Lune captive dans un œil mort

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Roman - Noir

Lune captive dans un œil mort

Psychologique MAJ vendredi 30 décembre 2011

Marketing, quand tu nous mens...

Pascal Garnier a une façon bien particulière de laisser flotter à quelque distance de son orbite légitime l'œil d'un cadavre et d'y faire jouer le reflet de la lune. C'est d'un macabre unique : glauque, poétique et drôle. Il y a là presque toute l'essence de ce roman, lequel est un bijou et sa lecture jubilatoire. Mais ces phrases sont beaucoup trop plates pour le bien servir. En développant un peu, les choses devraient s'arranger…

Ça s'appelle "Les Conviviales". C'est dans le Sud. C'est tout neuf et ça vient de sortir de terre. Ça vous sourit toutes photos dehors dans des prospectus aux couleurs vives. Et ces descriptifs qui vous font de l'œil comme s'ils vous draguaient... C'est une résidence k-librée pour tomber les jeunes et riches retraités comme un séducteur l'est pour tomber les filles : du soleil, de l'ordre – ah ! la parfaite géométrie des allées bien droites, des maisons-toutes-pareilles… – et de la sécurité – palissade grillagée tout autour, caméras vidéo, et gardien-régisseur à plein temps. Comme le nom de la résidence l'indique tout est prévu pour satisfaire l'appétit d'activités et de sociabilité des futurs résidents-propriétaires : il y a un club-house et sa secrétaire-animatrice, ainsi qu'une piscine.
Quand on arrive en premier, ce lotissement a bien triste mine, surtout sous la pluie. Il faut s'acclimater ; trouver ses marques, s'habituer à cet environnement lisse où même les brins d'herbes semblent avoir été tracés avec une règle et un crayon. Le club-house n'est pas ouvert, il n'y a pas de secrétaire-animatrice en vue, et la piscine est vide. Martial a un peu le cafard. Odette se dépense sans compter pour la décoration de leur nouvelle maison. Si les Sudre avaient su, peut-être qu'ils n'auraient pas quitté Suresnes pour le Sud. Quand arrivent les Nodre – Maxime et Marlène – cela met un peu d'animation ; on commence à se fréquenter entre voisins. Et l'on jase d'abondance sur la future résidente attendue. Léa. Une femme seule. Les voilà désormais cinq, ces "Conviviaux" : le club-house peut ouvrir et Nadine entrer dans sa fonction d'animatrice. Tout est bien. Sauf que… Il y a la mouche d'Odette ; les absences de Léa ; le Régis adoré de Marlène ; les pétards de Nadine, les fantasmes cynégétiques de Martial… Par-dessus tout ça l'ombre de Monsieur Flesh, le gardien-régisseur pas causant, aussi avenant qu'un dogue et qui, à lui seul, permettrait sans doute de faire l'économie du dispositif de sécurité.
Lentement, tel un fioul visqueux s'échappant des soutes d'un supertanker échoué par dix mètres de fond puis venant crever la surface des vagues, à coups de petites perfidies et de remarques désobligeantes lâchées après un verre de trop, les noirceurs humaines montent, montent… gagnent le récit jusqu'à sa diffraction quand éclate un coup de feu. On ne l'avait pas vu venir, celui-là… enfin, pas comme ça en tout cas.

Il faut dire que Pascal Garnier, outre l'art consommé de tailler son récit pour un suspense optimal alors que ne sont évoqués que de petits faits quotidiens – aller faire les courses, jouer au golf, préparer un barbecue… – cultive celui de prendre en défaut la propension des lecteurs à anticiper. Ne seront-ils pas nombreux à imaginer que va débuter quelque escroquerie mafieuse en lisant que l'agent immobilier chargé de vendre les pavillons des "Conviviales" s'appelle Dacapo ? Cette résidence surprotégée n'a-t-elle, aussi, de vieux airs de Village – celui où un certain Numéro 6 crie à qui veut l'entendre qu'il n'est pas un numéro et qu'il est un homme libre ? Tout au long du récit sont ainsi jetés des appâts incitant à projeter sur le récit tels événements à venir – qui n'adviennent pas. Ça glisse et se dérobe dans un rideau de fumée… mais l'on est ferré.
Plus encore que la construction, parfaite jusque dans les silences qu'elle maintient autour des personnages, c'est l'écriture, distillant un humour délicieusement grinçant, qui procure d'indicibles jouissances. Le ciel nocturne piqueté d'étoiles ? C'est un grand rideau bouffé aux mites, une dentelle de mensonge. Ce patient entrevu dans la salle d'attente d'un médecin ? Un vieillard racorni, écrasé sur sa chaise comme un mégot. Il y en a des comme ça presque à chaque page ! Oui, décidément, Lune captive dans un œil mort est un bijou. Pardon de ne pas trouver mieux à dire…


On en parle : Au bord du noir n°11 |La Vache qui lit n°111 |La Tête en noir n°151

Nominations :
Prix des lecteurs Ancres noires 2010

Citation

Tu vois, on peut imaginer mille choses, c'est encore autre chose qui arrive.

Rédacteur: Isabelle Roche jeudi 22 janvier 2009
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