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Marin Ledun fait la guerre aux vanités
© D. R.
k-libre : Marin Ledun, on sait de vous que vous êtes Docteur en sciences sociales, que vous avez commencé à écrire des polars au Diable Vauvert, que vous vivez aujourd'hui en "semi-autarcie" dans les Landes, et que vous vous consacrez entièrement à l'écriture. Vous me direz que c'est déjà pas mal, mais pourriez-vous nous dire quelques mots sur vous ?
Marin Ledun : Plus que "c'est déjà pas si mal", je dirais même que c'est déjà trop.
k-libre : En introduction de La Guerre des vanités, il est indiqué que vous avez bénéficié du soutien du CNL pour écrire ce roman. Ça veut dire quoi ? Que Gallimard est ruiné et n'avait pas de quoi vous payer décemment ?
Marin Ledun : La question serait plutôt : pourquoi n'y a-t-il que le Centre National du Livre, Gallimard et un ami franco-chinois qui m'aient soutenu pour ce roman ? À quand un revenu minimum de création et d'écriture tel qu'il existe dans S.O.S. Bonheur de Van Hamme – mais sans l'obligation d'être joyeux et optimiste, ça m'ennuierait terriblement ? Écrire des romans noirs est une activité créatrice d'intérêt général, non ?
k-libre : Votre roman se passe à Tournon, et à en lire la description, on se dit que vous n'avez pas été sponsorisé par son office du tourisme... Vous avez eu l'occasion d'y faire une signature depuis la sortie du livre ?
Marin Ledun : Tournon-sur-Rhône est une ville attirante et bizarre. J'y ai passé les (presque) dix-huit premières années de ma vie, je la connais par cœur, chaque ruelle, chaque galet, je l'ai arpentée en long, en large et en travers, je crois, sans mentir, que j'aime véritablement cette ville parce qu'elle m'a regardé grandir. J'ai passé des moments fantastiques avec les gens que j'ai croisés jusqu'à aujourd'hui, et pourtant, quand il m'y arrive d'y repasser, j'ai toujours le sentiment d'y être un étranger. Comme si Tournon était "au nord". Au nord de quoi, je ne sais pas vraiment, mais "extérieure ". Je suppose qu'il y a un truc psychanalytique derrière tout ça, charnel, physique, mais je n'ai jamais rencontré personne (à part des gens qui ne vivaient pas à Tournon) pour me dire : "Tiens, tu ne connais pas Tournon ? Il faut absolument visiter ! Jamais. Comme si dans cette ville, nous étions tous de passage. C'est aussi pour cela que Tournon est un personnage-clé du roman. D'abord, à cause de sa sœur jumelle, Tain-l'Hermitage, une ville située de l'autre côté du fleuve (le Rhône), dans la Drôme, et pourtant sœur siamoise. Ça fait comme une espèce de dialogue entre ces deux villes, mais un dialogue en mouvement, disons : avec l'illusion que le fleuve en mouvement donne à la scène. J'ai toujours eu le sentiment d'être sur l'une des passerelles qui relient ces deux villes, ou sur une péniche au-dessus du Rhône. Mes parents y ont débarqué peu après ma naissance dans le sud de l'Ardèche, par hasard, pour le boulot, après un bref passage dans un immeuble situé en face de l'usine AZF de Toulouse. Ils en sont partis trente-quatre ans plus tard, pour les mêmes raisons. Ils m'ont appris à ne pas m'attacher à ce lieu – ce qui n'empêche pas le cœur et le corps de ne pas suivre la raison. Un peu comme Alexandre Korvine. Ceci étant dit, le Tournon que je décris dans La Guerre des vanités est celui de ces jours d'hiver où le mistral glacé envahit l'espace et les têtes. J'ai des souvenirs d'enfance de ces matins où on se rendait à l'école en vélo en empruntant les bords du Rhône, le long de la digue, incapables d'avancer tellement le vent soufflait. Cette réalité fait partie de Tournon, mais il existe aussi des jours plus gais, la plupart du temps, avec les fêtes foraines populaires l'été, les vogues, l'ambiance de terrasse de cafés aux beaux jours, et surtout, ce que je décris très peu dans le livre, l'incroyable énergie de la jeunesse en semaine. Tournon, dix mille habitants, c'est aussi trois lycées, trois collèges, des tas de petites écoles, avec leurs cris, les allers-retours des cars. Des enfants d'un côté, puis un miroir – le Rhône – et le monde des adultes de l'autre. Une ville à la Lewis Caroll, en quelque sorte ! Une ville initiatique. Une ville suffisamment forte et dégageant assez d'énergie pour devenir le personnage d'un roman. Une ville du Nord, une ville du Sud, on ne sait pas trop. Une ville que j'aime. Et que je déteste, évidemment...
k-libre : Tournon et ses files ininterrompues de voitures, ça revient régulièrement dans le livre, c'était un gag récurrent pour égayer ce livre à l'ambiance oppressante ?
Marin Ledun : Tournon est véritablement une ville "coincée" entre la montagne, le château, la voix ferrée (pour partie enterrée dans la montagne, pour des raisons de place) et le fleuve canalisé. À l'endroit le plus étroit, ça se compte en dizaines de mètres. Il n'y a donc de la place que pour une route à deux fois une voie, qui traverse la ville du nord au sud. Cette route est la seule envisageable pour tous les gens qui vivent d'un côté ou de l'autre de la ville, et qui ont besoin de la traverser pour x raisons. Ce n'est pas véritablement une ville-rue, à cause du fleuve, mais le mouvement incessant des véhicules de six heures du matin à huit-dix heures du soir est quelque chose d'omniprésent. À Tournon, tu nages à l'est, tu escalade à l'ouest, mais tu ne te déplaces que du nord au sud et inversement. ET comme la ville s'étale sur trois-quatre kilomètres, pour cent ou deux cents mètres de large, fatalement, tu roules. En vélo, en voiture, en mobylette... Les bars sont alignés, les maisons sont alignées, les platanes, les gens, les magasins. Le mistral comme le Rhône sont comme des balayeurs au milieu. Et je vous garantis que le Rhône en transporte des saloperies. Chimiques, animales, humaines, automobiles. Il y a de tout là-dedans.
k-libre : "Soudé à Tournon et à ses vieilles pierres, y compris jusqu'à sa propre perte"... On se dit heureusement qu'il a quitté la région...
Marin Ledun : Vous avez déjà vu le film U-Turn d'Oliver Stone ? Imaginez un instant que je suis Bobby Cooper, débarqué là par hasard, que Tournon est Grace McKenna (Jennifer Lopez, dans le film) et que Jack McKenna, son mari, alias Nick Nolte, est à la fois le Rhône et le mistral, et vous commencerez à avoir une idée de ce que peut être Tournon.
k-libre : D'ailleurs, vous qui vivez dans les Landes, pensez-vous écrire un livre s'y passant ?
Marin Ledun : C'est fait. Cela s'intitule Un cri dans la forêt, cela sort le 6 mai prochain, aux éditions Syros et c'est un livre jeunesse. Mais il n'y a pas tant de différences que ça entre l'Ardèche et les Landes. Ce sont des pays ruraux, habitués à la solitude une grande partie de l'année, hantés par le tourisme l'été, avec des climats pas toujours très simples, des gens attachants et durs à la fois, des vieilles traditions, une vie qui passe plus lentement, beaucoup de célibataires, des vieilles rancunes, un monde agricole traditionnel en déclin.
k-libre : Alors d'où vous est venue l'idée de ce roman ? Car si on sait que – heureusement – les auteurs ne ressemblent pas à ce qu'ils écrivent, on se dit que vous ne deviez pas être d'une gaieté folle le jour où vous avez eu l'idée de ce roman sacrément torturé...
Marin Ledun : J'ai déjà évoqué pas mal des raisons qui m'ont plus ou moins consciemment poussé à écrire cette Guerre des vanités, autour de la ville, de cette fausse urbanité d'une petite ville de dix mille habitants, encore tiraillée par ses origines rurales, de ce côté "décalé" que j'aime par-dessus tout. Voilà pour l'ancrage géographique. Voilà le décor particulier. Et puis, il y a la partie universelle. Tournon est une ville comme des centaines d'autres. Une ville aux mille noms qui a connu, au cours des trente-cinq dernières années l'essor de la société de consommation, avec ses chapelets de grandes surfaces, d'usines qui ferment, de chômeurs, de quartiers populaires, de rues piétonnes artificielles, faussement "typiques", des cohortes de voitures qui enflent d'année en année, des lotissements qui poussent comme des champignons, des paraboles qui fleurissent aux balcons ou sur les toits, des enfants-rois qui s'emmerdent au milieu de cette débauche consumériste et qui s'emmerdent. Et Korvine, au milieu de tout ça. Étranger dans la ville, un peu comme ces flics des romans de Robin Cook. Un passeur entre ces deux mondes : celui d'une ville bien précise, avec sa propre histoire, et celui d'une ville comme tant d'autres, une ville inscrite dans l'histoire d'une société qui a vendu son âme au diable de la croissance et du développement économique. Un passeur, une sorte d'envoyé divin ou diabolique, pas vraiment certain de regretter l'ancien monde (enfance merdique, adolescence difficile) et visiblement écœuré du nouveau. Une sorte de témoin du déclin de l'empire romain. Un observateur qui hésite entre crever en silence ou tout faire sauter. La Guerre des vanités est une sorte de guerre civile entre passé et présent, le constat que ce monde que nos grands-parents ont construit après-guerre a complètement échappé à leurs enfants, et que nous et nos enfants en payons le prix fort, sans trop savoir comment résoudre le problème – si c'est possible. Dans mon esprit, ce n'est pas nécessairement un constat pessimiste. C'est juste une réalité crue, qu'il faut encaisser, digérer, pour éventuellement passer à autre chose. Icare s'est trop rapproché du soleil. Maintenant, nous devons tous agir comme si nous n'avions plus d'ailes et nous faire à cette idée.
k-libre : Et comment avez-vous fait pour écrire un roman resserré dans le temps et en même temps très dense ?
Marin Ledun : D'abord, deux à trois années d'écriture, ensuite cinq ou six versions radicalement différentes, et enfin de grosses discussions avec Aurélien Masson, mon éditeur, sur la nécessité de resserrer l'intrigue sur un laps de temps limité. L'idée était de faire prendre de la vitesse au roman, par opposition au fait que la ville soit comme immobile, ancrée dans son histoire et ses vieilles querelles de clocher. Ensuite, il y a le fait que Korvine dort peu, fume beaucoup. À ce rythme là, impossible de tenir plus de trois jours sans jeter l'éponge et faire un gros break – à moins de tourner aux amphétamines. La difficulté inhérente à ce parti pris chronologique, c'est qu'il fallait également resserrer l'intrigue et l'histoire des habitants de Tournon. D'où ce style épuré, haché, nerveux, phrases courtes, peu de verbes, peu de qualificatifs, sujet/verbe/complément, beaucoup de répétitions, de phrases lancinantes, de petites voix qui chuchotent à l'oreille de Korvine, de bruits mécaniques, tic-tac des horloges, clic-clac des appareils photos. Aller à l'essentiel, tout en laissant la part belle à la réflexion. Beaucoup de dialogues aussi. Donner l'impression que le lecteur est, comme Korvine, de bref passage à Tournon, qu'il s'enfonce progressivement dans le chaos avec lui, mais que, sans le savoir, il connaît cette ville parce qu'il a certainement vécu dans un endroit pareil lui-même. Tout va très vite, mais quelque part, nous connaissons déjà les murs. Donc un gros travail sur le style, la construction des phrases. Un travail de manar, comme je les aime.
k-libre : On trouve donc des parents dépassés par l'évolution de leurs enfants. C'est quelque chose qui vous inquiète en tant que père ?
Marin Ledun : Paradoxalement, pas vraiment. Je suis assez confiant. Chaque génération trouvera ses solutions. Et si ce n'est pas eux, leurs propres enfants s'en chargeront, et pour la suite, de toute façon, je ne serai plus là. Ce qui m'inquiète, en revanche, c'est de ne pas faire ma part de boulot aujourd'hui. Chaque génération a sa part de responsabilité. Ma génération est celle des Mammouth, Auchan, centres commerciaux, consommation, Casimir, câble, Internet, micro-informatique, portables, gadgets, pollution, trou dans la couche d'ozone, développement durable, écologie à deux balles, peur de l'étranger, etc. Nous sommes nés là-dedans, nous en sommes les héritiers, nous avons cru pouvoir en jouir, mais le retour de bâton est douloureux, et maintenant il serait peut-être temps de se retrousser les manches. Il y a beaucoup d'erreurs à réparer avant de pouvoir dire à nos enfants : à vous de prendre le relai. Je ne suis pas certain que ce soit humainement possible d'ailleurs. Quelle époque formidablement enthousiasmante, non ?
k-libre : Pour vous, c'est que "la génération de Korvine a disjoncté, elle a cadenassé la vie de gamins comme Amir"... certes, mais n'est-ce pas (aussi) le modèle capitaliste qui a cadenassé la génération de Korvine, avant ?
Marin Ledun : À nous de faire d'autres choix. On commence maintenant ?
k-libre : Et dans le même genre d'idée, et de roman, avez-vous lu Le Vrai monde de Natsuo Kirino ?
Marin Ledun : Oui, je l'ai trouvé magnifique, mais au sens purement esthétique du terme, un peu comme je suis béat devant ces films de Wong Kar-Wai (In The Mood For Love) ou du coréen Kim Ki-Duk (Locataires, L'Île, Bad Guy, etc.). Je suis littéralement fasciné par le monde qu'ils me racontent, mais de ce monde je ne connais rien. Ni les codes, ni l'histoire, ni la culture, ni la vie. Ce sont comme des contes de fée, pour moi, plus ou moins noirs et violents, avec quelques thèmes universels tout de même. Je suis un spectateur étranger devant ces films, comme je suis un touriste étranger dès que je quitte le monde occidental (pour cela, je déteste voyager) et comme je suis un lecteur étranger face à une histoire telle que celle de ces quatre lycéennes japonaises. Cela m'intéresse intellectuellement, je suis curieux, mais il me faudrait sans doute des années d'immersion dans cette société que Natsuo Kirino décrit pour pouvoir comprendre son roman. Alors je me fais ma propre idée, mon petit fantasme à moi sur la question, mais ce n'est pas très sérieux. C'est beau à lire, que ça me fascine, que ça m'intéresse beaucoup, mais que ça ne me parle pas parce que l'ouverture d'esprit ne fait pas tout et qu'à un moment, il faut être capable de décoder. Ce qui est une façon polie de te dire qu'une fois la dernière page fermée, j'oublie aussi sec le contenu du livre. D'une autre manière, quand David Peace nous parle de l'Angleterre des mineurs de 1984-1985, de Margaret Thatcher, la Dame de fer, même si ça se déroule outre-Manche, et que je n'avais que dix ans à l'époque, ces évènements qu'il décrit – dans un tout autre style d'ailleurs – ont une incidence sur ma vie, ont un impact, même ténu, parce qu'ils parlent d'une société occidentale qui est presque la même que la société française. Parce qu'il me parle de ce que Sarkozy et sa clique font aujourd'hui. Parce qu'il me parle d'une société industrielle en faillite et de types qui se gavent, quitte à en laisser crever beaucoup d'autres au passage. Parce qu'il me parle du présent, d'une certaine manière. C'est fort, violent, dur, mais juste ! Mais quand David Peace écrit sur le Tokyo des années 1940, franchement, je m'emmerde. C'est beau, c'est bien écrit, c'est poétique et nerveux, mais il a juste oublié de nous donner les codes et je ne suis pas certain qu'il les possède lui-même. Qu'il se fasse plaisir, c'est le moindre mal que je lui souhaite. Je schématise un peu, bien sûr, mais j'éprouve des difficultés à lire ça. À la rigueur, c'est comme d'aller voir un navet hollywoodien au cinéma, un film de Woody Allen, parler à un répondeur téléphonique ou de lire le dernier thriller apolitique à la mode. Aucune incidence, aucun intérêt. Juste : passer le temps.
k-libre : Dans votre roman, on trouve une très bonne définition du médecin légiste : "À force d'étudier le corps des morts, j'ai compris que dans neuf cas sur dix mes analyses ne servent à rien [...] Mon scalpel m'aide à découper des conséquences d'actes, à partir desquelles je fais des projections, mais ce qui pousse un homme à planter un couteau dans le corps d'un autre homme n'a rien de bien scientifique." Et cette définition amène une question : bien souvent, de nos jours, il y a des remerciements à la fin d'un livre (médecins, flics...) et vous, aucun. Alors comment procédez-vous ?
Marin Ledun : Les deux sont liés, mon capitaine. Ma documentation, c'est ce que j'ai engrangé (lu, entendu, vécu, appris, découvert, etc.) au cours des dix, vingt, trente et plus dernières années. Je ne peux pas remercier tout le monde et ceux que j'aime n'ont pas besoin que je le leur écrive sur un bout de papier imprimé.
k-libre : Juste après cette belle définition du médecin légiste, vous vous en prenez aux "chantres des neurosciences". Vous aviez déjà démontré que ce n'étaient pas vos amis dans Marketing viral, alors pour ceux qui n'auraient pas lu cet excellent livre, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Marin Ledun : Ni mes amis, ni mes ennemis. Dans Marketing viral comme dans La Guerre des vanités, j'illustre à ma manière l'idée d'Adorno que la science et la technique forment une idéologie et qu'à ce titre, elles ne représentent aucune solution "magique" à nos maux. Quand on parle science et technique, on pense : électricité, nucléaire, portables, télé, médecine moderne, etc. On peut aussi penser : destruction quasi-systématique des ressources minérales, fossiles, animales, végétales, etc., souffrance au travail, béton, dépendance, exploitation, pouvoir, etc. Les deux vont ensemble. La science n'est pas un rêve. Elle se vit au quotidien. Comme les rats de laboratoire qui en sont les symboles, elle permet de soigner certaines plaies, en même temps qu'elle en véhicule d'autres. Certains diront que c'est le prix à payer. Saint Exupéry pose cette question dans Vol de nuit : un pont vaut-il le prix d'un visage écrasé ? C'est précisément cela dont il est question. Je crois qu'aucun progrès technique, scientifique ou économique (ceci explique cela...) ne peut justifier les morts qu'il engendre. Si le prix à payer est la destruction, alors c'est que nous faisons fausse route. On pourrait qualifier cette position de naïve. Je crois au contraire qu'elle est extrêmement rationnelle et pragmatique. Pourquoi devrais-je me couper la jambe droite pour bénéficier d'un produit susceptible de me soigner le bras gauche ?
k-libre : Korvine a une très bonne pensée qui dit "La ville est l'affaire sont étroitement imbriquées. Pour comprendre la deuxième, il faut connaître chaque élément de la première. Chaque rue, chaque recoin, chaque habitant." Je trouve que ça rejoint une théorie développée par Giorgio Todde (dont je vous conseille la lecture) qui – pour faire très bref – dit que c'est le territoire qui façonne les histoires (le territoire façonne les hommes qui y vivent, et qui eux-mêmes écrivent l'histoire qui leur arrive), qu'en pensez-vous ?
Marin Ledun : Le "territoire", la géographie des lieux, le climat, etc. ont une empreinte sur nous, sur nos corps, sur nos façons de nous tenir, et d'une certaine manière, ils façonnent nos histoires, celles que l'on vit. Et celles que l'ont écrit. Une espèce de marque indélébile. Et je crois comme Todde que c'est surtout la manière dont nous nous y adaptons, notre rapport physique et imaginaire à ces lieux, les fantasmes que nous projetons sur eux, qui influent le plus sur nos histoires et nos propres représentations du monde. Tout ça, ce sont des histoires d'hommes et de femmes.
k-libre : Entre vos "gros" romans, vous faites des choses plus "légères", comme "Le Poulpe" (Un singe en Isère) ou la série "Mona cabriole" (Le Cinquième clandestin). Comment abordez-vous ces "écritures sous contraintes"
Marin Ledun : Plus légèrement, précisément. C'est une manière de souffler, de se faire plaisir et aussi, concrètement, de gagner sa vie avec l'écriture, et donc de se donner les moyens d'écrire d'autres romans, encore et encore.
k-libre : Vous sortez aussi Pendant qu'ils comptent les morts : entretien entre un ancien salarié de France Télécom et une médecin psychiatre, un essai avec Brigitte Font Le Bret, tristement (et là on rejoint la société qui broie Korvine et les autres) d'actualité, vous nous en dites quelques mots en conclusion ?
Marin Ledun : C'est la suite logique de mon travail d'écriture romanesque. Un ancrage profond dans le réel. Une manière de dire le dégoût profond que m'inspirent ceux qui jouent avec des vies humaines pour satisfaire des désirs douteux. Pendant qu'ils comptent les morts est un entretien sur la question du travail, un échange entre une vision médicale du monde du travail aujourd'hui et une vision salariale, la mienne, tirée de mon expérience dans la Recherche à France Télécom. Ou comment repenser (modestement) le travail comme question politique, comme capacité d'agir dans la société, alors qu'il est le plus souvent réduit à sa portion instrumentale d'éléments dans la chaîne de production économique, et sortir du décompte morbide et indécent des morts. Le capitalisme néolibéral a réinventé l'esclavage sur la base du concept de la servitude volontaire. Il est peut-être temps de reconsidérer la chose, si tant est que nous en exprimions le désir. Il est peut-être temps de vivre et de travailler autrement. Dans cet essai, nous dressons un constat à peu de chose près identique à celui de Jacques Audiard, dans Le Prophète : dresser le portrait d'une société qui fabrique des individus-entrepreneurs en compétition permanente les uns avec (contre) les autres. Non seulement des manageurs, des hauts lieutenants, des DRH, des cadres, etc., qui gèrent une part non négligeable de l'organisation économique mais aussi des micro-entrepreneurs, vous, moi, monsieur et madame tout-le-monde, au quotidien, les uns montés contre les autres, en concurrence, pour se partager des parts du gâteau, avec des comportements d'entrepreneurs, à la caisse du supermarché, au volant de sa voiture, en tenant son portable, en insultant un employé qui semble n'avoir pas compris que le client, vous et moi, était roi, en se taisant quand un collègue de bureau pleure parce qu'il ne parvient pas à atteindre des objectifs de travail débiles ou parce qu'il vient de se faire engueuler par son chef ou qu'un client au téléphone lui a dit qu'il ferait mieux d'aller se jeter par la fenêtre. Voilà pour les faits. Le résultat est un formidable gaspillage de vies humaines, sacrifiées sur l'autel de la rentabilité et des vanités. Des vies de cons, des vies douloureuses, des vies à chercher du sens, des vies tournées vers des mirages sonnants et trébuchants. Comme le dit l'oncle Blacky, l'un des protagonistes de l'Underground d'Emir Kusturica, une guerre n'est pas une guerre tant qu'un frère ne tue pas son propre frère. On est en plein dedans. Mon prochain roman noir abordera toutes ces questions également. D'abord parce qu'elles sont d'une cruelle actualité. Ensuite parce que la fiction est l'une des armes les mieux adaptées pour dépeindre le monde dans lequel nous vivons et elle permet une liberté de ton qu'il est difficile de trouver ailleurs.
Liens : Marin Ledun | La Guerre des vanités Propos recueillis par Christophe Dupuis