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Benjamin Whitmer et son Pike de glace
© D. R.
k-libre : Comment en êtes-vous arrivé à devenir romancier ?
Benjamin Whitmer : Je n'ai jamais voulu être quoi que ce soit d'autre. Même tout petit, c'était déjà plié. Sauf peut-être braqueur de banque, mais ça risquait de mal finir. Cela dit, il m'a fallu beaucoup lire et beaucoup écrire pour en arriver au point où je me suis senti à même d'attaquer un roman. En fait, j'ai écrit Pike pour m'exercer, mais le résultat m'a suffisamment plu pour que je le fasse circuler, et j'ai eu la chance de tomber sur un bon agent littéraire. Ensuite, quelques années se sont écoulées — à peu près tout le monde a refusé le manuscrit —, mais c'est la vie.
Et pourtant, je me souviens du jour où j'ai eu en main mon premier exemplaire du roman et pensé, bon sang, ça ne me rapportera peut-être jamais un sou, personne n'en lira jamais un seul mot, mais à partir de maintenant, je suis un romancier. Ce fut un des grands moments de ma vie.
k-libre : Pike relate les péripéties de deux hommes très violents que tout oppose mais qui paradoxalement sont très similaires. Pouvez-vous nous les présenter ?
Benjamin Whitmer : Pike est le plus âgé des deux. Il fut tour à tour un nervi, un meurtrier, un dealer de drogue et un coyote, si bien que la violence a toujours été inhérente à son mode de vie. Maintenant, il s'est rangé des voitures, habite une petite ville, travaille dans le bâtiment et, à sa façon, cherche à comprendre ce passé. Pour ça, il s'est bâti une philosophie de la violence. Il a eu tout le temps d'y réfléchir et de se documenter, et il pense avoir pris le contrôle de ce qu'il y a de mauvais en lui, de pouvoir le maîtriser.
Derrick, lui, est plus jeune. Il a connu la violence au Vietnam et l'a retrouvée de façon naturelle dans son nouvel emploi de flic à Cincinnati. Le roman se passe au milieu des années 1980, lorsque la notion de police urbaine commençait à développer un aspect paramilitaire, et il n'y avait pas tant de différence entre un soldat et un policier. Derrick a aussi toute sorte d'activités annexes nécessitant une certaine dose de brutalité mais, pour lui, la violence est purement utilitaire.Il n'y réfléchit pas comme le fait Pike. Il en use parce qu'il est doué pour et parce que ça lui sert.
k-libre : Le terme "Pike" a une signification en anglais. Pourquoi avez-vous choisi ce nom ?
Benjamin Whitmer : Il a également un prénom : Douglas. Ce que j'ai tout de même réussi à oublier de citer dans le roman. Quant à l'origine du nom, j'aimerais pouvoir dire que je la connais. C'est juste celui qui m'est venu et s'est imposé lorsque j'ai commencé la rédaction. C'est bien, il semblait être d'origine irlando-écossaise, deux pays d'où viennent pas mal de résidents des Appalaches.
Ce qui m'ennuie, par contre, c'est qu'il s'agit du nom d'un autre personnage d'un auteur autrement plus connu : Robert Crais. Mais comme il ne m'a pas encore fait un procès, je pense que je n'ai rien à craindre.
k-libre : Le terme "Derrick" aussi. Pourquoi ce nom ? Votre personnage est à l'opposé d'un autre Derrick qui a sévi sur les télévisions allemandes puis françaises. Le connaissez-vous ? C'est un policier qui n'est pas très charismatique, mais particulièrement intègre...
Benjamin Whitmer : Je ne connais pas cette série, mais c'est intéressant. J'ai choisi Derrick parce que ça me semblait être un bon nom d'origine allemande. Beaucoup d'immigrés allemands ont échoué dans la région de Cincinnati et même si Derrick est de la même petite ville que Pike, j'aimais l'idée qu'ils soient tous originaires de Cincinnati, puis se soient dispersés aux quatre coins du Kentucky. Comme si, à travers ces gens, il était relié à Cincinnati.
k-libre : La violence est omniprésente, mais la fin de votre roman montre que même les plus violents des hommes - Pike et Derrick - ne peuvent s'en sortir intacts. Leurs convictions sont même ébranlées. Il semblerait que dans leurs cas la violence soit la mauvaise solution. Pike est-il capable d'évoluer humainement ?
Benjamin Whitmer : Je ne crois pas qu'on puisse affronter la violence et s'en sortir intact. Je ne suis certainement pas quelqu'un de violent, loin de là, mais j'ai connu des gens qui l'étaient, ce qui les rendait bizarres, à leur façon indélébile. Ils n'ont pas les mêmes rapports avec le monde que les autres. C'est ce que je voulais exprimer à travers les personnages de Pike et Derrick. Et même Rory, qui croit pouvoir jouer avec la violence.
Quant à savoir si Pike peut évoluer, je l'ignore. Quoi que vous ou moi puissions penser de ses actions, je crois qu'elles sont réfléchies. Tout en écrivant, je lisais un livre de William T. Vollmann, une histoire de la violence en sept volumes, et j'y réfléchissais pas mal. Je ne sais si Pike peut évoluer, parce que peut-être qu'il n'en ressent pas le besoin. Je crois que pour lui, ses actes de violence étaient nécessaires, et je doute qu'il change d'avis sur ce point.
En fait, je pensais justement aux livres de Volrann. Après avoir fini Pike, je les ai vendus pour acheter des pièces de revolver, et je le regrette encore.
k-libre : On a l'impression que la société est une véritable jungle à reconquérir. Est-ce que l'on peut considérer Pike comme un western des temps modernes ?
Benjamin Whitmer : Pas de doutes, c'est un Western. Je vis à Denver, dans l'Ouest, et cette mythologie me passionne. Pendant que j'écrivais Pike, je préparais également une série de cours que je donne sur la représentation littéraire et cinématographique des soi-disant "guerres indiennes". L'histoire des États-Unis est assez brutale et infusée de toutes sortes d'horreurs cachées qui se reflètent sur notre présent. Et plus on en apprend, plus ce savoir infecte tout ce que vous faites. Surtout parce que le polar américain est un descendant direct du western. Les deux genres ne cessent de se renvoyer la balle, et je doute qu'ils arrêtent un jour.
k-libre : Vos personnages sont tous marqués par une société en déliquescence. Est-ce votre perception de notre civilisation ?
Benjamin Whitmer : Tout à fait. Je n'ai pas inventé le fait que Cincinnati est en ruine. J'y ai vécu un temps, et ce n'est pas beau à voir. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas des coins sympas, mais le reste est totalement détruit. Et c'est là qu'échouent les pauvres, parce qu'ils n'ont pas les moyens de s'installer ailleurs.
Mais en fait, c'est partout pareil ! Maintenant, je vis à Denver et c'est la même chose. Des quartiers entiers sont ravagés, on ne peut sortir dehors sans étouffer, et pourtant, ce sont les seuls endroits où l'immobilier est abordable. Une fois de plus, ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de bons coins, mais ils sont réservés aux classes supérieures.
J'ai grandi aussi fauché qu'il est permis de l'être et j'ai passé une bonne partie de ma vie dans cette position.
Heureusement, ce n'est plus le cas, je m'en sors plutôt bien et m'en satisfait, mais les inégalités dans ce pays sont répugnantes. Des pans entier de la population sont mis dans des situations intenables, et en plus, on voudrait qu'ils s'en contentent. Ça me rappelle ce que disait Ghandi lorsqu'on lui demandait son opinion sur la civilisation occidentale. Si mes souvenirs sont bons, il a déclaré : "Ce serait une bonne idée."
k-libre : Wendy a douze ans, et c'est aussi un personnage qui détonne. C'est une adolescente rebelle qui adore les livres, qui passe son temps à lire. Qu'est-ce qu'elle en retire ? Qu'est-ce qu'elle lit au fait ?
Benjamin Whitmer : Pour moi, ce qu'elle retire de la lecture, c'est qu'elle peut toujours compter sur ses livres. C'est pourquoi, d'après moi, bien des gamins défavorisés s'en sortent. Lorsque tout le monde autour de vous agit de façon erratique, lire peut être une façon de trouver une certaine paix. Cela vous offre une narration cohérente, même si rien d'autre ne l'est.
Cela va sans dire que je m'intéresse aux lecteurs, et je crois que les meilleurs lecteurs sont ceux qui se font tous seuls — comme Wendy qui improvise en cours de route. Toute ma vie, je n'ai cessé de rencontrer des gens comme ça. Des ados qu'on voit passer avec un livre de Joseph Conrad sous le bras, des gens de vingt ans obsédés par Cormac McCarthy ou Kathy Acker, des ouvriers en usine qui rentrent chez eux le soir pour boire de la bière en lisant du Brendan Behan. Voilà ceux qui m'intéressent.
Quant aux lectures de Wendy, je crois que je lui fais découvrir Edgar Allan Poe dans le livre. Je n'ai pas grand goût pour sa poésie, mais j'aime ses nouvelles.
k-libre : La mère de Wendy est morte d'une overdose avant de se faire violer par des junkies, post-mortem. On a alors le sentiment que ce viol est pire que si elle avait été vivante. Comment expliquez-vous ce sentiment ?
Benjamin Whitmer : Lorsqu'on meurt, au moins, plus personne ne peut vous humilier. À ce stade, le monde est censé vous fiche la paix une bonne fois pour toutes. Mais pas pour elle. Sa vie était un film d'horreur auquel même la mort ne pouvait mettre un terme. Ça m'attriste. Peut-être pas plus que si elle était en vie lorsqu'on l'a violée, mais c'est triste. J'ai connu des gens comme ça, au-delà de toute assistance, et pour qui la vie entière est une sale période. C'est pire que l'enfer, et on ne peut qu'espérer qu'au moins, la mort leur apportera la paix. Mais pas pour elle.
k-libre : Pike est convaincu qu'elle a été assassinée. Il recherche les coupables et la vérité. Est-ce la bonne façon de se comporter ? Pourquoi une telle quête ?
Benjamin Whitmer : D'une certaine façon, Pike répond à cette question lorsqu'il dit à Wendy qu'il n'a pas assez été présent pour sa mère lorsqu'elle était petite et qu'il doit savoir à quel point. Je crois que c'est l'explication de sa quête : en examinant la vie de sa fille telle qu'elle était réellement, il croit pouvoir comprendre le mal qu'il lui a fait durant son enfance. Et il arrive à ses fins, même si, au final, il le regrette probablement.
k-libre : Le roman est une succession de très courts chapitres à la fois noirs et cyniques. Est-ce que c'est un effet mode dans la littérature actuelle ?
Benjamin Whitmer : Franchement, je serais bien incapable de dire si c'est une mode ou pas. Malheureusement, je ne peux écrire d'une autre façon. J'aimerais être un de ceux qui peuvent produire d'énormes sagas aux chapitres interminables, comme 2666 de Roberto Bolano, mais je n'ai pas ce don. Donc, il faut croire que mon œuvre se composera de courts romans aux courts chapitres.
Quand à la noirceur ou au cynisme, c'est les personnages qui veulent ça. Je veux dire, je mentirais en prétendant qu'ils ne reflètent pas ma vision du monde, mais ils ont besoin de ce monde où ils vivent.
Mais à vrai dire, je ne trouve pas que mon univers soit plus sombre ou plus cynique que celui d'autres auteurs. Certes, il est assez brutal, mais mes personnages font de leur mieux avec leurs moyens limités. Comme nous tous, je présume. En fait, ils portent beaucoup d'espoir en eux. Ce sont juste les circonstances qui semblent désespérées.
k-libre : Les dialogues sont vraiment très importants dans Pike avec quasiment à chaque ligne des phrases percutantes. Comment faites-vous ? Est-ce que le métier de scénariste vous inspire ?
Benjamin Whitmer : Merci. À mes débuts, je faisais une fixation là-dessus. Mes premières vraies lectures ont été Hemingway, Carver et McCarthy, qui ont écrit des dialogues excellents et souvent très drôles. (Je trouve qu'on sous-estime la part d'humour chez McCarthy.) Ces derniers temps, ceux de Denis Johnson m'ont impressionné, avec leur structure non-linéaire et ses répliques qui tuent. Je sais ne pas être dans la même catégorie que ces braves gens, mais je fais de mon mieux pour m'en rapprocher. Ce qui veux dire que je les retravaille encore et encore jusqu'à ce que je cesse de changer les mêmes phrases pour revenir à la précédente, ce qui signifie que je me suis amélioré au mieux de mes dons limités. J'espère que le lecteur en est conscient à un degré ou un autre.
Quant aux scénarios, j'aimerais avoir la moindre idée de la façon dont on en écrit un. En vérité, je suis encore un débutant, et je me sens à peine assez compétent pour écrire un roman. Certes, j'aime le cinéma — bien que je ne regarde pas tant de films que ça, vu que j'ai des enfants en bas âge et que l'essentiel de mon temps libre est consacré à la lecture ou l'écriture — mais faire partie de ce processus ne m'a jamais intéressé. Je n'ai rien contre — il y a de grands scénaristes — mais je m'en tiendrai probablement à la prose.
k-libre : Le roman est très visuel. L'avez-vous écrit avec en tête l'idée d'une adaptation cinématographique ?
Benjamin Whitmer : En tant que livres, absolument. Bien que j'aie tendance à foirer le récit lors du premier jet au point d'en réécrire soixante pour cent. Mais pour moi, seule la prose compte, et bien que l'imagerie en compose une bonne partie, ce n'est pas une fin en soi. Pour moi, le tout doit bien sonner lorsque je le lis et avoir de la gueule sur le papier. Ça semble probablement d'une simplicité abyssale, mais je ne saurais l'expliquer autrement.
Cela dit, je me sens obligé de rendre chaque scène la plus claire possible. Surtout lorsque je demande au lecteur de passer quelques heures avec des personnages pas forcément très reluisants. Il me semble que si mon univers est ambigu moralement, je me dois de rendre ce qui se passe limpide afin qu'ils puissent juger par eux-mêmes. Je ne sais pas trop comment y arriver, mais je fais de mon mieux.
k-libre : Peut-on s'attendre à retrouver Pike dans un deuxième roman ? Avez-vous le cas échéant une idée de l'intrigue ?
Benjamin Whitmer : Bien sûr, je ne peux vous le promettre, mais ce n'est pas pour demain. Je viens de publier un livre co-écrit avec Charlie Louvin, une légende de la musique country, j'ai presque terminé un autre roman, je travaille sur un autre et me documente pour encore un autre — et pas une seule suite de Pike à l'horizon. J'ai réutilisé le personnage de Derrick pour une nouvelle incluse dans un recueil intitulé Envoyez-lui toute mon affection et un cocktail molotov, mais c'est tout jusqu'à présent.
Quoique, on ne sait jamais. J'adore Pike et Wendy. J'y pense de temps en temps, mais il y a tant d'autre idées à exploiter !
Propos aimablement traduits par Thomas Bauduret.
Liens : Benjamin Whitmer | Pike Propos recueillis par Julien Védrenne