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Inédit
Tout public
Traduit du japonais par Didier Chiche, Shimizu Yukiko
Arles : Philippe Picquier, octobre 2011
298 p. ; illustrations en noir & blanc ; 21 x 14 cm
ISBN 978-2-8097-0296-5
Columbo en kimono
Yoshiwara, quartier des plaisirs et du divertissement d'Edo, futur Tokyo, au début du XIXe siècle. On y accède parfois en barque, on traverse la foule, les samouraïs, les maisons de thé, les gardiens, et l'on vient agripper de ses mains les barreaux de bois, où derrière, en cage, s'offrent aux regards dans la plus haute lumière, les plus beaux pans de kimonos, les feuilles d'or et les peintures, les femmes du monde flottant.
Brûlez-vous les yeux, et si vous en avez les moyens, le corps tout entier. Matsui Kesako nous amène à la rencontre des plus grandes courtisanes, qu'on appelle les oiran. Elles sont réservées à une haute classe sociale : riches hommes d'affaires et de pouvoir, et, bien entendu, shogun. Les oiran que l'on ne confondra surtout pas avec les geishas1, vendent effectivement bien leur corps, néanmoins selon toute une multitude d'étapes et de protocoles tous plus incroyables les uns que les autres. Un système que l'auteur s'attache à nous conter avec passion et anecdotes croustillantes au travers de la voix de ses personnages.
À Yoshiwara, la concurrence est rude pour les jeunes filles. L'éducation et l'enseignement des arts commencent à quatorze ans car là où la luxure et les pièces d'or couvrent toutes les ivresses, on apprend aussi la vie et les grandes manières d'une femme de haut rang. Tous ces hommes riches et avides d'exercer leur main-mise sur ces femmes exposées aux travers de grilles de bois sont en fait les jouets du petit monde-État qu'est Yoshiwara. D'ailleurs, si l'on veut avoir une juste image du quartier des plaisirs de Yoshiwara, on se précipitera sur le flamboyant film Sakuran2, dont l'action se déroule précisément à la même époque et au même endroit.
Véritable Las Vegas de la chair, Yoshiwara tire les ficelles et joue de ses charmes pour dénuder les hommes de passage, tisser une toile sur leur vie pour ne plus les lâcher jusqu'à ce qu'ils soient sur la paille, qu'ils aient sacrifié biens, demeures, affaires, famille et enfants pour une courtisane qu'ils croyaient éprise d'eux. Pauvres, alors rejetés, ils quitteront le pays en amants déçus avec quelque part cette pointe d'amertume qui parsème leur témoignage, le plaisir coupable de ne point regretter d'avoir tout perdu pour une femme. Mais quelle femme ! La belle Katsuragi, l'un des mystères de Yoshiwara, première courtisane convoitée de tous et au centre de ce roman.
Roman historique ? Policier picaresque ? Un peu des deux et surtout par sa forme originale, contemporain et passionnant. Chaque chapitre est le témoignage de quelqu'un qui à vu et/ou entendu quelque chose, et où le nom de la courtisane de la Maison de l'Oiseau Blanc3, Katsuragi, revient sans cesse.
Qui interroge ? On ne sait pas. De quelle affaire parle-t-on ? On ne sait pas. En plus, on nous ment ! C'est là, l'un des plaisirs de ce roman, où transparaît une certaine vivacité d'écriture. Le lecteur se trouve par procuration dans la peau de celui qui mène l'enquête. Il est littéralement à l'écoute.
Matsui Kesako étant une spécialiste du Kabuki, telle une pièce de théâtre, elle fait défiler devant nous et son "enquêteur" chaque "témoin" au sein d'un acte, dont tout se jouera à la fin.
Aucun narrateur, donc, et c'est à la fois l'originalité et la frustration que peut susciter ce genre de procédé. Mais l'on pardonne aisément à l'auteur grâce à ses personnages iconoclastes et déroutants. Petit à petit, au fur à mesure de notre visite et de nos rencontres au voyage qui nous sont contées au sein des moindres recoins de Yoshiwara, le charme et la lumière percent peu à peu au travers des paravents de papier. Le titre original : Yoshiwara Tebikigusa, Guide de Yoshiwara, annonçait la couleur. On est visiteur mais sans véritable guide, à nous de bien écouter et de prendre des notes !
On fume des longues pipes sur les barques, on court dans les couloirs pour se réfugier dans les alcôves, on s'étale sur cinq épaisseurs de futon attendant les promesses de la chair. Les kimonos parés de broderies glissent sur les corps pour révéler la pureté, les cœurs épris, les amants cachés ou le sang qui parfois coule. Les Mystères de Yoshiwara emmène tout lecteur, initié ou non, avec un vrai plaisir. Matsui Kesako offre une écriture légère, parfois ironique, vivante et nostalgique d'un monde complexe et étonnant.
Les Mystères de Yoshiwara, publié au Japon en 2007, a obtenu le prix Naoki, récompensant les œuvres de littérature populaire. C'est un petit peu la force de Matsui Kesako d'avoir revisité une époque mainte fois usitée au travers du cinéma et de la littérature classique japonaise en y apportant une indéniable fraîcheur. Matsui Kesako ne veut ennuyer personne et y met du rythme, un suspense savamment distillé, et chose agréable, de l'humour. Elle ne cherche pas à nous épater par un deus ex machina qui bouleverserait toute théorie que nous aurions émise au cours de l'enquête. Nous sommes donc très loin de la folie d'un Yokomiso4, d'un Edogawa ou d'un Matsumoto, car comme il fut dit, il s'agit plus d'un guide où, au travers des anecdotes des protagonistes, transparaît une étrange histoire...
L'éditeur nous gratifie d'une judicieuse préface resituant le contexte politique de l'époque, ainsi que deux cartes et un plan de Yoshiwara qui participent au plaisir de la lecture. Dans la réalité, Yoshiwara5 brûlera en 1913, et sera complètement détruite par le tremblement de terre de 1923. Aujourd'hui à Tokyo, le quartier conserve quelques temples de l'époque et échoppes consacrées au commerce du sexe. Un livre réjouissant, sans prétention, mais aux réels plaisirs coupables. Tout le monde ne rentrait pas à Yoshiwara, mais aujourd'hui Matsui Kesako nous en ouvre les portes et les secrets.
- Tiens, un client ! Soyez le bienvenu. Ah ! Vous n'êtes pas un habitué de la maison...
NdR.
1. Les geishas ne sont pas des prostituées. Bien qu'il était possible et presque systématique d'acheter leur virginité (un évènement appelé "mizuage"), elles n'étaient pas forcé d'avoir des relations sexuelles avec leurs clients, ni même avec l'homme qui avait payé beaucoup d'argent pour acheter leur virginité.
2. Sakuran, réalisé par Mika Ninagawa en 2007 (DVD chez Kaze TV) d'après le manga du même nom de Moyoco Anno, édité en français chez Pika Graphic.
3. C'est le choix des traducteurs d'avoir préféré "Oiseau Blanc", pour "Tsuru", à "Grue". Si cela "sonne" mieux à la lecture, les puristes le trouveront néanmoins discutable.
4. On lira le fabuleux, Le Village aux huit tombes, un classique !! (Seichi Yokomiso, Edogawa Rampo et Seicho Matsumoto sont tous édités chez Philippe Piquier).
5. À noter pour les cinéphiles que dans le Métropolis de Fritz Lang , une boite de nuit porte le nom de Yoshiwara.
Citation
Si la vue du sang répugne un homme, c'est qu'il n'a pas l'habitude d'en voir autant qu'une femme.