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Un capitaine de la garde, le nouveau détective de Thierry Bourcy et François-Henri Soulié
© Hannah Assouline éd. 10-18
k-libre : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Tycho Brahé ? Est-ce l'incertitude, le doute qui subsiste sur la fin de son existence qui vous a motivés ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : La mort mystérieuse de l'astronome Tycho Brahé, dont le corps fut par deux fois exhumé à fins d'enquête, constitue un point de départ passionnant pour un roman policier. On a parlé de rétention urinaire, d'empoisonnement par le mercure, bref, toutes les pistes restent ouvertes !
k-libre : Tycho Brahé, l'un des personnages principaux de votre roman, est astronome, d'abord au Danemark, puis à Prague. Ses travaux et découvertes en la matière sont-ils importants ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Tycho Brahé est un spécialiste méticuleux de l'observation des planètes (des corps célestes en général) dont il note scrupuleusement les mouvements pendant de longues années. Il en déduit leur rotation autour du soleil, en exceptant la Terre (pour des raisons évidentes, à l'époque, de sécurité personnelle). Il démonte aussi la théorie des "orbes célestes solides" en prouvant que les comètes ne sont pas des phénomènes sublunaires. Sa démonstration est très efficace : puisque les comètes se meuvent au-delà de la Lune et que leurs trajectoires ne brisent pas les "orbes célestes", c'est que ces orbes n'existent pas. Kepler, qui a été son assistant, a corrigé par la suite certaines erreurs de calcul.
k-libre : Cependant, ce n'était pas un modèle de modestie. Ne le décrivez-vous pas ainsi : "un soleil égoïste autour de qui tout devait tourner !" ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Issu d'une riche et puissante famille, propriétaire un temps de l'île de Ven (dont il martyrisa les habitants) et protégé du roi Frédéric du Danemark, Tycho Brahé, considéré comme le plus grand astronome de son temps, avait toutes les raisons de manifester un certain orgueil.
k-libre : Dans votre prologue, vous le présentez même comme un tyran imposant une discipline de fer aux habitants de l'île dont il était devenu propriétaire par la grâce d'un monarque. Était-il, comme on dit pudiquement, difficile à vivre ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Chez les princes de la Renaissance, force est de constater que l'on s'encombrait assez peu de ce que nous appelons les Droits de l'Homme. L'homme de pouvoir l'exerçait en général selon son humeur personnelle et à sa convenance. Tycho Brahé descendait des plus grandes familles du Danemark. L'exercice du pouvoir était chez lui quasiment d'ordre génétique. Ajoutons à cela que le fait de se trouver amputé du nez à l'âge de vingt ans peut susciter une certaine irritabilité. Le sien fut tranché au cours d'un duel. Pour peu que l'on ait mauvais caractère, ça ne doit pas arranger les choses ! Oui, Tycho Brahé devait être assez invivable. Sans doute l'était-il aussi à lui-même.
k-libre : Il avait mis au point une théorie qui lui assurait une place de scientifique de renom tout en le mettant à l'abri des foudres de l'Église romaine. Ont-ils été nombreux ces scientifiques qui ont, ainsi, joué entre vérités et mensonges ? La grande Histoire n'a-t-elle retenue que ceux qui ont défendu leurs théories envers et contre tout ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Les progrès de la science sont le fruit d'un travail continu et souvent souterrain, duquel émergent quelques figures, de Pythagore à Einstein en passant par Freud et Jung, dont les découvertes n'ont pas forcément été facilement acceptées. À l'époque de l'Inquisition, certains ont sauvé leur vie en trouvant des subterfuges parfois compliqués, comme Tycho Brahé, permettant de concilier une partie de leurs découvertes et les lois féroces de l'Église. Mais je serais bien en peine de faire une liste exhaustive de ces grands esprits en butte aux superstitions de leur temps.
k-libre : Vous évoquez plusieurs fois Giordano Bruno qui a été exécuté au début de l'année précédente dans des conditions particulièrement atroces. Celui-ci n'a-t-il pas soutenu ses convictions jusqu'au bout ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Giordano Bruno est vraiment ce que l'on peut appeler un esprit supérieur. Il est, par exemple, un des premiers de son temps à soutenir l'idée de l'infini. Mais il est tellement convaincu de sa supériorité intellectuelle qu'il en devient immensément orgueilleux. Au point qu'il finit par écœurer par sa prétention le prince qui le protégeait et qui le livrera à l'Inquisition. Son entêtement est à la hauteur de ses convictions. Là où Galilée baissera les armes, Giordano Bruno s'obstine. Son attitude est regrettable mais elle ne manque pas de panache. Elle est aussi la démonstration tragique que le génie est impuissant face à la sottise armée.
k-libre : Tycho Brahé, à Prague, faisait des horoscopes pour le Prince, pratiquait l'astrologie. Vous faites dire de cette dernière qu'elle "est la putain qui fait le trottoir du ciel pour permettre à sa noble maîtresse l'astronomie de poursuivre ses travaux". Les deux, à cette époque, étaient-elles très proches ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : L'étude des étoiles, avec son aspect surnaturel, a toujours inspiré des croyances aux hommes, en écho avec leurs conceptions de l'univers. Ces astres aperçus dans le ciel ont pris rapidement des figures mythologiques, évoquant des dieux maîtres de nos destins. Les progrès de l'astronomie et du calcul des trajets des planètes ont provoqué ceux de l'astrologie, avec ses fameux thèmes astraux. À l'époque de notre roman, les deux "sciences" étaient sinon confondues, du moins très proches.
k-libre : À Prague, règne le prince Rodolphe II de Habsbourg, ami des arts et des sciences. Mais, était-il aussi friand de conquêtes féminines que vous le décrivez ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Peut-être avons-nous poussé un peu le personnage pour donner plus de relief à la fiction. Le fait est qu'on a gardé le souvenir d'un homme dépressif et jouisseur à la fois. Si l'on en juge par ses goûts esthétiques (peintures, cabinets de curiosités, fêtes somptueuses), ils correspondent peu avec l'idée que l'on se fait d'un ascète. Il est en tout cas très assuré qu'il aimait les plaisirs. Celui de la chair y compris. Dans le livre, les autres personnages sont trop occupés pour consacrer beaucoup de temps aux charmes d'Eros. L'empereur, lui, est totalement désœuvré. Il faut bien qu'il s'occupe ! Arcimboldo a d'ailleurs fait de lui un portrait de fruits et légumes où transparaît le côté voluptueux du personnage.
k-libre : Parallèlement, vous décrivez un homme passionné par la quête de la pierre philosophale, mais peu soucieux de politique. Il était d'une sensibilité maladive, en proie à des angoisses. A-t-il fait un grand règne ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : La famille de Rodolphe s'est rapidement aperçue de son peu de goût pour l'administration de son État. Mais il a fallu un certain temps pour l'écarter du pouvoir.
k-libre : Vous retenez, avec logique, pour mener l'enquête sur la mort de l'astronome, Josef Kassov, le capitaine de la garde du château de Prague. L'avez-vous créé de toutes pièces ou vous êtes-vous inspiré d'un personnage authentique qui était à la cour de Rodolphe II ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Josef Kassov est une pure invention. Sans lui, son neveu et quelques autres personnages, notre roman aurait été un documentaire. En écrivant un roman policier historique, nous suivons un peu le constat d'Alexandre Dumas : "l'Histoire est un clou auquel j'accroche mon tableau"... L'important c'est que le clou tienne bon et que le tableau ait quelque charme.
k-libre : Avec ses méthodes d'investigation, peut-on le rapprocher de certains détectives célèbres comme Hercule Poirot, par exemple ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Josef Kassov utilise ses dons d'observation, son intelligence logique, mais surtout sa profonde connaissance des êtres humains. Il n'est pas différent en cela de nombreux détectives ou héros de polars.
k-libre : Dans votre roman, vous introduisez d'autres scientifiques que Tycho, comme Kepler, qui fut son assistant, le médecin et alchimiste Michael Maier. La cour de Prague comptait-elle nombre de scientifiques et artistes de toutes spécialisations ? Maier a-t-il pu rencontrer Brahé et travailler de concert sur des recherches alchimiques ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Il y avait en effet beaucoup de savants dans l'entourage de Rodolphe II de Habsbourg. Nombre d'entre eux pratiquaient aussi l'ésotérisme et l'occultisme. Il est certain que Maier et Brahé se sont rencontrés au château de Prague. Tous deux partageaient un vif intérêt pour l'alchimie. Maier a été un grand commentateur des textes rosicruciens. Il n'est pas sûr, en revanche, qu'ils aient travaillé ensemble. Mais ils ont forcément échangé sur ce qui était leur passion commune.
k-libre : Ne décrivez-vous pas Johannes Kepler comme très myope, en fait, incapable de faire des observations célestes, mais versé dans les mathématiques et le calcul des orbites ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Tout cela est, semble-t-il, exact. C'est un paradoxe qui nous a amusés.
k-libre : Vous mettez en scène Roberto Bellarmin impliqué dans le procès de Giordano Bruno puis dans l'interdiction faite à Galilée d'enseigner comme vérité le système héliocentrique de Nicolas Copernic. Cet inquisiteur était-il à Prague au moment de ces événements ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Roberto Bellarmin est en effet l'homme qui a instruit le procès de Giordano Bruno. Il est aussi celui qui a interdit à Galilée d'enseigner l'héliocentrisme. Nous l'avons invité à Prague car il incarnait parfaitement ce type de personnage chez qui la plus grande finesse d'esprit se trouve totalement inféodée au dogme. C'est l'intelligence crétinisée par la croyance. Il est la manifestation exacte de la pensée totalitaire. C'est-à-dire l'inverse de la pensée.
k-libre : Vous réunissez également un diplomate danois, une cantatrice, une authentique duchesse espionne d'Elisabeth I. Est-ce passionnant d'animer des personnages historiques authentiques en les entourant de personnages de fiction ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : C'est tout le charme du roman historique, particulièrement lorsqu'il se situe dans une époque fort éloignée de la nôtre, comme Le Songe de l'astronome. Mais nous avons tenté, pour tous ces personnages inventés, de respecter les codes sociaux et vestimentaires en vigueur au début du XVIIe siècle.
k-libre : Pourquoi introduisez-vous le tableau représentant Méduse d'un certain Caravaggio ? Est-ce pour déstabiliser le peintre officiel de la cour ? Ce tableau a-t-il pu être à Prague à cette époque ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Cette tête de Méduse est une huile sur toile montée sur un bouclier de bois. Elle est exposée à la galerie des Offices à Florence. Une première version se trouve actuellement dans une collection privée. On sait aussi que Rodolphe possédait au moins deux toiles du Caravage. Il nous a paru intéressant que cette Méduse soit l'une de ces toiles. Le Caravage bouleverse les habitudes picturales de l'époque. C'est un "monstre" passionnant. Sa Méduse est, à proprement parler, fascinante.
k-libre : Qu'est-ce qui vous a donné envie d'unir vos talents de romanciers pour cette histoire ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Cela fait des années que nous travaillons ensemble, François et moi. Nous avons en particulier développé un scénario de cinéma, L'Hiver de l'éléphant, qui est finalement devenu une bande dessinée sous le crayon de Joël Polomski. Nous partageons beaucoup de goûts communs, et un certain joyeux désespoir devant la condition humaine. Et une même façon de travailler les histoires en cherchant de bonnes scènes.
k-libre : Comment avez-vous vécu cette co-rédaction à quatre mains, bien que ce ne soit pas la première expérience d'écriture commune ? Vous répartissez-vous des domaines, des chapitres ou rédigez-vous ensemble cette histoire dans l'Histoire ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : L'amicale complicité qui nous lie date de plus de vingt ans. Écrire à deux c'est un peu comme organiser un pique-nique. On se répartie l'entrée, le plat, le dessert, la nappe, les couverts, les fourmis et les guêpes. Le jeu est de se surprendre, de s'étonner l'un l'autre. Si l'on étonne son co-auteur, on a quelque chance que le lecteur soit étonné à son tour. Nous avons une petite recette personnelle, mais c'est un secret de cuisine. Disons pour simplifier que la documentation et la rédaction sont partagées à parts égales. À la fin on passe un "coup de vernis" sur le tout pour rendre le bouquin uniforme. Écrire ensemble c'est aussi un clin d'œil de remerciement à notre ami commun le scénariste Bernard Revon qui nous a présentés l'un à l'autre. Ça l'amuserait sans doute de nous voir faire.
k-libre : Comment passe-t-on, M. Thierry Bourcy, des "Enquêtes de Célestin Louise, flic et soldat dans l'enfer de la Grande Guerre" à la cour de Rodolphe II de Habsbourg en 1601 ?
Thierry Bourcy : Après plus de quinze ans passés dans les tranchées, depuis mon scénario La Tranchée des espoirs réalisé en 2000 par Jean-Louis Lorenzi, suivi par la série des Célestin Louise, j'ai abordé avec un certain soulagement une époque totalement différente, à la fois plus cruelle mais moins cataclysmique.
k-libre : Qu'est-ce qui vous a amené, tous les deux, à écrire des romans policiers plutôt que d'autres livres ? Ce genre convient-il mieux aux sujets et thèmes que vous souhaitez traiter ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : Le polar noue ensemble des genres très différents : l'étude de mœurs, la tragédie, le fait divers. Il est aussi l'héritier des grands feuilletons du XIXe siècle. À ce titre il est un genre littéraire très populaire. Son lectorat est constitué de personnes extrêmement différentes. C'est passionnant d'essayer d'écrire pour le plus grand nombre. Ici, nous sommes dans le genre "historique" qui complique la donne par la peinture d'une époque lointaine, cela rajoute un certain "sel". Dans les aventures du capitaine Kassov, nous renouons avec le roman de cape et d'épée. Cape sanglante et épée meurtrière, bien sûr.
k-libre : Pourquoi surnommait-on l'alchimie l'Art de Musique ? Cette appellation était-elle utilisée dans toute l'Europe ?
Thierry Bourcy et François-Henri Soulié : "La musique obéit dans ses fondements à des relations numérales simples qui font d'elle une incarnation privilégiée de l'ordonnance harmonieuse des choses. Se référer à la musique, c'est donc se référer à l'ordre universel, et étudier les lois des sons, c'est étudier les lois du cosmos." (Jacques Rebotier in Revue de l'histoire des religions)
k-libre : Avez-vous d'autres projets d'écriture commune, ou non, pour régaler vos lecteurs ? M. Soulié quand paraîtront les autres enquêtes de votre héros découvert tout récemment sous ce très joli titre Il n'y a pas de passé simple ?
François-Henri Soulié : Nous allons continuer les aventures de Josef Kassov et de son neveu Mattheus. Nous sommes en train d'écrire le prochain épisode, auquel William Shakespeare participera. En solitaire, je poursuis aussi l'écriture des histoires de mon héros Skander Corsaro. Le prochain volume sortira au printemps. Le sujet profond en sera le Transhumanisme, avec l'espoir et le cauchemar qu'il peut générer. Mais le livre continuera surtout à explorer le style humoristique décalé typique du personnage principal. Le but avoué de tout cela étant la délectation. La mienne et, je l'espère, celle du lecteur.
Liens : Thierry Bourcy | François-Henri Soulié | Le Songe de l'astronome Propos recueillis par Serge Perraud