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Miceal O'Griafa et les ballades irlandaises noires
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k-libre : Alors tout d'abord, Miceal O'Griafa, j'aimerais que vous vous présentiez afin que les internautes de k-libre découvrent qui vous êtes.
Miceal O'Griafa : Eh bien tout d'abord je m'appelle Miceal O'Griafa. Je suis irlandais plus précisément je suis né en 1965 à Paris d'un père irlandais et d'une mère chilienne. J'ai failli naître dans un avion de la Panam pour au final, donc, naître à Paname. Pendant les dix premières années de ma vie, je n'ai cessé de voyager à New York, à Miami, au Canada, suivant mon père qui était professeur de littérature anglaise, spécialiste de James Joyce et conférencier. Je suis revenu en France quand j'entrais en sixième. C'est à ce moment que j'ai découvert la bande dessinée franco-belge car je n'avais eu auparavant qu'une éducation en bande dessinée purement comics à quelques exceptions près dont les trois gros incontournables que sont Tintin, Lucky Luke et Astérix. En dehors d'eux, je n'y connaissais rien, et j'ai reçu de plein fouet la bande dessinée franco-belge. Une véritable claque.
k-libre : En ce qui concerne James Joyce, vous êtes plutôt Finnegans Wake ou Ulysse ?
Miceal O'Griafa : Finnegans Wake surtout parce que Joyce y est allé encore plus loin, alors que tout le monde s'imaginait qu'après Ulysse c'était impossible ! Pour moi enfant, le Cénacle des Joyciens avait l'attrait d'une société secrète avec de grands oracles aux noms qui sonnaient trop bien pour être vrais, tels Richard Ellmann, Fritz Senn, Jacques Derrida, Hélène Cixous ou Jean-Michel Rabaté. Moi, je n'étais alors pas en âge de comprendre, mais j'adorais suivre les conférences de mon père à Beaubourg. Il a été professeur à l'université de Vincennes puis à l'Université Américaine à Paris. Lui, était plutôt dans la littérature noble, et moi, je suis parti dans la littérature ignoble, c'est-à-dire dans la littérature de genres à commencer par le polar qui a été vraiment mon truc dès le début.
k-libre : J'aime bien l'opposition noble-ignoble.
Miceal O'Griafa : C'est quelque chose qui m'a été dit dès le départ par les amis de mon père. Il côtoyait beaucoup d'auteurs irlandais de sa génération comme Seamus Heaney ou John Montague, et très souvent devant mon engouement ils me posaient la question "Why not the noble literature, son?" - "Pourquoi pas la noble littérature, fils ?" -, et je répondais invariablement que je lui préférais l'ignoble, la noire plutôt que la blanche.
k-libre : Et ces amis de votre père, ils considéraient également Agatha Christie comme une romancière de l'ignoble ?
Miceal O'Griafa : Non ! Je crois que des auteurs comme Agatha Christie et sir Arthur Conan Doyle sont considérés à part. Le whodunit à l'anglaise, le mystère en chambre close, avec son côté jeu intellectuel a davantage ses lettres de noblesse, grâce notamment au Dupin d'Edgar Allan Poe. En revanche en Irlande, jusqu'à il y a à peu près vingt ans, la littérature policière, même Chandler et Hammett, était vraiment considérée par le grand public comme du Pulp, de la littérature de gare. Depuis, heureusement, il y a eu évolution. Mais Agatha Christie et sir Arthur Conan Doyle ont toujours échappé à cette stigmatisation.
k-libre : Comment en arrive-t-on à l'adaptation d'un roman d'Agatha Christie ?
Miceal O'Griafa : C'est une question intéressante. En ce qui me concerne, je crois que pour avoir commencé par la presse de bande dessinée pour un magazine qui s'appelait Ekllipse de 2000 à 2002, j'avais déjà un regard déconstructiviste puisque journalistique, et je décortiquais, remontais les œuvres dont j'allais faire justement la critique. Quand m'est venue, petit à petit, cette idée de scénariser, l'adaptation m'a semblé un point de départ logique. Il y a d'ailleurs d'autres adaptations auxquelles je me suis attaqué mais qui n'ont pas abouti pour des questions de droits. Avec David Charrier, nous sommes allés démarcher Emmanuel Proust pour notre projet Le Baiser de l'orchidée. Lui, s'est montré tout particulièrement intéressé mais a émis le souhait de nous tester sur une toute autre chose à savoir une adaptation d'un roman d'Agatha Christie, puisque Emmanuel Proust a entrepris un vaste travail d'adaptation de l'intégrale des romans d'Agatha Christie et qu'il en est déjà, si je ne m'abuse, au vingt et unième volet. Ça a été un exercice de style particulièrement intéressant qui nous a beaucoup appris à David (Charrier) et à moi-même.
k-libre : Donc vous vous êtes attaqués aux Cinq petits cochons, dix-huitième volume...
Miceal O'Griafa : Absolument. Le roman a la particularité que j'avais oublié – je les avais pratiquement tous lus étant enfant -, d'être une enquête rétrospective. Hercule Poirot enquête sur un meurtre commis seize ans auparavant. La difficulté ça a vraiment été de trouver une solution graphique pour les nombreux flashbacks pour éviter d'avoir recours à une didascalie un peu trop lourde du genre "le témoin se souvint que seize ans plus tôt...". David (Charrier) a résolu cela grâce à un monochrome sépia qui allait particulièrement bien avec le style graphique choisi, et qui apportait un côté un peu suranné à notre Hercule Poirot.
k-libre : Vous réutilisez d'ailleurs ce même principe dans Le Baiser de l'orchidée.
Miceal O'Griafa : On avait hésité dans le second cas à utiliser une couleur un peu différente qui s'appelle le brou de noix, mais quand on a une méthode qui fonctionne, pourquoi s'en priver ? Surtout que les pages du Baiser de l'orchidée sont des pages qui sont assez sombres dans leur ensemble, puisque dans la lignée des romans noirs américains. Donc le monochrome orangé éclaire notre bande dessinée.
k-libre : Il y a une différence profonde entre Cinq petits cochons et Le Baiser de l'orchidée : l'intrigue. Elle tient au fait que dans le roman d'Agatha Christie, celle-ci est très simpliste, linéaire, avec cinq témoins que l'on découvre et qui relatent leur vision des faits. On migre de l'un à l'autre avec de temps en temps un retour vers l'un d'entre eux. Dans Le Baiser de l'orchidée, même si l'on pressent un fil directeur, il y a une quantité non négligeable de branches et de directions des fois opposées. Si j'étais critique, loin de moi cette idée !, je dirais que pour une première bande dessinée personnelle vous avez voulu mettre beaucoup d'éléments, tous en fait, et tout de suite.
Miceal O'Griafa : Mea maxima culpa ! C'est entièrement vrai, mais il faut savoir qu'à l'origine ce diptyque était en fait un triptyque. David (Charrier) d'ailleurs panique un petit peu sur le second tome. Chaque volume devait donc faire quarante-six pages. Pour des raisons éditoriales et commerciales, il a fallu se rabattre sur deux fois cinquante-deux pages. En tant que scénariste, j'ai donc perdu, si je puis dire, une trentaine de pages dans l'intervalle, ce qui a eu pour conséquence première de compresser le premier tome. J'aurais vécu cela avec davantage de confort sur trois tomes. Le lecteur aussi sûrement. Cela étant dit, moi, en tant que lecteur, j'ai en horreur les histoires dans lesquelles il ne se passe rien, surtout si l'on se trouve avec un support qui facilite la lecture ultra-rapide. C'est touffu mais on ne reste pas sur sa faim. Raule, le scénariste de Jazz Maynard, un très beau polar en bande dessinée, qui a eu la gentillesse de nous écrire une préface, m'a prévenu que je risquais un phénomène à la "Lost" : d'ouvrir un maximum de portes et de ne pas savoir les refermer. J'espère y être arrivé avec le deuxième tome même si je me dois aujourd'hui d'avouer que je n'ai pas le recul suffisant puisque j'ai fini ma part de travail il y a très peu de temps. Sur Le Baiser de l'orchidée, si je compare avec le Christie, nous avons eu une liberté expérimentale plus grande. J'apprends tous les jours mon métier de scénariste, et cette bande dessinée c'est aussi l'occasion de tester des choses. J'aime bien les polars à l'intrigue non linéaire, avec des recoupements, des chassés-croisés. J'adore les défis, et c'est un défi de faire en sorte que ça s'enclenche plutôt plus que moins bien.
k-libre : C'est à la fois une bande dessinée policière, une bande dessinée noire, un comics avec ce personnage de la Shadow. J'ai l'impression que Le Baiser de l'orchidée aborde tous les sous-genres du genre policier.
Miceal O'Griafa : Vous avez mis dans le mille, une fois de plus ! Cet aspect hybride découle probablement de ma multiplicité d'influences très différentes. Rien qu'en bande dessinée purement polar, et pour ne parler que de scénario et de découpage, les travaux de certains orfèvres de l'écriture comme Brian Bendis (Sam & Twitch) ou Brian Azzarello (One Hundred Bullets) aux États-Unis ou, en France, Tome (Berceuse assassine), Mezzo et Pirus et leurs polars inclassables ou tout ce qu'a pu écrire David Chauvel, (son Station debout m'a soufflé !) ont été déterminants pour forger ma propre écriture. Je suis également fan de certains mangas, notamment Monster, de Naoki Urasawa un modèle du genre. Le polar est un univers dont la richesse est telle, lui permettant des incursions dans tous les genres, que le limiter me parait, sans jeu de mots, criminel. D'autres duos tels Serge le Tendre et Franck Biancarelli dans le Livre des Destins, nous ont montré avec bonheur la voie de cette multiplicité narrative, alors pourquoi hésiter ?
Autant Cinq petits cochons était une commande avec des garde-fous, (même si Emmanuel Proust nous a octroyé certaines libertés comme celle de mettre en scène la fin d'une façon différente du roman), là, avec le Baiser, il a été possible d'explorer plusieurs voies, et c'est vraiment une bande dessinée très personnelle. Même si l'on utilise les codes du polar. J'aime bien jouer avec ces codes et ces stéréotypes. Tout ça, je pense, se verra bien mieux dans le second tome. On s'est cependant placés dans les années 1950, une époque fortement empreinte du courant "Série noire", celle qui était traduite de manière assez libre. Moi, ce côté qui part dans tous les sens, j'adorais vraiment. Il y avait des atmosphères qui font justement écho à "Atmosphères", cette collection des éditions Emmanuel Proust, dans laquelle Le Baiser de l'orchidée a trouvé sa place. Nous, tant au niveau du scénario que du dessin, on visait un polar très personnel et donc certainement très imparfait. Cela dit, entre le premier tome et le second, je note quand même des améliorations avec des raccourcis qui fonctionnent. Quand j'étais jeune, on avait la chance de recevoir beaucoup d'écrivains à la maison dont Julio Cortazar. À un moment donné, j'essayais d'écrire une rédaction pour l'école. Il l'avait lue avant de me dire : "C'est bien dans l'ensemble, mais ça ne va pas. Il y a des écrivains qui écrivent à la page, d'autres au paragraphe, tu dois écrire à la phrase." J'en suis encore très loin, mais j'espère que, petit à petit, je vais aller m'améliorant.
Je suis très superstitieux et je crois beaucoup aux rencontres. Celle que j'ai eue avec David Charrier, qui s'est très vite transformée en osmose sur Cinq petits cochons, malgré la quantité de petits problèmes à résoudre, restera l'une des plus magiques. Le fait d'avoir collaboré ensemble sur une adaptation a radicalement modifié notre approche sur Le Baiser de l'orchidée, qui est je le répète une œuvre que l'on a créée du début à la fin. Elle n'aurait pas été la même sans Cinq petits cochons.
k-libre : C'est très visible dans Cinq petits cochons, ça l'est encore dans Le Baiser de l'orchidée : David Charier est plutôt obnubilé par les regards...
Miceal O'Griafa : Il l'est ! Je rajouterai que nous le sommes tous les deux car je suis un fan du film noir tel qu'on le concevait à la grande époque lorsqu'il était influencé par l'expressionnisme abstrait et les films de Fritz Lang. Ceux qui mettent en scène Humphrey Bogart et Lauren Bacall (qui était surnommée "The Look" pour ses yeux magnifiques mais aussi pour ce regard par en dessous), pour ne citer que le couple le plus célèbre du film noir, me font toujours rêver. Il y avait un travail énorme de mise en valeur du regard car, il faut bien le dire, tous les sentiments ou presque peuvent passer par le seul regard. La pire case de bande dessinée qui soit est celle, redondante, où le héros se retourne pour tirer et où l'on a le texte qui accompagne qui nous raconte : "et le héros se retourna, dégaina et tira". Tout ce qui passe par la narration graphique touche à la perfection. À la rigueur, pourquoi rajouter du texte par-dessus ? Ou alors, le rajouter en décalage. J'aime bien ce genre d'exercice. Mais pour en revenir à David Charrier, c'est vrai qu'il a ce côté très cinématographique, il prête énormément attention à ces regards, et cela s'y prête d'autant plus qu'il dessine très bien les yeux.
k-libre : Il l'avait ébauché dans Cinq petits cochons, et cela prend toute sa dimension dans Le Baiser de l'orchidée. David Charrier aime les femmes à la plastique irréprochable. Dans ce premier volet on est quelque fois en plein concours de tee-shirts mouillés. Dans Cinq petits cochons, nous ne sommes plus dans l'adaptation du roman de grand-mère avec des femmes très classiques, très cintrées mais justement dans le film noir dont on parlait précédemment lorsqu'il adapte Dashiell Hammett ou Raymond Chandler dans les années 1930-1940. L'adaptation de Cinq petits cochons nous propose des femmes fatales. Avec Le Baiser de l'orchidée, arrive l'héroïne, véritable femme fatale, mais aussi une kyrielle d'autres qui gravitent plus ou moins loin. On constate qu'il prend beaucoup de plaisir à les dessiner...
Miceal O'Griafa : Au secours ! Non, le Baiser se veut aux antipodes du concours de tee-shirts mouillés ! David Charrier et moi sommes entièrement convaincus que la beauté vient de l'intérieur. Mais avec notre bande dessinée dont l'action se déroule en 1955, il se trouve que nous sommes à la confluence de deux conceptions de la beauté féminine : celle des femmes fatales des années 1940 et celle des pinups des fifties. Les brunes aux yeux de chat comme la Gene Tierney du Laura d'Otto Preminger (1944) ou l'Ava Gardner des Tueurs de Siodmak (1946) ont inspiré notre Sarita, tout comme notre Brazen Lace est l'héritière de la Rita Hayworth de Gilda (1946). Certaines de nos victimes en revanche, reflètent l'éclosion des beautés blondes pulpeuses des années 1950, notamment dans les pages du magazine "Playboy" que Hugh Hefner lança en 1953, créant sans le savoir une page culte de l'American Way of Life. On retrouve cette esthétique mixte, de la femme fatale aux courbes exagérées, poussé à l'extrême dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ?
avec la pulpeuse Jessica Rabbit, cette espèce de parangon absolu de ces années-là. Cette question des canons féminins est révélatrice du fait que même si on est plus libres dans le Baiser qu'avec Cinq petits cochons, on s'ancre cependant dans un univers ultra codifié. Je suis en train d'essayer d'écrire un roman. Un polar, évidemment ! Mon héroïne, la détective privée Plenty O'Shea, est de celles qu'on appelle aux États-Unis une plus sized woman, et qui ont fait leur apparition sur les podiums et les pages des magazines avec les top models Tara Lynn ou Nathalie Laughlin. C'est une femme qui est réellement ronde. Elle ne fait pas simplement un bonnet 105 D. Elle est ronde de partout et tout aussi belle que les canons actuels. Ce qui m'intéresse, c'est avant tout le regard que les gens vont porter sur elle et le panache avec lequel elle saura assumer sa différence dans un monde faisant l'apologie de la minceur et dans l'univers plutôt masculin des privés. Dans Le Baiser de l'orchidée, le thème de la beauté superficielle est essentielle. La ville de Mirage City comme le Palais d'Apadana présentent des façades magnifiques qui dissimulent bien des failles. Il en va de même pour nos personnages. Nos victimes ont toutes un profil physique avantageux aux yeux du Tueur aux Ophélies et, ironiquement c'est cette même beauté qu'on a dû leur envier de leur vivant qui conduit à leur mort. On joue aussi avec l'apparence de nos héros masculins. Arch et Anker finissent par se ressembler un peu. L'élégance des costumes de l'époque renforcé par le trait fin de David, leur confère un côté gravures de mode que l'on retrouve dans l'âge d'or du film noir. Bogey, si l'on s'en tenait à son seul physique, petit, presque malingre avec ses yeux de cocker semblerait peu crédible dans les scènes d'action ou d'amour, et pourtant dès qu'il apparaît à l'écran ce type dégage une aura exceptionnelle et la belle Bacall ne s'y est pas trompée. Ne pas se fier aux apparences est un réflexe salutaire dans le polar. Au final, seuls les actes comptent. Si les deux premiers tomes ont du succès, on aimerait revoir tous ces durs à cuire et ces femmes fatales dans un second cycle, un dernier diptyque écrit comme un diptyque, tout en sachant qu'il y a des chances que l'on continue à exacerber les clichés. Pour le tome 1 du Baiser de l'orchidée, la couverture a fait couler beaucoup d'encre. Il y a une femme nue, mais cela ne correspond pas à ce que nous avions imaginé. Notre éditeur, Emmanuel Proust, nous l'a imposée. Au départ, si on a accepté, ça n'était qu'à condition que cette femme soit morte et que ce soit visible. C'était totalement cohérent avec la trame puisqu'il y a un tueur en série qui laisse des femmes nues étendues sur des plans d'eaux avec des orchidées. On ne voulait surtout pas évoquer "Alerte à Malibu" ! Malgré cela, on était initialement très inquiets. On aurait dû savoir que l'art de David, sublimé par le talent de Stefan Thanneur - qui réalise notamment toutes les maquettes des albums de la collection "Atmosphères" – saurait éviter toute vulgarité. Mieux encore, aujourd'hui David et moi sommes les premiers à le reconnaître qu'Emmanuel avait raison. Les retours des libraires, des critiques et des lecteurs sont unanimes sur l'attrait de la couverture. Ç'avait déjà été le cas avec Cinq petits cochons, et ça fait partie du dur apprentissage d'auteur de bande dessinée : l'éditeur n'a pas toujours tort [rires] ! Enfin pour les lectrices qui s'inquièteraient de se trouver face à une bande dessinée macho, notre cambrioleuse Sarita s'est révélée être de loin notre personnage la plus populaire auprès des lecteurs comme des lectrices. Et plus pour sa personnalité atypique et ses contradictions que pour sa seule plastique ! Sans dévoiler la suite de l'intrigue, notre personnage féminin n'est ni anecdotique, ni de seconde zone. C'est un personnage ambivalent, peut-être celui qui me plait le plus. Le second tome va amener son lot de surprises, mais il ne faut pas compter sur moi pour les divulguer. Ce que je peux dire sur le premier volet c'est qu'il y a une scène à la limite du roman à l'eau de rose, qui intrigue réellement. Un journaliste y a vu une ouverture, une piste qui montre qu'il connait assez bien la littérature du polar et ses typologies. Ce que j'espère avant tout c'est que l'arrivée du tome 2 permettra de relire le tome 1 d'une façon radicalement différente.
k-libre : Pour en finir avec la femme fatale qui vit intimement une tragédie paradoxale grecque (je suis inaccessible, mais je rêve d'être accessible), David Charrier lui adjoint une touche asiatique très prononcée.
Miceal O'Griafa : Exactement, toute femme fatale a pour moi ce mélange d'innocence et de malice, de regard angélique et d'esprit bad girl. Pour ce qui est du look asiatique, à l'origine, le Baiser est une bande dessinée franco-belge avec des apports de chacun. J'ai, pour ma part, une culture qui est plus celle des comics. David, lui, sa culture de bédéphile, en dehors du franco-belge, il la puise énormément dans les mangas et l'animation japonaise dont il est un grand fin, et un sacré connaisseur. Pour David, mes apports n'étaient pas évidents à appréhender, et il ne l'a fait, justement, que par l'immixtion des siens. Son influence manga se voit plus particulièrement dans le traitement du mouvement avec l'utilisation des traditionnelles trames nippones qui existent désormais aussi sur Photoshop. Pour moi, sa culture asiatique a permis à David de se libérer parce qu'il a un dessin assez classique qui peut paraître des fois statique. Cette influence manga lui permet d'éclore. Entre les premières pages et les dernières, il y a une progression impressionnante. Le scénariste a cet avantage de voir la progression du dessinateur à travers un album qui s'élabore sur des fois plus d'un an. Le progrès n'est pas aussi patent dans un scénario. David, c'est un perfectionniste qui aurait recommencé les premières planches. Heureusement qu'on le lui a interdit !
k-libre : Au départ de l'intrigue du Baiser de l'orchidée, il y a trois enfants, trois garçons, orphelins et inséparables...
Miceal O'Griafa : Pendant dix ans, j'ai enseigné dans un lycée d'aide sociale à l'enfance. J'ai côtoyé beaucoup d'enfants abimés par la vie avec des parcours un peu compliqués. J'ai voulu instiller dans Le Baiser de l'orchidée un peu de toute cette expérience. Et c'est peut-être là qu'il faut débusquer l'âme de cette bande dessinée si tant est que l'on puisse en trouver une. J'ai aussi moi même depuis la sixième deux amis d'enfance, rencontrés alors que je venais d'arriver en France totalement perdu. Nous partageons une amitié totalement indéfectible avec des parcours extrêmement différents. Cette expérience-là aussi a nourri le scénario du Baiser de l'orchidée. Il arrive bien sûr, dans le cadre d'une telle amitié, que l'on se sépare. Ce qui est intéressant, c'est de se pencher sur ce qu'il reste de ces liens, des années après, et de se poser la question du retour comme avant. Normalement, le retour en arrière n'est jamais possible. Je voulais une enquête où ça puisse paraître possible avec des liens d'amitié, des liens familiaux, qui sont tous aussi complexes les uns que les autres et qui sont un matériau idéal pour un polar.
k-libre : L'un des enfants est adopté. Il devient un fils de riche, perd une partie de sa personnalité et surtout son prénom, puisqu'il est débaptisé pour le plus grand plaisir de son père adoptif. Des années plus tard, tout part en éclats...
Miceal O'Griafa : Oui, le personnage de l'héritier me fascine tout particulièrement. Et même si son traitement par le duo Van Hamme et Philippe Francq dans la série "Largo Winch" en ont fait un héros planétaire, le thème reste inépuisable. Lorsque l'orphelin Karas, est choisi (hasard ou non, nous verrons dans le tome 2) pour devenir Darius K. Ceram, se produit ce que Fritz Lang appelait "ce moment où tout bascule". D'une manière ou d'une autre, malgré lui, le destin de Karas / Darius K. prend un tournant qui le prive d'une partie de son libre-arbitre, et ce d'autant plus, que comme tous les héritiers, il se retrouve seul, et dans son cas précis, coupé des deux seuls êtres qui auraient pu être les garants de sa normalité, ses amis d'enfance. À partir de là, ce qui s'avère toujours passionnant ce sont les choix que va faire l'héritier, souvent inattendus et pour des raisons connus de lui seul, parce qu'il ne peut plus exister désormais comme individu qu'en se détachant de la figure paternelle ou en la détruisant... Ses actes seront forcément dramatiques et, du fait de son statut social si particulier, ce qu'il fera aura des conséquences sur la communauté toute entière dont il reste, avec son père adoptif, la figure de proue tutélaire et ultra médiatisée. Sarita, notre monte-en-l'air est toute aussi complexe, et parce qu'on ne connaît pas son histoire, son comportement peut surprendre. Même pour nous, elle s'est souvent avérée imprévisible, comme quoi le Pygmalion ne contrôle pas toujours sa Galatée ! Sur les personnages qui ont choisi la légalité, il y a Anker, le personnage de policier, très dur, intègre, qui ne va pas changer sa trajectoire d'un iota même par amitié tandis qu'Arch le privé, par essence borderline, et qui a des codes à la Philip Marlowe de Raymond Chandler ou plus près de nous à la Spenser, de Robert B. Parker, a certes une certaine intégrité, mais qui est plus enclin à aller plutôt dans la voie de la justice que dans celle de la légalité. On a pu constater au travers de certaines affaires judiciaires, que la voie de la légalité, n'est hélas pas toujours celle de la justice.
k-libre : Le privé s'appelle Arch Costello. C'est une victime de vos influences musicales ?
Miceal O'Griafa : Ha ah ! Inconsciente alors, même si j'adore l'Elvis C. que vous évoquez. Non, la plupart des gens ne le savent pas, mais c'est un nom de famille extrêmement répandu en Irlande. J'ai des cousins au pays qui s'appellent Costello. En général, on a tendance à les prendre pour des Italiens mais on se trompe. Encore une fois, c'est un jeu sur les stéréotypes – on ne nait pas tous O' ou Mac ! Je voulais insuffler un côté irlandais parce que je crois que l'Irish hero occupe une place à part dans le polar américain, et qu'il mériterait que quelqu'un s'attache à lui dédier une thèse. Mais je ne voulais pas que ce soit trop facilement identifiable non plus. Mes compatriotes et nos cousins bretons comprendront ! Les autres penseront qu'Arch est d'origine latine.
k-libre : La guerre civile en Irlande a aussi beaucoup fait aux États-Unis pour le héros romanesque et romantique irlandais. Si l'on se réfère au film Il était une fois la révolution, on a l'exemple parfait du révolutionnaire irlandais en exil avec tout ce qu'il apporte de sentiments et d'idéologie.
Miceal O'Griafa : Nous voilà revenus à James Joyce ! L'exil reste effectivement le thème de prédilection de toute notre littérature insulaire. Et notre émigration massive à partir de la grande famine de 1848, puis pour certains à différentes étapes de la guerre civile, notamment vers les États Unis, a créé un type de héros nostalgique et romantique, qui a la vie dure, surtout dans le polar. Qu'il soit un membre repenti (ou non) de l'IRA, un Hiberno Américain fruit de plusieurs générations de flics ou de truands ou un primo arrivant calibré oscillant sans cesse entre culpabilité (c'est très ancré chez nous), charme et audace, le héros originaire de la verte Erin, se définit avant tout comme un Irlandais. Il boira sa Guinness avec un chaser de Bushmills du Jameson ou du Tullamore Dew, à la rigueur du Jack Daniels, mais jamais du scotch. Il chantera "Danny Boy" aux enterrements, se bagarrera et fera preuve d'une auto-dérision quasi permanente. Tout cela finit par tomber dans le cliché, mais c'est aussi un réflexe de survie de l'exilé, surtout dans un pays sans Histoire comme les USA. Quasi invariablement aussi, le héros irlandais, auquel le destin offre une chance d'effacer son ardoise et de faire tabula rasa pour recommencer à zéro, saisit rarement cette opportunité de refaire sa vie et les rares fois où il essaie, échoue presque toujours. Dans Il était une fois la révolution, la scène finale qui permet de mieux comprendre le personnage de Sean, montre à quel point on peut fuir son histoire personnelle mais sans échapper à la destinée collective. Sean, s'avère incapable de changer, a troqué une cause pour une autre, et finit par demeurer tel qu'il était, et mourir avec sur ses lèvres le sourire d'un joyeux dynamiteur. On ne peut jamais retirer l'Irlande à l'Irlandais. Autant vouloir retirer à Sergio Leone son sens de la caméra!
k-libre : Vous parliez peu avant d'influences comics, mais en Grande-Bretagne, avant le comic book il y a eu le strip, ces quelques cases que l'on retrouve dans les journaux. Dans ces cases, apparait souvent Modesty Blaise. Vous pouvez nous parler d'elle ?
Miceal O'Griafa : Modesty Blaise, c'est un strip des années 1960 écrit par Peter O'Donnell (il en fera également un personnage de romans) qui parut dans les pages du London Evening Standard dès 1963, puis dans des dizaines de journaux de par le monde. À l'époque, cette héroïne avait un succès comparable à celui de James Bond. Elle est d'abord dessinée par Jim Holdaway, qui décède prématurément. Le flambeau a été repris par d'autres dessinateurs, dont l'Espagnol Romero avec une réussite rare. Pour moi, l'école du strip a ceci d'extraordinaire que c'est l'apprentissage de la concision. J'ai tendance à être prolixe, aussi j'écris toujours un premier script bavard avant de l'épurer. Mon côté volubile doit encore et toujours se sentir en particulier dans les dialogues dans lesquels je ne suis pas encore tout à fait à l'aise. Le strip, lui, est une école extraordinaire pour une histoire en quelques mots et quelques dessins. Pour en revenir à Modesty Blaise, je ne suis pas le seul fan actuel de cette bande dessinée. Quentin Tarantino devait avec ce personnage réaliser un film. Il s'est résolu, malheureusement, à simplement le produire. Mais dans Pulp fiction, c'est le livre que lit John Travolta au moment où il se fait tuer par Bruce Willis. Le plus grand intérêt de Modesty Blaise on le trouve dans les personnages du strip. Willy Garvin, le second de Modesty Blaise, est un criminel auto-affranchi qui apporte sa pierre au couple qu'il forme avec Modesty Blaise. Le succès de la série on le doit au fait qu'il s'agit d'un couple et non d'un héros femme ou homme. Tout pourrait les porter à consommer une relation, mais ils sont tenus à un code tacite qui les en empêche. Et cette relation que certains jugent impossible d'amitié entre un homme et une femme est extrêmement intéressante. L'intrigue, dans laquelle on retrouve un mélange d'action, d'espionnage et de polar est très intéressante mais reste en deçà de la relation entre les personnages. Joseph Losey a réalisé une adaptation avec Monica Vitti, Terence Stamp et Dirk Bogarde – des acteurs qu'a priori on ne voit pas jouer dans un film à la James Bond -, qui a été véritablement un fiasco parce que d'abord ils consomment la relation et enfin parce que le film qui au départ est un film d'espionnage devient en son milieu une comédie musicale. Beaucoup de gens ont été perturbés et moi, je suis quasiment certain que l'échec de ce film a contribué au désintéressement du strip et des romans. Peter O'Donnell en a souvent parlé, et lui-même a jugé que ce film avait sonné le glas du personnage. En un sens, Joseph Losey a assassiné Modesty Blaise.
k-libre : Si l'on s'en réfère en effet aux canons du genre noir, la non-consommation, est à moitié avouée. Le couple Hélène-Nestor Burma, créé par Léo Malet, nous enchante parce que justement il n'y a pas de consommation même si Nestor Burma aimerait bien. Il idéalise cette relation, il la fantasme pour mieux la jeter au placard.
Miceal O'Griafa : J'avoue ne pas avoir lu suffisamment de romans des "Nouveaux mystères de Paris" pour me prononcer sur le couple Hèlène-Burma. Je me souviens de Brouillard au pont de Tolbiac (et son adaptation par Tardi) parce qu'il se déroule dans mon arrondissement du XIIIe mais ma vision des personnages est surtout celle de la série télévisée avec Guy Marchand, et je ne sais pas si elle est fidèle aux romans de Léo Malet. En revanche, ce phénomène de non consommation était très bien illustré dans l'adaptation télévisée du Mike Hammer, de Mickey Spillane, en une série avec Stacy Keach qui jouait beaucoup sur les stéréotypes. Outre l'histoire d'amour entre Mike Hammer et sa secrétaire Velda, le détective est hanté l'apparition d'une femme fatale qui traverse chacun des épisodes mais que Mike Hammer n'arrive jamais à aborder : elle passe dans un bus, monte dans un ascenseur... Alors qu'il est un grand séducteur il est confronté à cet amour impossible, qui ne trouve d'autre source qu'un empêchement physique, un obstacle temporel.
k-libre : Vous avez abordé tout à l'heure l'écriture d'un roman. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Miceal O'Griafa : En fait, il y a trois projets d'écriture : une série polar XXL dont j'ai évoqué l'héroïne Plenty O'Shea, et un roman d'urban fantasy, Ransom Gate, que j'ai tous deux laissés en suspens, afin de me consacrer à mon troisième projet 7 Dias por A., parce qu'une une opportunité m'a été offerte par Frédéric Bertocchini, (mon co-scénariste sur une bande dessinée thriller Libera Me dessinée par Michel Espinosa et mise en couleur par Pascal Nino), de proposer ce polar à Albiana, un éditeur corse, pour sa très belle collection "Nera". Écrire un roman est très compliqué pour moi parce que j'ai commencé dans la bande dessinée et lorsque j'écris, mon dessinateur me manque. Mais David Charier a régulièrement droit à des coups de fil pour savoir ce qu'il pense de telle ou telle scène. Quand j'écris en bande dessinée, je fais toujours un pré-découpage, car ce sont des scènes que je visualise. Pour un roman, c'est un peu plus compliqué. Je suis en phase d'apprentissage. Je me porte volontaire pour participer au plus grand nombre de festivals de polar qui réunissent auteurs de romans et de bandes dessinées comme Montigny-lès-Cormeilles pour me sentir en famille et y puiser des conseils d'auteurs confirmés. Même si j'aime me mettre en danger, je pense que là je ne vais pas partir sur quinze mille pistes, mais tenter de proposer une intrigue moins touffue que celle proposée justement dans Le Baiser de l'orchidée. Je n'attaque pas phrase par phrase mais j'essaie d'enchainer chapitre après chapitre. J'ai la chance de pouvoir écrire et d'être publié, je ne veux pas pêcher par manque de modestie.
k-libre : Enfin, pour en revenir à Agatha Christie, d'autres adaptations sont prévues ?
Miceal O'Griafa : Absolument, mais pas dans l'immédiat avec David Charrier. Nous aimerions tous deux adapter un jour Rendez-vous avec la Mort dont l'action se déroule à Pétra en Jordanie, car nous avons tous les deux dans notre parcours une pratique archéologique, mais David souhaite avant tout se consacrer à des projets très personnels. Pour lui, l'adaptation de Cinq petits cochons a aussi été une réelle souffrance car Hercule Poirot est bien plus bavard pour moi, et que cela a donné des bulles à la "Blake et Mortimer" avec énormément de texte, et son dessin n'avait pas beaucoup de place pour respirer. Dans chacun des deux tomes du Baiser de l'orchidée, je lui ai offert une pleine page dans lesquelles il a pu se lâcher. Si on rajoute le fait qu'un scénariste comme moi met entre un à trois mois pour rendre son travail et qu'un dessinateur comme lui doit enchaîner sur dix mois de dessin au minimum, on comprendra aisément que devant la multiplicité de mes projets il me faille faire appel à un autre dessinateur de temps en temps. Avec Michel Espinosa, un dessinateur marseillais aussi doué que sympathique, (qui a publié Oukase, une série polar d'action de quatre tomes dans la collection "Grand angle" des éditions Bamboo), adapter un nouveau Christie va constituer un défi différent de celui de Cinq petits cochons. Car si l'art du cadrage de Michel va faire merveille, mon dessinateur est comme moi un aficionado du roman noir américain, et notre approche de l'univers très britannique de la Reine du crime sera certainement très différente qu'elle a pu l'être avec David. Michel et moi n'avons pas encore décidé exactement quel roman nous souhaiterions adapter en priorité. On en discute actuellement avec Emmanuel Proust. Quoiqu'il en soit, ça va être une extraordinaire aventure pour moi que de me replonger dans un monde christien. Là encore quelle fabuleuse opportunité de jouer avec les codes du polar pour mieux les transgresser, en espérant surprendre le lecteur, sans toutefois trahir la Grande Dame qui m'a apporté mon premier bonheur de scénariste. Quant à l'aventure commune avec David Charrier puisse-t-elle durer éternellement. Le bougre a aussi mauvais caractère que moi – ce qui n'est pas peu dire – mais je ne pourrais rêver meilleur partenaire, et dans le polar comme dans la vie, un ami sur lequel on peut toujours compter est une denrée rare !
Liens : Miceal O'Griafa | David Charrier | Cinq petits cochons | Le Baiser de l'orchidée - 1. Apadana Propos recueillis par Julien Védrenne