfaitement compte le rituel de la granitula, cette procession en spirale, « comme une vis sans fin qui ne fixe rien ou ne se fixe que sur son mouvement perpétuel », conclue Jean-Pierre Santini, entaillant dans le peuple corse la question de son identité comme une béance qui ne sera jamais refermée, qui ne peut pas se refermer, qui ne doit pas vouloir se refermer. Inconfortable ? Soit. Mais il y a dans ce mouvement quelque chose de proprement salutaire. Imaginez : cette procession en spirale qui s’enroule sur elle-même, puis se désenroule pour former un cercle qui se défait lentement, permettant à chacun de retourner à sa singularité. N’est-ce pas le mouvement même de toute langue et de toute identité ? Tout comme celui du récit policier, tournant en spirale autour du meurtre qui le fonde pour enrouler avec lui, avant de les dérouler, tous les protagonistes qu’un tel ballant engendre.
Avec Nimu, ce roman presque picaresque qui emprunte aux genres sans les enfermer dans leurs normes, Jean-Pierre Santini semble avoir écrit une sorte de roman de fin de siècle. De notre siècle. Prenant acte de ce que plus rien n’ait tenu dans ce qui fondait notre relation au monde ou à nous-même. Au centre de ce mouvement, le cadavre du monde. Ses valeurs, ses règles, ses usages. Tout cela mort. Défait. S’enroulant sur lui-même. S’accroupissant dans une posture fœtale. Il nous faudra bientôt dérouler à nouveau les peuples, les personnes, les langues. Et la littérature, pour que ça vive et non survive simplement. Car en fin de compte, qu’est-ce qui justifie l’écriture ?
La Corse édite donc. Selon un schéma connu : désertification rurale, migration vers les grands centres urbains. Ainsi, Ajaccio et Bastia, les métropoles, abritent-elles la quasi totalité des éditeurs actuels. Albiana, Alain Piazzola, DCL, Lettres Sud, La Marge (naguère du moins), Matina Latina, Mediterranea, Anima Corsa, Patrice Marzocchi. Ailleurs ? Rien, sinon les éditions Le Signet, établies à Corte, l’ancienne capitale historique, les éditions Colonna.
La Corse édite. Du noir. Beaucoup. Voyez l’entretien avec Jean-Paul Ceccaldi pour en être convaincu. Avec les éditions Albiana par exemple, qui travaillent une voix corse empreinte d’un blues magistral, ou avec la naissance de ce personnage, le flicorse, qui, mieux qu’aucun autre, porte en lui toute l’ambiguïté du débat corse. Ou bien encore avec les éditions Colonna (La Nuit s’achève), moins patrimoniales qu’il n’y paraît, défrichant, là encore, cette voix corse surprenante, ou bien enfin avec A Fiori di Carta, maison d’édition des plus singulières, œuvre de Jean-Pierre Santini, ouvrant magistralement à la poésie contemporaine. Alors ne formalisons rien : découvrons !
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