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Portrait de Mikaël Hirsch
© Serge Safran
Entretien réalisé le 18 septembre 2021
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Couverture de L'Assassinat de Joseph Kessel, de Mikaël Hirsch

L’Assassinat de Joseph Kessel, de Mikaël Hirsch (Serge Safran, « Littérature » – 156 P. 16,90 €)

Mikaël Hirsch, l’anarchiste et les écrivains

Rencontre avec Mikaël Hirsch

Auteur de L’Assassinat de Joseph Kessel chez Serge Safran, Mikaël Hirsch nous plonge dans une époque trouble et passionnante. Avec lui, nous arpentons les rues parisiennes en compagnie d’un romancier en devenir et d’un chef de guerre déchu. Le romancier ne le sait pas mais son destin ne tient qu’à peu de choses. Rencontre avec Mikaël Hirsch pour tenter de comprendre l’atmosphère de l’époque, la genèse d’un roman et ses propres influences. L’Assassinat de Joseph Kessel est un roman au style classique pour une intrigue qui, assurément, ne l’est pas !

k-libre : Mikaël Hirsch bonjour. Qui est ce personnage de Makhno ?
Mikaël Hirsch : Bonjour. Eh bien, Nestor Makhno c’est un anarchiste ukrainien ayant vécu au début du XXe siècle, et qui est à l’origine de la seule expérience connue d’anarchisme à l’échelle d’une nation puisque pendant dix-huit mois, même si ça a été relativement court, la moitié de l’Ukraine a été entièrement autogérée. Et ça a été notamment rendu possible grâce à Makhno.

k-libre : En quoi sous votre plume il est dostoïevskien, ce Makhno ?
Mikaël Hirsch : Ce Nestor Makhno c’est un peu une sorte de croisement hybride entre le Bonaparte de la campagne d’Égypte et Lawrence d’Arabie, qui met en œuvre tout un tas de techniques de guérilla que l’on va retrouver ensuite durant la Première Guerre mondiale et dans la péninsule arabique. C’est-à-dire qu’il frappe l’Armée rouge et l’armée nationaliste ukrainienne par petits groupes très mobiles avec des cavaliers qui se déplacent dans la steppe, que l’on n’arrive pas à identifier, que l’on n’arrive pas à rattraper. Mais il est dostoïevskien parce qu’il est frappé par une espèce à la fois d’omerta et de destiné maudite, si on veut. Il ressemble en cela à Raskolnikov puisqu’il c’est une espèce de fou criminel – en tous cas, c’est comme cela qu’on le décrit -, et puisque c’est le héros de la libération du peuple. Il est constamment rattrapé par la culpabilité.

k-libre : Ça représente quoi pour vous l’âme slave ?
Mikaël Hirsch : Je ne sais pas si vous connaissez cette chanson de Boris Vian qui s’appelle « L’Âme slave ». Elle me fait beaucoup rire. C’est une espèce de caricature, de parodie. J’avais pas mal cet air en tête quand j’ai écrit le livre en fait. J’ai même pensé à en mettre un extrait en épigraphe du livre. Mais le texte en entier ne se prête pas totalement au découpage ou à l’extrait. Donc qu’est-ce que c’est l’âme slave ? Est-ce que ça existe véritablement d’ailleurs ? Est-ce que c’est la mélancolie ? Est-ce que c’est un cliché projeté par les Occidentaux sur les Russes ? C’est difficile à savoir en fait.

k-libre : Qu’est-ce que l’anarchisme selon Makhno, et en quoi Kessel ne peut pas comprendre ça ?
Mikaël Hirsch : L’anarchisme, si vous voulez, ça a été un mouvement politique. Ça n’a pas été qu’une utopie. Ça a donc été un mouvement politique notamment en France, qui a été peut-être le mouvement politique le plus important de la deuxième moitié du XIXe siècle. On l’a complètement oublié parce qu’à partir de 1917 l’anarchisme tombe quasiment dans l’oubli. Assez paradoxalement, ce n’est pas le capitalisme qui a détruit l’anarchisme, en tant qu’idéologie si vous voulez, c’est bien le communisme. Quand la Russie devient soviétique pour l’Occident, pour beaucoup de gens de gauche en Europe de l’Ouest, l’Union soviétique devient une espèce de paradis sur terre. Alors, évidemment, ce n’était pas du tout la réalité, mais c’était comme ça que beaucoup d’intellectuels, notamment en France, la percevait. Et à partir du moment où ce paradis sur terre était réalisé, le paradis socialiste, on n’avait finalement plus besoin de recourir à une autre idéologie tel l’anarchisme. Donc il est totalement tombé en désuétude. L’anarchisme selon Makhno c’est surtout et avant tout le refus total de toute forme d’injustice. Voilà ! Lui, il a grandi absolument misérable, analphabète dans une campagne très rurale du sud de l’Ukraine où les gens étaient traités comme des serfs du Moyen Âge. Les gens ne possédaient pas la terre qu’ils travaillaient. C’étaient des ouvriers agricoles qui étaient traités quasiment comme des esclaves. Et cette injustice fondamentale dans laquelle il a grandi, la misère (puisque c’était quand même une question de survie : les gens n’avaient pas à manger) font que l’anarchisme a été pour lui une découverte idéologique qui lui a permis de transformer ce sentiment de révolte à partir d’injustices en théorie politique. Alors pourquoi Kessel ne le comprend pas ? Kessel c’est quand même plutôt un type de droite. À l’époque où je l’inscris dans le livre, il était journaliste au Figaro. Lui, c’est un conservateur. Pour lui, le communisme c’est une hérésie abominable qu’il faut combattre. Et ce n’est pas tellement l’anarchisme chez Makhno qu’il ne supporte pas, c’est tout le décorum antisémite qui a été plaqué sur lui notamment pas des agents du NKVD (le futur KGB) pour essayer de nuire à sa mémoire, à sa légende, afin de le discréditer notamment en Occident. Et Kessel va tomber sur des pamphlets qui ont été écrits par des agents soviétiques dans lesquels Makhno est décrit comme un monstre antisémite absolu, un tueur affamé de sang, une espèce de bête ignoble qu’il faut détruire, et ne sachant pas qu’il tombe sur des pamphlets de propagande, il va se servir de cette littérature-là pour écrire un court roman, une novella, comme disent les Anglo-Saxons, Makhno et sa Juive. Il va écrire ce livre non pas pour parler de Makhno dont il ne connait absolument rien (il n’a même pas rencontré des gens qui l’avaient rencontré), mais il va plaquer un imaginaire qui va lui servir à dénoncer l’antisémitisme ukrainien avec les pogroms qui ont été commis au début du XXe siècle. Ça va devenir aussi pour lui une figure absolue de la violence, qu’il dénonce mais aussi glorifie. En fait, Kessel c’est un type qui s’est engagé très tôt dans l’armée. Il a participé à la Première Guerre mondiale. Il n’avait que dix-huit ans quand il est devenu mitrailleur sur un biplan dans l’armée de l’air. Et l’ambiance de la guerre est quelque chose qui l’a profondément marqué par sa camaraderie mais aussi par l’affranchissement de toute norme sociale, de Loi (de la République à la morale). Toutes ces choses que la guerre rend possible, et qui évidemment en temps de paix sont condamnées, le fascinent depuis toujours. Depuis cette époque-là. Ça le fascine tellement qu’à la fin de la guerre, quand les conflits vont prendre fin en Europe de l’Ouest, lui il va se réengager dans l’armée et partir dans une expédition totalement rocambolesque en Extrême-Orient pour essayer de prendre les Soviétiques à rebours. Pour lui, la guerre ne s’est pas terminée en 1918, le 11 novembre, mais en 1920. Et quand il va découvrir cette figure de Makhno, ça va être pour lui un moyen d’exprimer de manière littéraire cette espèce de fascination pour la guerre, pour la violence, qu’il a ressenties quand il était plus jeune et dont il n’arrive pas totalement à se défaire. Donc, je ne sais pas s’il condamne l’anarchisme en tant que tel. Je pense que c’est quelque chose qu’il ne comprend pas tellement, mais la figure de Makhno va devenir pour lui essentielle.

k-libre : Le roman se déroule dans l’entre-deux-guerres, durant les Années folles. Pourquoi est-ce qu’elle vous intéresse cette époque ?
Mikaël Hirsch : Bertrand Tavernier est mort il y a quelques mois. À l’occasion de sa mort, je suis tombé sur une interview de lui que j’ai trouvé passionnante. Il disait quelque chose auquel je me rattache totalement : « Mon travail consiste à transmettre à d’autres des histoires dont j’ignore tout. » Et voilà ! Quand j’ai entamé ce livre, je ne connaissais absolument rien à tout ça. Je ne connaissais rien à l’anarchisme. Je n’avais jamais entendu parlé de Makhno. J’avais dû lire un ou deux bouquin de Kessel quand j’étais jeune mais pas plus. Et je me suis embarqué dans cette histoire parce que peut-être elle m’était totalement étrangère et que du coup peut-être que c’était un challenge à la fois littéraire, intellectuel et personnel. Donc tout ça m’était étranger. Je ne connaissais pas grand-chose aux années 1920. J’ai tiré sur un fil, si vous voulez, et la pelote est venue. Si on commence à s’intéresser au personnage de Makhno, on se rend compte très rapidement qu’il n’y a aucune littérature en français sur lui. Rien. Le seul livre disponible sur lui, c’est le livre écrit par Kessel. J’ai commencé par lire ce livre-là, et le lisant je me suis rendu compte de pourquoi je n’avais jamais entendu parler de Makhno. Effectivement, dans son livre il est décrit comme étant une telle monstruosité, une sorte de proto-Hitler, disons-le, et ça l’a frappé d’une telle omerta, depuis 1926, que en France on a totalement zappé le sujet. Et, m’intéressant à Makhno, j’ai dû m’intéresser à Kessel, etc. À chaque fois que j’arrivais au sommet de la montagne, je me rendais compte que ce n’était pas le sommet, que c’était juste un col et que derrière il y avait un sommet encore plus haut qu’il me fallait juste escalader. Quand j’ai tiré sur tous ces fils, que je me suis retrouvé avec tous ces éléments, je me suis rendu compte qu’il y avait une histoire à raconter, et que cette histoire elle se passait dans les années 1920.

k-libre : C’est une histoire et c’est une période de l’Histoire (et aussi de la géographie) qui intéresse beaucoup Corto Maltese. Quand j’ai lu votre roman j’ai pensé à Corto en Sibérie parce qu’il y a des trains armés, des brigands de grands chemins, des apparatchiks, des petits sultanats qui apparaissent et puis disparaissent et des personnes qui dès qu’elles sont au sommet retombent. Y a pas un peu de Corto Maltese derrière toute cette aventure ?
Mikaël Hirsch : Je ne connais pas très bien Corto Maltese. J’ai dû lire quelques albums, mais je ne suis pas un grand fan d’Hugo Pratt à cause des dessins. Ça m’a toujours arrêté. Mais je vois ce que vous voulez dire. Cette histoire de la guerre qui ne s’est pas terminée en 1918 et que Bertrand Tavernier a exploitée dans Capitaine Conan est très intéressante car elle donne une espèce de perspective historico-politique autour de la violence dans différentes zones du monde : en Europe de l’Est puis carrément en Extrême-Orient où comme je le disais tout à l’heure l’état-major français a entrepris de ne pas totalement démobiliser la totalité de l’armée mais d’envoyer un corps expéditionnaire en Sibérie pour essayer de prendre les Soviétiques à revers puisque du jour au lendemain les ennemis de la France n’étaient plus les Allemands, qui étaient vaincus, mais les Russes soviétiques, les communistes. Donc Kessel est parti là-bas en faisant le tour par le grand côté. Il ne pouvait pas aller en Sibérie en traversant la Russie. Il a fallu qu’il prenne le bateau. Qu’il traverse l’Atlantique. Qu’il prenne le train. Qu’il traverse toute l’Amérique. Qu’il reprenne le bateau. Qu’il traverse tout le Pacifique et qu’il arrive enfin à Vladivostok. Et, là-bas, c’était une sorte d’enclave qui n’était plus contrôlée par personne. Le port était tenu par l’armée japonaise. Il y avait un corps expéditionnaire international composé à la fois de Tchèques, de Français, d’Anglais, d’Américains. Le chemin de fer qui leur aurait permis d’aller prendre les Soviétiques à revers était tenu par l’ataman Grigori Semenov, une espèce de fou sanguinaire qui dirigeait la région. Un potentat local. Les soldats du corps expéditionnaires vont alors rester dans le port pendant deux ans avant de remonter dans leurs bateaux : il ne se sera rien passé. Mais ça va être aussi une période décisive pour Kessel notamment parce qu’il va découvrir la Russie, qu’il connait très peu. Il y a grandi enfant, mais il n’y est jamais revenu depuis. Il va découvrir l’alcool. Il va découvrir les femmes. Il va aussi découvrir une certaine idée de la violence parce qu’à mon avis le vrai modèle de Makhno dans son livre c’est Semenov. Une espèce de Gengis Khan qui extermine les gens qui s’opposent à lui. Il leur coupe leur tête qu’il accroche à des piques le long des rails du Transsibérien. Toutes ces histoires ont aussi intéressé Hugo Pratt. Lui, c’est quelqu’un de passionné par les récits d’aventure, par la violence. Un peu comme Kessel en fait.

k-libre : On a également l’impression qu’à l’instar d’Ernest Hemingway, Joseph Kessel se construit une image de dandy romancier. Quel est votre avis là-dessus ?
Mikaël Hirsch. Oui, je rappelais tout à l’heure cette fascination de la violence qu’il a découverte pendant les combats de la Première Guerre mondiale. À partir de cet instant, il découvre qui il est véritablement, et quelle image il a envie de projeter à l’extérieur. Et aussi parce qu’il est en rivalité avec son frère, frère plus doué que lui dans tous les domaines. Ce frère qui s’est suicidé est une espèce de trou noir dans sa biographie autour duquel il va tourner toute sa vie dans le but de dépasser ce modèle indépassable. Et écrire sur Makhno, sur la violence, accepter ses propres démons ça va être pour lui accepter le départ du frère et devenir quelqu’un. Et ce quelqu’un est un journaliste-aventurier mais aussi voyageur-écrivain qui écume les bars et qui a une fille dans chaque port. Effectivement, on va retrouver dans la biographie d’Hemingway et de Kessel plus ou mons la même chose. Il y a quelque chose dans les années 1920 qui incube une espèce de bouillon de culture occidentale dans lequel des auteurs, des aventuriers vont naître. Je pense aussi à Henri de Monfreid. Des aventuriers comme ça un peu construits sur le même modèle, et Kessel va faire partie de ces modèles-là.

k-libre : Pour écrire L’Assassinat de Joseph Kessel vous utilisez une écriture classique, un peu old school à l’instar des romanciers français des années 1920-1940. Où vous situez-vous entre Joseph Kessel et Pierre Mac Orlan ?
Mikaël Hirsch : Je préfère Mac Orlan à Kessel. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne connaissais pas grand-chose de Kessel. J’avais lu deux-trois livres de lui. Depuis, j’ai dû en lire beaucoup plus en guise de documentation. Je me sens plus proche de Mac Orlan. Mac Orlan c’est quelqu’un qui a compté dans ma vie d’écrivain. Je n’ai pas lu tous ses livres mais beaucoup. Et puis il a inspiré une espèce de mouvement que l’on retrouve aussi dans le cinéma : les films comme La Bandera ou Pépé-le-Moko. Il s’agit de films aujourd’hui blacklistés car ils incarnent l’imaginaire colonial, le machisme, le sexisme… Tout ce dont il est difficile de parler aujourd’hui. C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a accompagné toute une partie de ma vie et qui a forgé l’écrivain que je suis devenu aujourd’hui.

k-libre : Finalement Makhno, quelle importance il donne à l’idéologie et à l’honneur ?
Mikaël Hirsch : Je pense que Makhno c’est un type rustre qui a été confronté très tôt à une injustice sociale tellement insupportable, que ça vie a été construite en réaction à tout ça. L’idéologie, finalement, il va la côtoyer par la marge (la prison notamment où il va rencontrer des gens qui eux sont des intellectuels qui vont lui faire découvrir des textes ; il va lire un petit peu Kropotkine, un petit peu Bakounine, un petit peu Dostoïevski, mais vraiment des bribes de chaque chose). Il va se créer une idéologie un peu foutraque autour de ça. D’ailleurs, il est tout à fait conscient d’avoir des grosses lacunes dans ce domaine, et il ne se considère pas, lui, comme un leader politique. Il se considère véritablement comme un chef de guerre. Il pensait que sa mission était de détruire la société telle qu’elle existait, et de laisser la place à des gens plus intelligents que lui, plus cultivés pour reconstruire quelque chose, peut-être sur des bases anarchistes. Il ne se voyait pas du tout comme un idéologue.

k-libre : En plus il a cet aphorisme : « On ne devrait jamais boire avec les gens qu’on va tuer. » Il est formidable cet aphorisme…
Mikaël Hirsch : Alors c’est moi qui parle à travers lui. Je ne sais pas s’il pensait véritablement comme ça. Mais c’est sûr que lorsqu’on a pour mission d’assassiner quelqu’un, quand on commence à discuter avec lui, à trinquer dans un bar, c’est mal parti. Il vaut mieux appuyer sur la gâchette avant de connaître son interlocuteur. C’est sûr que si on se met à discuter et à trinquer, on va avoir plus de mal à accomplir sa sale besogne.

Article initialement paru le 15 septembre 2021
Publié le 27 mai 2025
Mis à jour le 22 juin 2025