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L'enquêteur de Xavier Boissel face à une part sombre du gaullisme
Sans vouloir faire œuvre d'historien, Xavier Boissel propose, dans une intrigue passionnante, portée par un héros, oh combien empathique !, de se rappeler certaines situations, de se souvenir d'opérations peu honnêtes pour ne pas dire vraiment délictueuses.
Avant l'aube mêle un inspecteur de la Crim', par le bais d'un assassinat sordide, aux arcanes des affairistes liés au SAC (Service d'Action Civique). L'envie d'en savoir plus sur la conception et les tenants de ce roman s'imposait. Alors, qui mieux que l'auteur pour cela ? Rencontre, par Internet, avec Xavier Boissel, dont on souhaite vivement qu'il continue à captiver ses lecteurs avec de nouvelles et belles enquêtes.
© Barbara Tajan
k-libre : Vous placez votre récit sur quelques mois à cheval sur les années 1966-1967, au cœur de la présidence du général de Gaulle. Qu'est-ce qui vous attire et vous passionne dans cette période ? Est-ce parce que c'est votre année de naissance et que vous avez voulu savoir ce qui se passait à ce moment "historique" pour vous ?
Xavier Boissel : Cette période m'intéresse d'abord par son effervescence intellectuelle et politique. 1966, c'est l'année où Jacques Lacan publie ses Écrits et où paraît Les Mots et les Choses de Michel Foucault. En 1967, Raoul Vaneigem sort son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations et Guy Debord La Société du Spectacle. On expérimente de nouvelles formes littéraires, cinématographiques, artistiques, musicales etc. Paradoxalement, pour certains observateurs, "la France s'ennuie", pour reprendre le titre d'un éditorial célèbre du journal Le Monde de mars 1968 (!). Mais souterrainement, le pays change et connaît en fait une mutation sociologique et anthropologique sans précédent. Tout cela éclatera en Mai. Cette séquence historique est très excitante, elle illustre les derniers feux d'une certaine révolte. C'est le moment où tout a été possible, où le négatif a été théorisé et mis en pratique avec une très grande intelligence, par les Situationnistes, notamment, avant que "le Spectacle de la contestation" ne l'emporte définitivement sur "la contestation du Spectacle", pour reprendre leurs formules célèbres. Nous sommes depuis dans une période de grande Restauration politique. Cette époque est donc aussi très intéressante, en creux, pour comprendre la nôtre...
k-libre : Vous confrontez votre héros à de nombreux fantômes. D'abord celui de son épouse morte récemment, celui de cette femme sauvagement assassinée. Vous le rendez responsables de bavures entraînant des décès. Pourquoi lui noircir ainsi la vie ? Pourquoi le vouliez-vous presque dépressif ?
Xavier Boissel : Je n'aime pas les personnages monolithiques et je voulais en effet que Marlin ait des angles morts. C'est un homme impulsif, qui se laisse parfois déborder par sa violence. Mais il a aussi d'autres facettes : il s'est engagé très jeune dans la Résistance, il a un certain code d'honneur qui lui est propre. Cette ambiguïté est celle du dur-à-cuire des romans hard boiled américains, outsider toujours à la limite de la légalité mais qui fait preuve d'une rectitude morale. La noirceur du personnage, c'est aussi la noirceur du roman lui-même, de sa tonalité d'ensemble. Cela correspond à une vision du monde, à une manière absolue de voir le monde. Marlin a connu un drame personnel avec la mort de sa femme, il est sombre, solitaire, mélancolique, ce qui rend un peu plus difficile le processus d'identification pour le lecteur. Ni héros, ni anti-héros, il n'est ni une figure de compensation, ni une figure repoussoir. C'est un personnage ambivalent, comme nous le sommes tous.
k-libre : Mais, vous lui autorisez une belle rencontre qui va ensoleiller sa vie. Est-ce pour les besoins de votre intrigue ou parce que vous pensez que, en empruntant et en modifiant un vers de Léo Ferré : "Le malheur... c'est du bonheur qui se repose" ?
Xavier Boissel : Cette phrase sonne juste. Le réel, même le plus misérable, réserve toujours son lot de belles surprises. Le personnage de Marlin est au fond du trou, mais il remonte à la surface grâce à la rencontre d'une jeune journaliste, Charlotte Saint-Aunix. C'est une alliée dans son enquête, mais pas seulement. Son rôle ne se limite pas à ce fonctionnement narratif. Je voulais d'une part qu'elle incarne la jeunesse de l'époque, celle des baby-boomers, et d'autre part, qu'elle ne fasse pas simplement "tapisserie". Trop souvent dans les romans policiers ou les romans noirs, la femme est réduite à un archétype, elle est fatale, quasiment toujours. Je voulais un personnage féminin fort, j'espère que je l'ai réussi. Elle est bien plus vive et cultivée que Marlin, elle est instruite, insolente, gracieuse, elle écoute les Rolling Stones, lit Borges, Lovecraft, des revues comme Planète ou Bizarre, les BD de Druillet et par ailleurs, elle a une amie proche des Situationnistes et elle-même flirte un moment avec un trotskiste lambertiste (dont elle n'aime pas l'esprit de sérieux), elle déconcerte Marlin, le déroute. C'est son intelligence qui permet de dénouer l'enquête. Et la fin du roman fonctionne comme une parodie de roman de chevalerie : elle est prisonnière, Marlin vient pour la délivrer, mais elle arrive à s'échapper sans lui.
k-libre : Alors qu'aujourd'hui on présente les années de la présidence de Charles de Gaulle comme une période où la corruption, les malversations, les affaires douteuses étaient peu courantes, vous décrivez un monde corrompu qui valait bien celui de maintenant. Cette corruption était-elle moins visible ?
Xavier Boissel : Je ne saurais répondre à votre question de manière quantitative... Ce que je sais, c'est qu'au début des années 1970 ont éclaté d'énormes scandales immobiliers, comme l'affaire de "La Garantie foncière", par exemple. Il y a eu aussi "l'affaire de l'ETEC", une officine parallèle du SAC mouillée jusqu'au cou dans des magouilles. L'action du roman se situe quelques années auparavant, mais les incroyables transformations urbanistiques qui ont eu lieu à Paris et en petite couronne dans ces années-là me font dire qu'il y a dû y avoir pas mal de prévarication et de corruption, au minimum beaucoup de gabegie. Certes, je ne pense pas qu'à titre personnel le général de Gaulle fût corrompu, il n'y a pas lieu de remettre en cause son intégrité, mais, et peut-être que j'extrapole, je crois qu'il n'y a pas de coupure entre l'affairisme gaullo-pompidolien et pompidolien tout court. Ce qui est certain, d'ailleurs, par rapport à aujourd'hui, c'est qu'il y avait beaucoup moins de transparence dans les transactions financières et dans les marchés publics.
k-libre : La presse et les journalistes étaient-ils plus muselés par le pouvoir politique ?
Xavier Boissel : Il m'est difficile de répondre à cette question car je ne suis pas historien. Je retiens surtout que l'émergence de la radio et de la télévision ont quelque peu changé la donne de l'information durant cette période. Ces deux médias - leurs actualités, notamment - étaient des services publics de l'État et donc étaient sous la tutelle du ministère de l'information. Pour de Gaulle, ce monopole était censé contrebalancer la liberté de la presse écrite et l'ORTF incarner "la voix de la France". Mais un certain nombre de stations de radios périphériques ont contourné ce monopole en émettant depuis l'étranger et l'on sait le rôle qu'ont joué Europe 1 et RTL en Mai-68. Quant à la presse écrite, peut-être que sa latitude était plus grande, mais les journaux appartenant la plupart du temps à des groupes très concentrés, où circulent les réseaux, où règnent les luttes d'influence, il est difficile de nier qu'ils n'ont pas exercé une forme de pouvoir, ne serait-ce que dans le façonnement des esprits.
k-libre : Philippe Marlin va se trouver confronté à des membres du SAC (Service d'Action Civique). Peut-on le définir comme une police parallèle au service du Général de Gaulle ?
Xavier Boissel : Le SAC est d'abord une émanation du Service d'Ordre du RPF, actif au lendemain de la guerre. Il naît dans un contexte historique très tendu, à une époque où les empoignades étaient nombreuses avec le PCF. Le chef de ce Service d'Ordre était Pierre Debizet, un Résistant de la première heure. En 1958, lorsque de Gaulle revient aux affaires, les anciens combattants du gaullisme créent le SAC, et Debizet en prend les rênes. Il s'agit de constituer une sorte de garde prétorienne autour de la personne du Général. C'est Debizet qui suggère que cette association ait une existence indépendante du parti gaulliste (l'UNR). Le journaliste Philippe Labro a raconté à cet égard l'anecdote suivante, très révélatrice : "Pourquoi adhérez-vous à ce moment-là au SAC et pas à l'UNR ?" demandera la commission d'enquête parlementaire de 1982 à un des militants de l'époque. Réponse : "Parce que le Sac, c'était le Bon Dieu sans les curés". Le SAC a toujours eu une existence indépendante du parti gaulliste, c'est donc une association qui se situe dès le départ en marge des partis et de ce que l'on appelle la politique. Officiellement, il n'a jamais été une police, mais son fonctionnement, sa marge de manœuvre très large et l'impunité de ses membres font penser effectivement à une forme de police clandestine. Cela a été très perceptible lorsque le SAC s'est chargé de la lutte contre l'OAS. Et je ne parle même pas des années 1970, jusqu'à "l'affaire Boulin", ce ministre qui s'est noyé dans trente centimètres d'eau...
k-libre : Comment est née cette organisation ? Qui en étaient les dirigeants ? Vous citez Jacques Foccart comme l'un des pères fondateurs. De qui était-il entouré ?
Xavier Boissel : Le SAC est une association loi de 1901, ses statuts ont été enregistrés par la préfecture de Paris en 1960, ils précisent seulement qu'il est une "association ayant pour but de défendre et de faire connaître la pensée et l'action du général de Gaulle". Il fut dirigé par Pierre Debizet mais le vrai patron était certainement Jacques Foccart, confident du Général. Parmi ses fondateurs, on trouve Alexandre Sanguinetti (qui fut chargé de la lutte contre l'OAS), Charles Pasqua, qu'il est inutile, je crois, de présenter, qui en devint vice-président, ainsi que son ami Étienne Leandri.
k-libre : Vous présentez des membres du SAC issus de tous les secteurs professionnels et sociaux, des anciens de la Résistance, des arsouilles, des truands, des chefs d'entreprise, des policiers et un ramassis de magouilleurs. Comment s'organisait le recrutement et qui composait le gros des troupes ?
Xavier Boissel : Il recrute en effet parmi les militants gaullistes mais aussi dans le milieu, dans la police, dans la gendarmerie. On y entre par ses réseaux, c'est le cas pour quelques éléments de la pègre, qui l'intègrent en raison de leur passé de Résistant ou de déporté durant la Seconde Guerre mondiale. C'est un peu plus obscur pour certains truands anciennement membres de la Gestapo française. Cela s'explique peut-être par le fait qu'après que de Gaulle a lâché l'Algérie, pas mal de cadres en rupture ont quitté le SAC. On a été alors moins "regardant" dans le recrutement. François Audigier explique tout cela très clairement dans son Histoire du SAC : la part d'ombre du Gaullisme (Stock, 2003).
k-libre : Votre héros porte le nom de Philippe Marlin. Comment et pourquoi avez-vous choisi ce patronyme ? Fait-il référence à d'autres détectives, policiers authentiques ou de fiction ?
Xavier Boissel : Le nom de Marlin est un clin d'œil au Marlowe de Raymond Chandler, baptisé par son créateur en hommage au dramaturge élisabéthain, qui a aussi inspiré le Marlowe de Joseph Conrad… Chandler et Conrad sont deux écrivains qui me sont très chers. Mais le marlin, c'est aussi une variété de poisson, celui qui est pêché dans Le Vieil homme et la mer par exemple... J'aime les mammifères marins, le personnage principal de mon premier roman (Autopsie des ombres) s'appelait Narval... L'animalité tient une place importante dans ce roman, mais aussi dans Avant l'aube. Au-delà du clin d'œil et de la connivence, je voulais aussi que le nom du personnage fût un indice pour le lecteur, une piste à suivre, qu'il se pose quelques questions... J'ai choisi d'en faire un policier car la figure du détective privé m'a toujours semblé incongrue dans le paysage français, cela ne "fonctionne" pas. C'est donc un flic, mais certaines de ses méthodes rappellent parfois celles de détectives privés qu'on retrouve dans les romans hard boiled américains.
k-libre : Pour construire votre galerie de flics de la crim' comme le commissaire Baynac, vous êtes-vous inspirés de personnages réels œuvrant à l'époque ?
Xavier Boissel : Non, ce "personnel narratif" est issu entièrement de mon imagination. Là encore, je voulais mettre à distance les choses, ne pas céder aux poncifs : dans le polar d'obédience gauchiste à la française, les flics sont des salauds, et dans la tradition réactionnaire, les flics des héros. Rien de pire en effet que tous ces polars écrits à la truelle par d'anciens policiers à la gloire du 36, et rien de pire aussi que tous ces clichés véhiculés par les écrivains dits "de gauche" sur les méchants policiers. Tout cela relève de l'idéologie, cela ne m'intéresse pas. Je voulais situer la fiction dans le camp de la police, mais cela ne veut pas dire que j'écris "du point de vue de la police". La vision de la police dans mon roman lorgne beaucoup plus du côté de James Ellroy que de Ed McBain. On voit qu'elle est gangrenée par la corruption, qu'elle est très éloignée de sa mission originelle, qui serait de protéger le "bon citoyen", qu'elle est un rouage de la société libérale avancée. Mais au sein de cette police, il y a aussi des individus un peu égarés, comme Marlin et son chef, Baynac. Ce dernier a appartenu sous l'Occupation à un réseau de Résistants qui s'appelait "Honneur de la Police". Il se réunissait dans les sous-sols du Café Zimmer, Place du Châtelet et était composé de commissaires, d'inspecteurs et de gardiens de la paix. Tous ont été arrêtés et déportés. C'est la seule source documentaire que j'ai utilisée pour construire le personnage de Baynac, que j'ai inventé totalement par ailleurs. Aucune figure "réelle" n'a présidé à la construction des personnages. Mais au total, cette galerie de personnages ne va dans le sens ni d'une mythification, ni d'une condamnation.
k-libre : Des liens noués dans les maquis rapprochent des personnes même si leurs parcours, par la suite, diffèrent beaucoup. La Seconde Guerre mondiale ne pèse-t-elle pas encore de tout son poids sur cette période pour ceux qui l'ont vécue ?
Xavier Boissel : Elle pèse sans peser... C'est surtout au lendemain de la guerre que le fait d'avoir été Résistant donne un peu de légitimité. Ensuite, tout cela s'estompe... Les années 1960 sont des années heureuses, en apparence. On ne parle plus de cette période, on consomme. Vichy, l'Occupation, c'est un trou noir. Personne ne veut en entendre parler. L'économie se porte bien, la Sacro-Sainte Croissance est dans un cercle vertueux, Maurice Papon est Préfet de Police (jusqu'en 1967 !) et René Bousquet poursuit sa brillante carrière dans la presse. Mais ce n'est pas parce qu'on n'en parle plus qu'on a oublié et les acteurs de cette période le savent bien. La quasi-totalité des personnages de mon roman sont liés à cette Histoire. Frédéric Roux a merveilleusement résumé en quelques lignes cet état d'esprit qui régnait dans ces années-là : "Les spéculateurs et les escrocs pouvaient agir en toute impunité pourvu qu'ils puissent faire valoir leurs états de service, et ils n'étaient pas si nombreux que cela à pouvoir le faire. S'ils avaient été un brin collabos, pourvu qu'ils apportent les relais ou les réseaux, on pouvait passer l'éponge, mais il fallait qu'ils ferment leurs gueules, qu'ils fassent comme si... Ils n'avaient rien de plus pressé que d'obtempérer jusque chez l'Oréal... Qu'aurions-nous fait à leur place ? Dans les réseaux, il ne fallait rien dire sous la torture ; il ne faut rien dire non plus lorsque l'on fait partie du Milieu. Ça leur fait ensemble, pourvu qu'ils touchent les mêmes jetons de présence, un sujet de conversation en conseil d'administration" (Assez !, Sens & Tonka, 2000). Le mythe résistancialo-gaulliste éclatera seulement quelques années plus tard avec le film de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la Pitié et le livre de Paxton sur Vichy, en 1973.
k-libre : La Petite Ceinture était-elle une ligne de chemin de fer ou un réseau assimilable au métro et RER ?
Xavier Boissel : C'était une ligne de chemins de fer, aujourd'hui désaffectée. Il est d'ailleurs très agréable de se promener sur certains de ses tronçons, d'y dériver de manière psycho-géographique, comme le faisaient les Situationnistes dans le Paris des années 1950.
k-libre : Vous décrivez avec précision les objets et actes quotidiens en usage en 1966. Votre héros fume des gitanes blanches, le Boul' Mich' est à double sens. Comment vous êtes-vous documenté pour être aussi juste et précis ?
Xavier Boissel : J'ai baigné durant mon enfance dans cette atmosphère : par exemple, pas mal de DS comme celle de Marlin étaient encore en circulation, et dans ma famille tout le monde fumait des Gitanes et des Gauloises. J'ai dû donc faire davantage un effort de remémoration que de documentation. Mais il est vrai que les objets sont un formidable biais pour restituer un peu l'atmosphère de l'époque, qui bascule dans ce que l'on a appelé "la société de consommation"... Je parlais de ruptures sociologique et anthropologique plus haut, en voilà une belle illustration. C'est pourquoi à mes yeux le plus grand livre des années 1960 reste Les Choses de Georges Perec, paru en 1965 ! Certains passages dans Les Années, d'Annie Ernaux, évoquent aussi cet aspect-là, mais elle a pour elle le recul historique, chose que n'avait pas Perec, ce qui met encore plus en lumière son génie.
k-libre : Marlin reçoit, dès le début de votre récit, une charge de chevrotine dans le bras. À l'hôpital on lui badigeonne la plaie avec de la Bétadine. Ce désinfectant était-il déjà en usage à cette époque ?
Xavier Boissel : Ah oui, là j'ai un peu triché. La Bétadine fait son apparition en 1967 en pharmacie, j'ai vérifié dans un dictionnaire médical (celui de Bernard Debré). Mais comme le héros se fait soigner à l'hôpital en 1966, on peut imaginer que le produit existe... Mais il est vrai que si l'on se place sur le plan nominaliste, j'aurais dû plutôt parler d'antiseptique !
k-libre : Marlin est un grand amateur de jazz. Est-il votre alter ego en la matière ?
Xavier Boissel : Il est vrai que j'écoute beaucoup de jazz, même si contrairement à mon personnage, mes goûts sont plus éclectiques. Le jazz a joué un rôle très important pour la génération de l'après-guerre, l'on associe spontanément à une sorte d'euphorie liée à la Libération ainsi qu'à une émancipation d'une certaine jeunesse, celle de Saint-Germain-des-Prés. Dans le roman, c'est cet état d'esprit qu'il faut avoir en tête avec le personnage de Marlin : jeune maquisard sous l'Occupation, il découvre cette musique pendant sa convalescence à la Libération et elle joue presque le rôle d'une épiphanie pour lui. Le jazz aujourd'hui tend de plus en plus vers une sophistication et la sociologie de son public est très élitiste, mais dans les années où mûrit le personnage, il reste encore un art très populaire, comme le seront le rock et la musique pop pour les générations suivantes. C'est cette musique que je voulais faire entendre dans le roman.
k-libre : Philippe Marlin chouchoute un chat dénommé Duke en hommage à un grand du jazz. Éprouvez-vous, comme lui, une grande tendresse pour ces félins ?
Xavier Boissel : Absolument. Le chat est un animal à la fois "électrique" et "aristocratique", comme l'écrivait Baudelaire. C'est un animal fascinant et gracieux. Personnellement, je ne me lasse pas de jouer avec mon chat, et souvent pendant de longues minutes, comme le faisait aussi Montaigne. Rien de plus énigmatique qu'un félin...
k-libre : Êtes-vous réfractaire aux séries, aux héros récurrents que l'on retrouve de roman en roman ?
Xavier Boissel : Non, j'aime assez, en fait. "Le retour du personnage" a été inventé par Balzac, c'est quelque chose qui me séduit beaucoup, surtout dans La Comédie humaine. Dashiell Hammett et Raymond Chandler s'en souviendront, le premier, avec son agent de la Continental Op' et Sam Spade, par exemple, et le second avec Philip Marlowe. Maintenant, il faut bien reconnaître que c'est souvent un procédé commercial pour pas mal d'écrivains. Mais c'est un procédé qui me plaît beaucoup quand c'est un James Ellroy ou un David Peace qui s'en emparent, car ils ne se cantonnent pas à un seul personnage mais étendent l'idée à plusieurs, et c'est très fort chez eux, car on les voit tous prisonniers d'une trame qui les dépasse, on voit que l'Histoire se fait sans se connaître, et là le procédé ne se transforme pas en simple gimmick, il participe de la nécessité même de la fiction, je serais tenté de dire de loi qui lui est propre.
k-libre : Vous avez fait paraitre un essai intitulé Paris est un leurre en collaboration avec Didier Vivien, un photographe. Pourquoi ce titre intrigant ?
Xavier Boissel : Ce titre est un décalque de Paris est une fête d'Ernest Hemingway, dont le titre original est A Moveable Feast. Le point de départ de cet essai est la construction d'un faux Paris lumineux dans la banlieue parisienne durant la Première Guerre mondiale, et dont la fonction était de leurrer les aviateurs allemands susceptibles de bombarder Paris pendant la nuit. L'homme qui a mis au point cette diversion est Fernando Jacopozzi, un ingénieur d'origine italienne qui éclairera dans les années 1920 le vrai Paris, ses monuments les plus célèbres comme la Tour Eiffel ainsi que les grands magasins (comme La Samaritaine). Jacopozzi est donc le père du "Paris by night", il est celui qui est passé d'un faux Paris de diversion à un Paris de divertissement, vécu comme un décor mouvant (moveable, pour reprendre le titre d'Hemingway) durant les "années folles". Enfin, l'une des thèses de cet essai est que Paris est aujourd'hui une ville gentrifiée et muséifiée, une ville façadisée qui n'est plus que son propre reflet, un simple leurre puisqu'elle a été vidée de sa substance populaire dans les années 1960 (chose que je me suis efforcé de rendre perceptible dans Avant l'aube). Les classes laborieuses sont toujours dangereuses et séditieuses, et il est préférable pour le pouvoir de les rejeter dans les marges. Je partage donc le diagnostic du Guy Debord de la dernière période pour lequel Paris, historiquement lieu de toutes les éruptions populaires, et donc épicentre du négatif, n'existe plus.
k-libre : Dans Autopsie pour des ombres, paru en 2013, vous dépeignez le retour d'un casque bleu à la vie civile. Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce cas, car il est vrai qu'ils ne sont guère mis en avant, ni à l'honneur ?
Xavier Boissel : Le point de départ de ce roman est la chute de l'enclave de Bihac en 1994, lorsque les casques bleus français furent chargés - pour endiguer une éventuelle épidémie - de liquider tous les animaux errants dans la ville désertée par ses habitants... Ce fut la seule fois où ils firent parler leurs armes... Ce que vit le personnage d'Autopsie des ombres en Bosnie est une guerre où, malgré sa puissance de feu, il est livré à l'impuissance. Le retour pour un soldat après avoir déposé les armes est toujours problématique, et dans ce cas de figure, ça l'est à plus d'un titre. Avoir tué des chats et des chiens au Famas tandis que la purification ethnique suivait son cours a mis ces soldats dans des situations difficiles. On parle beaucoup aujourd'hui de l'ESPT (État de Stress Post-Traumatique) avec les guerres d'Irak et d'Afghanistan, mais dans les années 1990, ce sont des choses qui ont été passées sous silence. Au-delà du retour douloureux à la vie civile, que connaissent les vétérans de toutes les guerres, je voulais m'intéresser à un personnage qui a le sentiment d'une désagrégation du monde, d'un sentiment de perte. L'animalité était très présente dans ce roman, elle renvoyait un homme qui rêve d'être enfin ajusté au monde, comme un animal...
k-libre : En 2014, vous faites paraitre Rivières de la nuit en collaboration avec Denis Frajerman, un musicien. Comment articulez-vous écriture graphique et écriture musicale ?
Xavier Boissel : J'écoute beaucoup de musique, à vrai dire, quasiment tout le temps. Rivières de la nuit a été écrit avec en fond sonore la musique de Denis Frajerman, l'écriture - j'espère que cela se sent - de ce court roman est imprégnée de la tonalité lancinante et incantatoire de sa musique. J'ai été en résonance avec elle constamment, je voulais écrire un roman "atmosphérique" qui fût en accord avec cette musique. Pour les deux autres romans, l'influence musicale est plus liée à la composition formelle ainsi qu'à une certaine idée du rythme, de la respiration. Par exemple pour Avant l'aube, je voulais qu'il y ait trente-deux chapitres comme il y a trente-deux mesures brodées autour de la même sarabande dans les Variations Goldberg de Bach. Et c'est aussi une histoire de ponctuation, de phrases, très longues pour Autopsie des ombres, quasiment arachnéennes, plus heurtées et syncopées pour Avant l'aube. J'ai écrit le premier en écoutant exclusivement de la musique d'ambiance, du Brian Eno et des gens moins connus comme William Basinski, deux musiciens que j'admire beaucoup. Quand j'écrivais le dernier, j'écoutais beaucoup de jazz, plutôt contemporain, Colin Stetson par exemple, mais aussi pas mal de musique répétitive, Steve Reich, notamment, ou des choses plus expérimentales comme Nils Frahm et surtout The Caretaker, d'où la noirceur quasi spectrale de certains passages.
k-libre : Pourquoi et comment êtes-vous venu au roman policier, historique de surcroît ? Qu'est-ce qui vous motive dans l'écriture d'une intrigue autour d'un assassinat ?
Xavier Boissel : C'est une longue histoire. Je lis de "la littérature de genre" depuis mon adolescence. Je suis aujourd'hui persuadé qu'elle est plus intéressante que ce qu'on appelle traditionnellement la "LG", la "littérature blanche", mais j'ai mis un certain moment à m'en convaincre. Le problème du "genre", que ce soit la science-fiction ou le roman policier, c'est que bien souvent, cette littérature est sous-écrite et que ses auteurs, quand bien même ils se posent sur le fond très souvent les bonnes questions, ne se posent quasiment jamais de questions de forme. Or cette question est centrale pour moi, car je pense que c'est la forme qui engage le contenu, et en cela je suis débiteur de l'esthétique d'Adorno. Mais à l'inverse, beaucoup d'auteurs de "LG" basculent dans une sorte de formalisme un peu vide, ludique mais creux. Ils n'ont rien à dire sur le monde, rien de critique en tout cas. Bref, tout cela fonctionne à fronts renversés et moi, ce qui me préoccupe, c'est de dire des choses sur ce monde tel qu'il ne va pas sans réduire l'écriture à un simple tract militant ou à un petit jeu formel postmoderne insignifiant. Il me semble que la forme du roman noir est donc parfaite pour cela, comme le sont tout autant les récits de fiction spéculative, telle que la dystopie, par exemple. Quant à l'Histoire, eh bien, je suis un adepte de Balzac - cet écrivain honni par la majorité des écrivains modernistes et postmodernes -, de son matérialisme anthropologique et il me semble que l'un des rôles de la littérature, c'est d'explorer, pour reprendre la formule de l'auteur de La Comédie humaine, "l'envers de l'histoire contemporaine". Je me suis toujours dit qu'en France nous avions un matériau historique digne de la trilogie d'Ellroy (celle d'American Tabloïds), mais qu'il n'avait jamais été exploité à fond et beaucoup traité par "la littérature de genre"… Quelques romans se sont intéressés au SAC mais de manière latérale, ce sont ceux de Didier Daeninckx et plus récemment de Dominique Manotti. Il y a eu aussi ce film il y a une dizaine d'années produit par Canal + (SAC, des hommes dans l'ombre) et plus récemment la BD d'Étienne Davodeau (Cher pays de notre enfance), mais le premier était principalement consacré à la fin du SAC et à la tuerie d'Auriol (1981) et le second au gang Lyonnais (les années 1970). Au total, à ma connaissance, il y a donc eu donc très peu de romans et très peu de productions fictionnelles sur la question, et un vide sur les années 1960. C'est en partie ce vide sur le rôle du SAC qui m'a poussé à écrire. Quant au crime, eh bien disons que sa part de mystère et de sauvagerie renvoie toujours à la société elle-même, à la violence des rapports de production. Ce n'est pas pour rien que le roman policier naît au XIXe siècle dans un contexte où le capitalisme industriel va prendre son essor. Je n'ai guère de dilection pour les meurtres et les assassinats, c'est surtout leur portée allégorique qui m'intéresse...
k-libre : Allez-vous continuer à écrire des romans policiers sur cette période ou sur d'autres ? Pouvez-vous révéler le thème de votre prochain ouvrage ?
Xavier Boissel : Je n'en sais rien pour le moment... J'aimerais écrire quelque chose qui s'inscrive encore dans le genre, mais qui mêlerait fiction spéculative et roman noir, avec un jeu formel plus complexe, que ce soit dans la construction et dans la phrase... En ce moment, j'écris un essai consacré aux "capsules de temps", ces objets destinés à sauvegarder des biens et qui serviront de témoignage pour les générations futures. J'interroge ces objets en me demandant de quel nom ils sont le symptôme, que ce soit sur un plan politique, plastique, mais encore théologique... Mais bien sûr, les plus belles capsules temporelles sont celles qui sont involontaires, comme Pompéi ou Lascaux... Bref, on revient toujours à l'Histoire, à son épaisseur, à ses énigmes...
Liens : Xavier Boissel | Avant l'aube Propos recueillis par Serge Perraud