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Trieste, passée au crible par Veit Heinichen
© P-A Hassiepen
k-libre : Vous vivez en Italie depuis longtemps, vous êtes traduit en italien, vous publiez de nombreuses tribunes dans les journaux italiens, vous avez gagné de nombreux prix en Italie... La première question qu'on peut se poser est : vous considérez-vous comme un auteur italien ou allemand ?
Veit Heinichen : Oh ! lalanbsp;! La question la plus difficile en premier ? Quelqu'un comme moi, né à proximité de plusieurs frontières politiques et qui a ensuite choisi de vivre dans une ville européenne entourée de plus de frontières que nulle part ailleurs, a nécessairement une autre relation à l'appartenance nationale.
Mon acte de naissance est sans équivoque, mais mon profil personnel est différent, plus riche en diversité et en contrastes. Comment l'expliquer ? C'est seulement la dernière version d'un nouveau roman que j'écris en allemand, ma langue maternelle. Ma perception de la société et le choix des sujets sont par contre déterminés par la région où j'ai élu domicile depuis longtemps. Laissons parler les lecteurs : le succès de mes livres est comparable dans les deux langues. Et leur auteur se sent sans aucun doute comme un bâtard. En parlant des chiens, on dit que ce sont les meilleurs...
k-libre : Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ? Et pourquoi du polar ?
Veit Heinichen : J'écris depuis toujours. Quand j'avais huit ans, j'ai appris tout seul à dactylographier. Mais la vie ne se déroule pas toujours comme on pense. Mon caractère est marqué par deux dieux. Mercure, dieu du commerce et des voleurs, m'a poussé dans le monde de l'entreprise après mes études de sciences économiques. Apollon, dieu de la poésie et de la culture, a exigé que je quitte l'industrie automobile pour travailler dans l'édition (ce qui a ravi Mercure). Le roman a toujours été le miroir de son époque et de son espace. Mon époque et mon espace, c'est l'Europe dans laquelle nous vivons et la ville portuaire de Trieste se situe en son cœur. Mon genre littéraire, le "noir méditerranéen", est le miroir idéal de cette interconnexion croissante entre la politique, l'économie et le crime organisé. Interconnexion qui détermine de plus en plus notre vie, à tous, et met la démocratie en danger. Il n'y a pas de meilleur genre littéraire pour décrire le présent. Il peut nous divertir, transporter la dureté des faits, il peut être amusant et nous captiver. Tout dépend de l'auteur.
k-libre : J'ai pu lire une interview où vous disiez à propos de ce que vous écriviez : "Ce n'est pas comme Derrick où, à la fin, tout finit toujours bien et les méchants en prison" (la traduction est de moi qui ne parle pas très bien allemand)... Alors, quelle est votre vision du polar, son rapport à la société ?
Veit Heinichen : Derrick – comme tant de séries au succès international - n'est qu'une continuation des contes des Frères Grimm. Des somnifères dégoulinant de sentiments moraux. Enfant déjà, ils ne m'ont pas semblé crédibles et m'ont infiniment ennuyé. Il en va de même avec la masse des polars. La réalité est différente et elle est pire que la fiction. Un auteur est en premier lieu un observateur qui se concentre sur certains sujets qu'il sait raconter à un niveau littéraire. Regardons autour de nous : l'affaire Clearstream, Mitterrand-Kohl et Elf-Aquitaine, la crise financière actuelle, les affaires de corruption et d'écoute en France, en Allemagne, en Italie etc. Ça, c'est notre réalité et non ce folklore familial où le méchant finit en prison.
k-libre : En France, on se déchire toujours pour faire la différence entre roman noir et roman policier. La faites-vous en Allemagne ?
Veit Heinichen : Pour "nous en Allemagne", je ne peux rien dire. Pour "nous en Italie", c'est oui. En Allemagne, on parle toujours de "roman criminalistique" avec son diminutif "Krimi". À mon avis, cela vient du fait que les Allemands se perçoivent eux-mêmes comme étant "purs" et que, pour eux, la grande criminalité se joue ailleurs. Que la grande criminalité laisse de côté le plus grand marché d'Europe serait contre tous les principes de la vie économique et contre toute logique des flux financiers ! L'auto-perception des Allemands est incompréhensible pour moi et me rappelle souvent le monde décrit par Heinrich Mann dans son roman L'Ange bleu. Mais la réalité de nos vies est différente. En Italie, j'appartiens aux représentants du "noir méditerranéen" dont le plus célèbre prédécesseur est certainement L'Œdipe de Sophocle. Les sociétés sensibilisées au fait que tout peut arriver savent mieux faire la distinction, même des genres littéraires.
k-libre : D.O.A., excellent auteur français, a pas mal résumé la chose : "Le roman policier commence dans le chaos et finit dans l'ordre, le roman noir commence dans le chaos et finit avec encore plus de chaos..." Qu'en pensez-vous ? En tous cas, sa définition du noir colle bien avec ce que vous écrivez, non ?
Veit Heinichen : Bien sûr, je connais D.O.A. Sa phrase part comme un coup du fusil de précision d'un tireur d'élite. La différence entre les deux genres s'exprime de façon multiple. Du point de vue de la narration, un polar est plus facile à saisir et il exige moins de précision dans la préparation. Un roman noir ne peut pas réussir sans une profonde connaissance du contexte. Il questionne la participation de tous les groupes impliqués et donc le rôle de la société elle-même. Derrick et ses disciples ne mettent en scène que des criminels, des victimes et des investigateurs. Se limiter de cette façon me paraît absolument irréaliste et ennuyeux. Finalement, un roman noir provoque un plus grand chaos parce qu'il n'offre aucune solution qui pourrait tranquilliser le lecteur. C'est bien ainsi, car un bon bouquin doit bouleverser et non pas endormir. Si, de plus, il est divertissant et met en scène les absurdités du monde, il devient un vrai piège pour le lecteur.
k-libre : Vous faites donc une série se basant à Trieste avec le commissaire Proteo Laurenti. Comment est-il né ? Et pour les lecteurs qui ne le connaitraient pas (si, si, ça arrive encore), pourriez-vous nous en brosser le portrait ?
Veit Heinichen : Bien que travaillant sur le huitième roman mettant en scène Proteo Laurenti, je n'ai jamais pensé à faire une série. J'ai fait la connaissance du Commissario en 1999 lorsque j'ai cherché une forme me permettant de raconter les résultats d'une recherche effectuée sur plusieurs années. J'ai procédé par exclusion : un reportage aurait été trop court, un livre spécialisé trop froid et sans psychologie. À la fin, il n'est resté que la forme du roman noir et comme protagoniste un policier compétent capable, grâce à ses compétences, de mener des investigations en matière de corruption internationale et de traite de femmes en Europe orientale. Proteo Laurenti n'est pas mon alter ego. Il a un autre métier, il est plus âgé que moi, il est né dans le sud de l'Italie et non pas au voisinage de la frontière franco-suisse comme moi, il mène une autre vie, il a une autre famille, une autre formation et la carrière classique d'un policier italien de son âge. En réalité, Proteo Laurenti est un mélange de trois vrais enquêteurs avec lesquels j'entretiens des liens amicaux. Et bien sûr, son caractère porte une bonne dose de mon imagination. Ce qui nous relie est le fait que nous arrivons de l'extérieur, que nous n'avons pas grandi avec les tabous et les coutumes de cette ville de Trieste, portuaire et multiethnique, où nous vivons depuis plus de trente ans. Nous pouvons ainsi nous permettre de poser des questions que le citoyen autochtone évite la plupart du temps. Par ailleurs, il nous arrive de fréquenter les mêmes restaurants et cafés.
Lorsque j'ai fait la connaissance de Laurenti en 1999, il avait quarante-cinq ans, était père de trois enfants (dont deux filles), marié avec une femme originaire du Frioul, de huit ans plus jeune que lui, et il était affublé de plusieurs maîtresses, tout en restant fidèle à chacune de ces femmes dont il ne saura quitter aucune. En tant que commissaire de police, il apprécie la haute qualité de vie de la ville de Trieste avec un faible taux de petite délinquance mais avec une forte densité en institutions financières et quelques crimes majeurs qui, lorsqu'ils surviennent, portent toujours en eux une dimension européenne. Il se plait à nager dans l'Adriatique, il adore les excellents vins du Karst et les spécialités culinaires de la région, qu'elles proviennent de la terre ou de l'eau. Au fond, cet homme penche vers une vie contemplative mais, lorsqu'il accroche à une affaire, il s'entête sans le moindre respect de sa hiérarchie, ce qui peut lui causer des tracas. Laurenti est un homme doté d'un grand sens de la justice et il prend très à cœur la protection de la démocratie, mission que lui confère son métier. Il dédaigne les opportunistes, il a parfois de la sympathie envers un criminel, surtout lorsque celui-ci a plus de caractère que les personnes dont il se sert.
k-libre : Lorsque vous avez écrit le premier, pensiez-vous faire une série avec lui ? Sinon, quel a été l'élément déclencheur de la série ?
Veit Heinichen : Chaque roman est une histoire finie et possède sa propre mélodie car la façon de raconter dépend de la matière. Tout comme dans la vie ordinaire où chacun choisit sa sonorité pour rapporter les événements dont il veut parler. Pour moi, ce n'est toujours pas une série. La faute en revient au Commissario. Laurenti est un homme de caractère et revient toujours vers moi. Il peut même être gênant et il lui arrive de s'immiscer dans ma vie. Ses collaborateurs m'arrêtent dans la rue et me demandent pourquoi je sors boire un verre au lieu de rester assis avec lui à mon bureau. Mais quand il s'agit de me faire sauter un PV, il fait semblant de ne pas me connaître. Il devient impertinent et je me débarrasserais bien de lui parfois. Au cours de sa cinquième affaire, j'ai tenté d'assassiner Laurenti, mais en vain. Dans un roman, les autres personnages sont tout aussi importants que le Commissario. Et grâce à ces autres personnages, je peux lui rendre la vie difficile. Ma revanche, ce sont les situations où je l'amène contre sa volonté. Mais c'est une arme à double tranchant. Plus je lui donne du travail, plus j'ai du travail !
k-libre : Il y a beaucoup de choses marquantes dans votre série. Nous pourrions les résumer en différents points. Je me propose de vous les lister et de vous laisser les commenter.
Veit Heinichen : Je suis curieux de les entendre.
k-libre : Premièrement, il y a Trieste où vous vivez. Trieste, plaque tournante et carrefour de l'Europe... Trieste, comme dit en citation de À l'ombre de la mort : "Le monde entier dans une seule ville."
Veit Heinichen : Trieste est le port le plus au nord de la Méditerranée et se trouve grâce à sa situation géopolitique à l'intersection de trois grands espaces culturels et linguistiques : roman, slave et germanique. Aucune autre ville en Europe n'est marquée par plus de frontières, de contrastes, de contradictions, mais aussi par autant de ponts entre eux. La ville se compose de plus de quatre-vingt-dix ethnies venues de toute l'Europe (les racines françaises sont encore très visibles et même audibles) et de toutes appartenances religieuses. Elle a grandi grâce à ce vivre ensemble et elle est, comme on a pu le lire dans Le Monde, le prototype de la ville européenne. Une ville multilingue dont la littérature a toujours été conçue en plus d'une langue. Politiquement, elle a toujours été un point chaud, dernièrement lors de la chute des systèmes politiques de l'Est et de la guerre dans l'ancienne Yougoslavie voisine, auparavant comme la ville située à l'extrémité sud du rideau de fer, un lieu de prédilection des services secrets, comme le disait Winston Churchill en 1945. Elle fut ensuite un protectorat des Nations unies jusqu'en 1954. Encore aujourd'hui, c'est un grand lieu de passage : des hommes, des marchandises, de l'argent, des conspirations et des secrets. Celui qui veut découvrir l'Europe, pourra le faire ici, en bien et en mal... Une vérité demeure : la diversité, c'est une richesse. On en trouve ici autant qu'on veut.
k-libre : Deuxièmement, le Karst, ses failles où l'on se débarrasse des cadavres ou autres choses encombrantes, ses caches d'armes...
Veit Heinichen : Ce haut-plateau calcaire qui ceinture la ville jusqu'au bord de la mer, plein de failles et de grottes, possède un caractère tout particulier. C'est ici que s'est déroulé la lutte de la Resistenza communiste contre le fascisme italien et contre l'occupant nazi ensuite. Plus tard, la fracture politique entre Belgrade et Moscou s'y est reflétée, parfois jusque dans les plus petits villages. Il y a eu l'oppression fasciste, puis les règlements de compte brutaux à la fin de la guerre, ensuite les conflits idéologiques et finalement l'élargissement de l'Union européenne vers l'Est qui a rendu obsolètes les vieilles tensions.
Dans mon roman Les Morts du Karst, je suis le premier auteur à traiter par la narration ce conflit ancien qui a hypothéqué l'avenir et entretenu les vieilles haines idéologiques pour provoquer de terribles conflits ethniques. Cela m'a valu des attaques violentes. Il y a des gens qui n'aiment pas que l'on prenne comme sujet les tabous grâce auxquels ils se sont enrichis pendant des décennies. Les tabous sont des sujets dont tout le monde sait qu'ils existent, mais dont un petit groupe seulement se sert pour exercer un certain pouvoir et faire de l'argent. Les raconter, cela signifie mettre de tels sujets à la portée de tous, les démocratiser en quelque sorte. Et cela ébranle de vieilles structures.
k-libre :Troisièmement, l'Histoire, avec un grand H, car "c'est le passé qui conditionne nos vies". Comme le souligne justement – et c'est rare – Scoglio "Quoi qu'il se passe ici, cela a pratiquement toujours à voir avec le passé ou avec les clichés qu'il produit. Avec l'histoire, du moins sa face cachée."
Veit Heinichen : L'histoire est un terrain dangereux, dont on abuse souvent. Surtout de la souffrance des victimes. En matière d'historiographie, je préfère l'école des "Annales", j'adore L'Histoire de la vie privée d'Ariès & Duby. À mon avis, l'histoire se compose de destins singuliers. Je n'arrive pas à la comprendre comme un enchaînement d'événements mais je la comprends comme une biographie géante de tous ceux qui sont impliqués. C'est seulement ainsi que nous pouvons réussir à nous approcher de l'âme d'une région, d'un pays, d'un continent. Ce genre d'approche peut être excitant, surtout lorsque nous nous rendons compte comment on y traite la souffrance et les peurs entretenues. La question centrale reste toujours la même : comment fait-on prendre une direction voulue aux flux du pouvoir et de l'argent, comment et pourquoi est-ce que l'individu y participe et comment peut on commander ces flux ?
Ces questions, il est possible des les analyser avec précision à Trieste et dans ses environs complexes et étendus, où les nationalités et les langues grouillent dans un espace fini. Plus on pénètre dans les lieux, plus on apprend sur soi-même. Ce n'est pas toujours confortable car, s'il est nécessaire de se défaire de ses préjugés acquis au cours de longues années et d'apprendre à nuancer, on finit par modifier ses propres positions face à un entourage qui reste inerte. Avec le temps, on finit quand même par progresser. Certains problèmes s'avèrent "biodégradables", mais tous ne se résolvent pas seuls. Les jeunes reprennent à leur compte les absurdités de leurs ainés, sans leur poser de questions. Ainsi naissent de nouvelles "vérités", tout aussi absurdes.
À Trieste, nous avons tous été soulagés par l'élargissement de l'Union européenne, lorsque les frontières qui ont entouré la ville pendant des décennies ont enfin été abolies.
k-libre : Enfin, quatrièmement, l'internationale du crime, pour vous citer "Trieste était le nombril du monde – la porte des Balkans, y compris pour le crime […] Le 'projet Europe' de la Mafia et de la Camorra était déjà en place depuis longtemps, alors qu'à Bruxelles on discutait encore de l'élargissement."
Veit Heinichen : L'UE a exactement une journée de plus que moi, elle a été fondée le 25 mars 1957 par le Traité de Rome comme la "Communauté économique européenne". Le crime organisé n'est pas uniquement une affaire italienne comme on le dit souvent pour le minimiser, voire même lui donner une touche romantique. Le crime organisé est un grand groupe international qui ne laisse aucun marché en dehors de ses activités. Il est extrêmement innovant et très performant. Il n'a pas peur des frontières et s'intéresse à toutes les affaires nationales du moment qu'il peut y faire de l'argent. Tel a été le cas dans les Balkans après le démembrement de la Yougoslavie, où une bande de criminels internationale s'est enrichie de milliards et où des milliers de personnes sont mortes. Les intéressés se trouvent aussi en France, en Allemagne, aux USA, en Italie, en Autriche etc. Les patrons d'aujourd'hui ne correspondent plus au "parrain" de Francis Ford Coppola. Ce n'est plus du folklore. Les patrons actuels ont fait des études supérieures et exercent des métiers honorables, ils siègent dans les directoires des entreprises, dans la politique, dans les études des avocats et des notaires et ils communiquent de manière tout à fait normale. La société fantôme envahit les structures démocratiques. Pourquoi diable, dans les démocraties constitutionnelles, personne ne remet-il en question le rôle des lobbyistes, des francs-maçons, des ordres et des loges ? Ce ne sont pas des clubs d'aviron, des chorales ou des associations d'éleveurs de lapin qui s'adonnent à leurs loisirs avec idéalisme. Je ne veux surtout pas généraliser : bien sûr, les gens mal intentionnés sont une minorité et la présomption d'innocence s'applique toujours. Nous sommes entourés que de bienfaiteurs altruistes et de mécènes !
k-libre : Ce qui frappe, c'est que vos livres sont très documentés, qu'ils abordent des sujets précis, pointus... comment travaillez-vous ?
Veit Heinichen : Notre monde est grand et plein de couleurs, c'est cela qui m'intéresse. Une des propriétés de base d'un écrivain est sa curiosité vis-à-vis du monde qui l'entoure. Le roman est un reflet d'une époque et d'un espace. Comment pourrais-je les décrire si je ne m'y intéressais pas intensément ? Je ne cache pas mon aversion envers des romans dans le style de ceux de Dan Brown qui s'appuient partiellement sur des faits réels, inventent le reste et falsifient l'histoire. Des œuvres de tâcheron, bien inventées, mais ce ne sera pas moi qui les écrirais. Faire des recherches, cela signifie lire, écouter, parler, enregistrer, comparer, réfléchir - une grande concentration ! Mes recherches durent longtemps mais je ne sais jamais dire à quel moment j'ai commencé car cela fait partie de ma vie quotidienne. Mon roman Les Ombres de la mort se prête le mieux pour vous décrire le processus. J'ai fait des recherches pendant sept ans, une équipe de la RAI m'a accompagné pendant deux ans et demi pour en faire un film documentaire. À partir de deux assassinats non élucidés des années 1970, j'ai cherché à avoir accès au dossier ce qui m'a été permis par le président du tribunal et par le chef de la sécurité. Un des dossiers avait disparu, une copie n'avait pas été détruite et j'ai pu la retrouver avec difficulté. Il s'agissait d'un professeur d'ethnographie, homosexuel, un homme de gauche qui avait laissé ses biens d'une énorme valeur à l'Ordre de Malte. Et cela dix jours avant sa mort, en faveur d'une organisation mondiale diamétralement opposée à ses convictions politiques ? Tout indique que cet homme était à la recherche des auteurs d'un assassinat dont une autre personne avait été victime, trois ans auparavant et dans des conditions mystérieuses. La victime était un personnage excentrique qui avait couché par écrit tout ce qui se passait dans la ville, dans plus de trois cents volumes de son journal, écrits restés inaccessibles à ce jour. Il aurait pu être un témoin important dans le procès contre les commandants de la Risiera di San Saba, le seul camp d'extermination nazi sur le sol italien. L'affaire commence en 1943 avec l'occupation nazie et les collaborateurs et elle n'est pas terminée aujourd'hui car, grâce à la falsification de l'histoire, les pouvoirs en place sont devenus inamovibles. Ce fut pour moi le défilement de soixante-dix ans d'histoire européenne racontés par plus de cent témoins. Avec des résultats surprenants. Nous ne connaissons pas tous les tenants et aboutissants de cette affaire, mais nous avons acquis quelques certitudes. Dans ce cas également, la dimension européenne de l'histoire saute aux yeux. Pourquoi raconter de la fiction à mes lecteurs quand la réalité est tellement plus instructive ?
k-libre : Vos livres ne laissent pas indifférent, ils dérangent, que ce soit la mafia – vous avez eu des déboires avec un corbeau en 2009 – ou les politiques en place. Massimo Carlotto souligne : "Veit Heinichen est un écrivain inconfortable. Politiquement gênant." Vous nous dites quelques mots sur tout ceci ?
Veit Heinichen : En ce sens nous avons, Carlotto et moi, beaucoup en commun et nous subissons souvent de violentes attaques politiques. Je préférerais de ne pas en parler, mais il est vrai que j'ai été pendant un an et demi la victime de ragots ignobles auxquels je n'ai résisté que grâce à une coopération rapide et permanente avec le parquet et la police. Une expérience qui a bouleversé ma vie pendant trois ans et à laquelle je n'ai survécu qu'en m'adressant au médias. Le paysage médiatique européen s'est vite emparé du sujet : "L'auteur de romans policiers victime d'un cas criminel." Même Le Monde y a accordé sa troisième page, le 11 mars 2009. Cette affaire m'a déjà coûté tant de temps que je ne veux plus m'y attarder ici. Mais il faut souligner une chose : dans un monde de demi-vérités, où on supprime certains faits et où on les manipule de telle sorte que ce qui en reste deviendra la Une du lendemain, le livre reste le seul media non manipulable et non censurable. À condition, bien sûr, que sa narration et son style littéraire plaisent et que les éditeurs aient du flair pour une bonne affaire.
k-libre : En parlant de politique, j'ai pu lire que vous étiez un personnage public très connu à Trieste. Commentateur de l'actualité dans différents médias italiens, vous êtes très engagé dans la société civile et incitez les gens à faire de même. "Cessez de pleurnichez et prenez-vous en main", ce pourrait être un de vos slogans, non ?
Veit Heinichen : Non, ce n'est ni un slogan, ni de mon invention. C'est malheureusement une nécessité absolue et cela traduit seulement la responsabilité civile de chacun d'entre nous vis-à-vis de notre société. Vivre la démocratie ne veut pas dire voter et se lamenter ensuite. Vivre la démocratie veut dire y participer, proposer et contrôler. Personne n'est obligé de faire acte de candidature ou d'adhérer à des partis dont les idées ne lui plaisent pas. Il suffit d'émettre son avis. Adressez-vous à votre député, de préférence en faisant parvenir une copie de votre courrier au plus grand nombre de personnes possible. C'est trop facile de toujours rendre les autres responsables. Cela ne sert à rien de pointer nos hommes politiques du doigt si nous les avons laissés faire sans contrôle, pendant longtemps, trop longtemps. Bon Dieu, n'en avez vous pas marre de vous lamenter et de tourner en rond ?
k-libre : ... car on assiste aujourd'hui à un fantastique recul de la démocratie (si tant est que nos différents régimes oligarchiques puissent encore être assimilés à des démocraties), non ?
Veit Heinichen : L'oligarchie qui nous domine, un jeu savant entre économie, politique et crime organisé, a été générée par nous-mêmes, grâce à notre indifférence. La diversité est une richesse, je l'ai déjà dit en parlant de Trieste. Une oligarchie s'en fout. Les Romains savaient déjà comment s'y prendre : panem et circenses, du pain et des jeux. Au lieu de nous indigner, nous sommes installés, repus, dans notre démocratie et nous ne réagissons point à son démantèlement qui se passe sous nos yeux en toute impunité. Ça, c'est la matière dont on fait un bon bouquin !
k-libre : Pour finir, et plus légèrement, car le tableau de vos livres n'est pas si noir, il y a aussi dans vos romans de savoureux passages sur la nourriture, passages qui expliquent aussi très bien la diversité de Trieste...
Veit Heinichen : "Je n'achète pas de l'espoir" ai-je pu lire chez Montaigne, mais le grand poète Giuseppe Ungaretti a écrit un poème intitulé "L'Allegria dei naufragi : E subito riprendi/il viaggio/come dopo il naufragio/un superstite lupo di mare" ("La joie des naufrages : Et soudain tu reprends le voyage comme après un naufrage, en loup de mer survivant"). La diversité est une richesse : à Trieste, elle s'exprime aussi dans la cuisine et nous procure tous les jours de grands plaisirs. Plus de quatre-vingt-dix ethnies ont laissé leurs traces dans la ville et surtout dans ses casseroles. Surtout pas de monotonie. Les terres autour de la ville ne sont pas très étendues et difficiles à cultiver en raison des dures conditions climatiques. On ne peut pas y faire une production de masse, fossoyeur de la qualité. Les excellents produits agricoles comme le vin, le miel, le jambon, le fromage, l'huile d'olive etc. sont harmonieusement complétés par les poissons pêchés chaque jour dans le Golfe de Trieste. Ils nous font oublier nos chagrins pour quelques temps et rendent le cœur joyeux.
k-libre : Et, je me trompe peut-être, les adaptations de vos livres pour la télévison allemande, la série "Commissaire Laurenti", n'ont pas été diffusées en France. Vous nous en dites quelques mots ?
Veit Heinichen : Je suis sûr que vous verrez un jour cette série à la télévision française. Elle a eu beaucoup de succès, grâce à l'excellent Henry Hübchen dans le rôle principal. Il a rattrapé beaucoup de choses que les gens de la télévision cherchaient à escamoter. À vrai dire, je ne comprends pas le monde de la télévision et je n'ai pas envie de mieux le comprendre. Un bon bouquin restera toujours le meilleur film.
k-libre : Merci beaucoup.
Propos aimablement traduits par Barbara Bonneau
Liens : Veit Heinichen | À l'Ombre de la mort | La Danse de la mort | Les Requins de Trieste Propos recueillis par Christophe Dupuis