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Françoise Guérin & Lanester
© D. R.
k-libre : En 2007, vous faites votre apparition – remarquée et récompensée du Prix du Premier roman du Festival de Cognac – dans l'univers du roman policier français avec À la vue, à la mort, un ouvrage dans lequel évolue le profileur Lanester. Pouvez-vous nous dépeindre ce curieux personnage ?
Françoise Guérin : Éric Lanester se présente comme un professionnel aguerri dans sa discipline qui est l'analyse criminologique. C'est un bosseur qui n'a cessé de se former depuis qu'il est entré dans la police, jusqu'à décrocher un doctorat en psychologie des conduites criminelles. Et, ce faisant, il a réussi à ne pas se poser trop de questions. Au 36 quai des Orfèvres, il occupe un poste envié car ne lui échoient que les enquêtes sur les criminels en série. Le groupe Lanester est donc très spécialisé et cependant fragile car il réunit quatre policiers aux personnalités dissemblables, assez seuls, au fond, et continuellement confrontés à la pire des logiques criminelles.
k-libre : Pouvez-vous et nous en dire plus sur le trouble physique et/ou neurologique qui le touche durant son enquête ?
Françoise Guérin : C'est parce qu'il devient subitement aveugle sur une scène de crime que Lanester s'oblige à entamer un travail sur lui et à réfléchir à ce qu'il a fait de sa vie.
Cette cécité psychogène est, fort heureusement, rare dans cette forme complète. Mais l'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse recense des cas de cécité hystérique plus ou moins totale et permanente. Je vous renvoie aux travaux de Charcot, Breuer et Freud, pour ne citer qu'eux. C'est sans doute dans cette lignée hystérique qu'il faut situer ce symptôme si énigmatique pour ce sujet, symptôme qui le conduit en analyse où il va tenter de saisir la portée symbolique de cet... aveuglement. Ce que Lanester n'avait pas imaginé, en poussant la porte de cette analyste, c'est que la parole allait lui décerner un corps...
k-libre : Alors que nombre d'écrivains de romans policiers qui ont fait naître leur héros se hâtent d'étoffer son palmarès d'enquêteur, vous avez attendu cinq ans pour faire paraitre Cherche jeunes filles à croquer. Pourquoi ?
Françoise Guérin : Je dois reconnaître que j'ai pris mon temps… D'abord parce que ce n'était pas un roman facile à écrire, qu'il m'a demandé un patient travail de recherche et un certain cheminement personnel. J'ai dû m'interrompre plusieurs fois parce que ma vie professionnelle était très chargée et ne me permettait pas de me consacrer à un tel projet. Durant cette période de cinq ans, j'ai également publié deux recueils de nouvelles, dont un consacré à la nouvelle policière : Quatre carnages et un enterrement. Avec le recul, je ne regrette pas de m'être accordé ce temps de maturation, si nécessaire quand on aborde un tel sujet.
k-libre : Le premier roman avait été publié dans la fameuse collection poche jaune du Masque, celui-là est en grand format. L'aboutissement d'une reconnaissance ou d'un nouveau statut ? Que pensez-vous de l'illustration de couverture ?
Françoise Guérin : La "consécration", pour moi, c'était plutôt d'être publiée dans la mythique collection jaune du Masque. Un rêve de gosse. Ces couvertures, toutes identiques, sont amenées à disparaître peu à peu. La collection poche a quatre-vingt-cinq ans et va vers une transformation avec de nouvelles couvertures plus "dans l'air du temps".
Être publiée en grand format ne faisait pas partie du rêve mais je prends cela comme un bonus. Quand l'éditrice m'a montré cette couverture, j'ai été tout de suite sous le charme. Compte tenu du thème, j'avais craint que les graphistes ne s'orientent vers des clichés explicites ayant trait à l'anorexie alors que mon propos était précisément d'éviter tout sensationnalisme, toute fascination. C'est tout l'inverse qui s'est produit avec cette belle photo énigmatique, signe que mon éditrice avait fait du roman une lecture sensible et pleine de dignité, ce qu'elle avait su transmettre.
k-libre : Tous les personnages de cette histoire ont des "problèmes" psychologiques importants qui interfèrent avec l'enquête. Est-ce juste une déformation professionnelle ou le besoin de montrer combien cela est essentiel pour comprendre le positionnement des personnages ?
Françoise Guérin : Ils ont tous quelque chose qui cloche, comme à peu près... cent pour cent de la population. Pour autant, pour la plupart d'entre eux, il ne s'agit pas de folie mais de points de souffrance, parfois ignorés mais qui les poussent à agir ou à dire. Je trouve plus intéressant et moins stigmatisant de tenter d'en saisir la logique inconsciente.
k-libre : Le roman oscille entre la violence que certains font subir à d'autres et celle que les personnages s'infligent à eux-mêmes. Pourtant tout cela est montré avec pudeur. Est-ce votre propre réaction liée au désir de ne pas mettre le lecteur dans la même situation que les "criminels" du roman ?
Françoise Guérin : Absolument. Il s'agit de ne pas se livrer (et le lecteur avec soi), à la jouissance scopique qu'on tente de cerner. Le voir cru, l'exposition du pire, la monstration de la souffrance sont à la mode, en version illimitée. Un certain type de polar surfe sur cette vague. Ce n'est pas mon propos, même si on n'y échappe jamais complètement. La gageure, c'est de faire du polar en voilant l'horreur sans la gommer.
k-libre : Les coupables sont assez absents du corps du récit. Est-ce plus une façon de les tenir à distance ou une volonté de ne pas vouloir décrire leur psychologie ?
Françoise Guérin : Ils sont présents à travers les conséquences de leurs choix subjectifs et de leurs actes, cela m'a semblé suffisant.
k-libre : Vous êtes psychologue clinicienne. Vos patients vous lisent-ils ? Cela modifie-t-il leurs rapports avec vous ? Quel type de barrière mentale êtes-vous obligée de mettre dans vos écrits ?
Françoise Guérin : Mon cabinet est un monde à part où je me dois de conserver une opacité suffisante pour autoriser le transfert, si important lorsqu'on travaille dans l'orientation psychanalytique. Je garde donc le silence sur cette part de mon activité mais certains de mes patients ont découvert que j'écrivais en surfant sur le net ou en lisant un article. Certains m'ont lue. Rares sont ceux qui m'en parlent et, généralement, c'est avec beaucoup de retenue, ce qui est bienvenu.
De mon côté, lorsque j'écris, je m'impose une vigilance continuelle afin que mon écriture ne fraye pas avec ce que j'entends dans mon travail. C'est une question d'éthique. Mes patients m'enseignent beaucoup mais les histoires que je raconte ne sont jamais les leurs. Ce que j'écris vient d'un autre lieu, une autre scène aurait dit Freud.
k-libre : Après l'œil noir de Caïn, vous abordez les troubles du comportement alimentaire. Ceux qui en souffrent n'ont-ils pas toujours l'impression d'avoir justement cet œil noir qui les observe en permanence ?
Françoise Guérin : Il y aurait péril à s'aventurer dans les généralités au motif que certains sujets souffriraient de pathologies identiques. C'est ce que tente de dire Lanester, à plusieurs reprises, à propos de ces jeunes anorexiques. À mon sens, le rapport à l'objet oral est toujours troublé, car c'est l'objet pulsionnel primaire sur lequel s'étaye la rencontre avec l'autre. Le nourrisson y appréhende son corps et y exerce une action sur le monde. Qu'on ne s'y trompe pas : la faim fait crier le bébé mais ce qu'il réclame est un au-delà de la nourriture. Et c'est bien de cela qu'il est question dans ce livre.
Dans la vie, chacun a, avec la nourriture, une relation particulière qui dépasse la question du goût ou des modes. Aliments ou textures privilégiés, rapport à la faim et à la satiété, ingestion, mastication, déglutition, digestion, seul ou sous le regard de l'autre : l'intime rejoint le social. Alors oui, on a tous affaire à l'objet regard mais avec un impact différent pour chacun. Il peut être le regard de la norme si prégnante dans le discours dominant dès qu'il s'agit de corps, de santé ou de nourriture. Mais c'est aussi le regard de l'autre sur soi ou le rapport que chacun entretient avec son image. Un sujet inépuisable...
k-libre : Vous pointez le projecteur sur un univers peu connu, celui des anorexies. Pouvez-vous nous en dire plus ? Est-ce une maladie du XXe siècle ? Quelle pourrait être son origine ?
Françoise Guérin : Ce n'est pas une maladie récente. Dès les années 1870, l'aliéniste Charles Lasègue décrit l'anorexie hystérique qui prendra, plus tard, le nom d'anorexie mentale. À mes étudiants, j'enseigne encore la fameuse triade de Lasègue (Anorexie-Aménorrhée-Amaigrissement) comme fondement d'une clinique qui est, de fait, bien plus riche et subtile. La question de l'étiologie, c'est justement une des données auxquelles se heurtent les personnages de mon livre. D'où ça vient ? Il y a autant d'hypothèses que d'abords thérapeutiques envisagés, comme bien souvent dans le domaine de la santé mentale. Je crains qu'il n'existe pas une réponse unique et suffisamment définitive pour assurer notre confort intellectuel ! C'est peut-être une des raisons de la fascination qu'exerce ce trouble si mystérieux, derrière son apparente simplicité.
k-libre : L'institution médicale – privée ou publique – est, dans l'histoire des romans psychologiques, un lieu rêvé pour parfaire une intrigue sur fond de huis-clos, d'enfermement et de trouble de la réalité (folie, paranoïa du lecteur...). Quelle est votre approche de ce lieu, et en quoi diffère-t-elle de la plupart de vos prédécesseurs ?
Françoise Guérin : J'ai longtemps travaillé à l'hôpital psychiatrique et dans différentes institutions. C'est un univers passionnant, souvent très différent de l'image sensationnaliste qu'on en donne à l'extérieur. La vie institutionnelle est riche d'enseignements sur l'humain. Il n'est pas rare que j'y situe les intrigues de mes nouvelles. D'éminents théoriciens, tels que le psychanalyste René Kaès, nous ont permis d'approcher les phénomènes groupaux pour ce qu'ils recèlent de mécanismes inconscients et de fantasmes insoupçonnés. Je ne raille pas les institutions, bien au contraire. J'ai le plus grand respect pour ceux qui y travaillent malgré des conditions toujours plus difficiles, car c'est à eux que la société confie les plus fragiles d'entre nous.
k-libre : Pourquoi ajouter à la complexité de l'intrigue et aux doutes du personnage central ce conflit d'ego avec le responsable de la gendarmerie ?
Françoise Guérin : Pourquoi pas ? Je ne sais pas toujours ce que je vais écrire avant de commencer. Cela s'est imposé au fil du roman et je l'ai accepté.
k-libre : Le roman fait référence à l'art, à la fois comme thérapie possible, mais aussi comme possibilité d'assouvir sans assumer son voyeurisme morbide. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Françoise Guérin : Il me semble qu'il y a tout cela, dans l'art. Cela nous invite peut-être à questionner la sacralisation qui entoure souvent le processus de création. Or, à l'évidence, l'art n'a pas la même fonction pour chacun. Si, pour certains, il constitue un détournement de l'énergie pulsionnelle sexuelle au profit d'activités socialement acceptables (c'est une des définitions de la sublimation), il arrive qu'il soit, pour d'autres, le lieu d'un passage à l'acte où rien n'est véritablement transformé. C'est un domaine qui demanderait de longs développements. Je ne peux que constater combien cela traverse mon écriture.
k-libre : Pourquoi avoir choisi la Savoie comme lieu de votre intrigue ? Pour faire perdre les repères aux personnages ? Est-ce le choix de la blancheur ? De la froideur ?
Françoise Guérin : C'est la contingence qui m'a amenée à ce choix. J'ai arpenté ces lieux avant d'y installer mon intrigue et je les ai trouvés beaux. Ils réunissaient plusieurs aspects dont j'avais besoin pour mon intrigue : un univers montagneux, difficile d'accès, propre à dépayser mon pauvre héros tellement attaché à son pavé parisien.
k-libre : Enfin, le mot "croquer" du titre est très polysémique. Il connote aussi, par un clin d'œil, un goût des mots et une forme d'humour. Cet humour pourrait-il transparaître dans une prochaine aventure de Lanester ou bien les détails contenus dans les deux derniers paragraphes du livre risquent-ils de l'entraîner encore plus avant dans la noirceur ?
Françoise Guérin : Éric Lanester va revenir, j'y travaille. La question est de savoir quand... Quoiqu'il arrive, je doute qu'il perde son sens de l'humour et de l'auto-dérision. Mais on en reparlera en temps voulu.
Liens : Françoise Guérin | Cherche jeunes filles à croquer Propos recueillis par Laurent Greusard