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À propos d'Un été Grec, rencontre avec André Fortin

Jeudi 26 mars 2009 - André Fortin est juge. Conseiller à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, s'ouvrant ainsi une sensibilité particulière au Droit, à la Justice, voire à l'Histoire. La matière, précisément, de ses romans. Histoire, Justice, politique... En 1967, les colonels prennent le pouvoir à Athènes. En 2009, le narrateur du roman, qui est juge, prépare de tranquilles vacances en Grèce. Les deux histoires vont bien sûr se nouer. Pourquoi cette remontée de l'Histoire ? Comment peut-elle faire retour aujourd'hui, dans une fiction, sans articuler un besogneux devoir de mémoire ? Il nous fallait comprendre, entendre notre romancier, juge qui plus est, venir faire sa déposition sur les subtilités d'un texte qui, à bien des égards, surprenait.
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© Jigal



k-libre : Vous êtes juge, votre héros aussi. Une catharsis ?
André Fortin : Probablement une catharsis, mais inconsciente. D’ailleurs, lorsque j’ai commencé ce roman, je n’y pensais pas ; le personnage du juge en tant que tel et non pas seulement narrateur, avait peu d’importance pour moi. Ce qui m’importait, c’était avant tout l’histoire de la Grèce.

Pourquoi vous passionner pour cette histoire ? Comme vous l’écrivez vous-même, "les bourreaux ont vieilli ou sont morts, les illusions se sont perdues, le calme est revenu..." À quoi bon ressortir ces histoires ?
Certains, et l’on comprend aisément pourquoi, voudraient faire oublier l’Histoire et même la nier. C’est une tentative typiquement fasciste. On ne veut pas admettre que les bourreaux existent dans toute société, de manière latente, et ils n’attendent qu’un contexte favorable pour pointer à nouveau leur nez. Par ailleurs, dans la multitude, il y a des gens, pourvu qu’on les manipule savamment, qui seraient disposés à se laisser aller, à se laisser mener par quelque chef charismatique puis enfin à "collaborer" à l’ordre nouveau. Pour lutter contre ça, seule l’intelligence, la culture, et donc l’éducation et la connaissance, spécialement historique, constituent des outils efficaces. Il faut que les "Héros", y compris les plus discrets et les plus humbles, ne soient pas morts pour rien. Nous leur devons bien ça !

À l’image de votre narrateur, avez-vous été vous aussi fasciné par la résistance grecque ? Pourquoi ?
Je suis fasciné par la résistance, pas seulement la résistance grecque bien que, comme je le dis dans mon livre, les Grecs sont sans doute les inventeurs du concept et que leur résistance a été exemplaire. J’aime aussi, dans la vie de tous les jours, l’esprit de résistance, je pardonne même aux suspicieux qui ont tendance à voir le mal partout. Lorsqu’on analyse les périodes troubles, on se rend compte que ceux-là qui sans cesse luttent, sont non seulement les plus braves mais aussi les plus intelligents ou plus précisément sont ceux qui accordent le plus de place à l’intelligence. Les discours des néo-fascistes, révélés ou non, sont toujours des discours simples, le simplisme du café du commerce : - pourquoi chercher midi à quatorze heures ? - tel est leur credo. Mais il y a, ne leur en déplaise, quantité de choses complexes, infiniment complexes qui méritent connaissance, réflexion, analyses et anticipation. Mais au fond ils le savent bien, eux...

Tout de même, j’y reviens : que faire dans nos sociétés, prétendument de mémoire, de ce hier encombrant ? Des livres ? Entre mémoire et histoire (le français est pauvre à ce niveau, entendez donc à la fois "history" et "story"), que peut le roman ? Le roman noir, de surcroît...
Il faut en témoigner de cet "hier", quel que soit le moyen et même si l’on n’est pas un témoin direct. Il faut l’enseigner aussi, d’où l’importance de conserver l’Histoire en tant qu’objet d’étude et matière d’enseignement dès le plus jeune âge. Quant à la manière de témoigner, tout les moyens sont bons et, pour ma part, je pense qu’il est plus efficace, au-delà de l’oralité bien sûr, de témoigner par le biais de la littérature dite d’agrément que par des essais qui ne touchent qu’un public averti et, la plupart du temps, déjà convaincu. À mon avis, la conviction naît plus volontiers de la sensibilité et donc de l’émotion que de la démonstration rationnelle. Dès lors, le roman noir pourquoi pas ? Certains disent qu’il s’agit là d’un genre littéraire mineur : peut-être, mais il touche le grand nombre !

Certes, il y a cette question de l’été 68, des touristes désertant la Grèce plutôt que d’avoir à renoncer à leur "raison touristique". Le pays est devenu inconfortable, la lutte politique n’est plus notre lieu en quelque sorte. Le logos touristique n’a-t-il pas définitivement tout congédié ?
Tout dépend comment on conçoit le tourisme : consommation, luxe, bien-être, paysages exotiques, enchanteurs ou inédits, voyeurisme ? Pour ma part il se définit essentiellement comme une rencontre. Lorsque je vais ailleurs, je vais avant tout voir des gens pour faire leur connaissance. Il y a là, me direz-vous, de la curiosité et la curiosité est souvent malsaine, c’est vrai. Mais quand on aime les gens, ce qui est mon cas - comme vous avez pu, je l’espère, le constater à la lecture de mon livre - le côté malsain passe au second plan et l’essentiel est dans la rencontre de l’humanité différente et à la fois la même au fond, ce qui est rassurant. Mon juge, est un grand casanier et pourtant il fait des découvertes en Grèce, il cherche même des explications dans les livres, même si, bon vivant, il apprécie les paysages et la mer chaude. Il découvre aussi, et c’est une émotion que j’ai moi-même vécue en Grèce mais aussi en Italie et probablement ailleurs, ses racines, celles de sa culture, la culture qui lui vient de l’enfance et, précisément, de l’enseignement de l’Histoire dont il a, à l’époque, bénéficié ou pâti, selon le cas, mais qui lui a ouvert pour plus tard et sans qu’il s’en doute, tout un monde de sensibilité. Que ressentons-nous lorsque, pour la première fois, on s’assied sur une pierre usée dans le forum en ruine ?

Les Cyclades, ce constant paradis des touristes, marquées au fer rouge de l’iniquité. Vous vous en posez la question: que faire de ces lieux frappés du sceau de la barbarie ? Telle l’île de Gorée, sur la route des esclaves à destination des Amériques. Vous imaginez un tourisme des espaces de la barbarie européenne. Mais il existe en partie déjà, ce tourisme de conscience. Cela change-t-il quelque chose ?
Je pense, objectivement, que ça change en effet quelque chose, ne serait-ce que pour ceux qui douteraient. De là à en faire des lieux de tourisme... il ne faut pas non plus abuser de ces choses-là et surtout pas à l’égard des enfants. Ce sont des lieux d’adultes, d’adultes responsables. J’ai lu, il n’y a pas si longtemps, Les Bienveillantes de Jonathan Little ; j’ai été bien content de lire ce livre à soixante ans passés avec toute mon expérience de la vie et de ne l’avoir pas eu entre les mains alors que j’étais jeune...

Je vous cite : "Méfiez-vous de ces gens : sous des apparences d’authentiques républicains, ils finissent par compromettre la démocratie pour sauver leurs intérêts de classe." Un roman qui parle d’intérêts de classe... On croyait l’expression épuisée...
J’aurais pu dire ou faire dire "leurs intérêts" tout court, parler d’intérêts de caste, d’intérêts de réseau ou de clan avec leur clientèle et aussi de l’intérêt de ceux qui bénéficient de l’ignorance orchestrée et de la naïveté bienvenue de la multitude (vous observerez que je ne dis pas "des masses" pour ne pas être taxé de passéiste...).

Apostolos est paysan. Un sauvage, un rebelle. Ce qu’il incarnerait, ce serait un peu quelque chose comme "la révolution du charbonnier" ? Mais ça rate, ça aussi, ou bien quel est son vrai lieu, qui ne serait pas que textuel ?
Apostolos est un héros et pas seulement de roman, c’est aussi un héros "historique", modeste, certes, mais qui aura sa part de souffrance, plus que sa part de souffrance. Comme les héros historiques, il devait avoir sa part d’ombre et elle est de taille, ce qui permettra à certains de le disqualifier en le transformant en simple criminel. Il y a là, au delà de la vengeance, comme un sacrifice total, une sorte de don de soi, un peu comme les révolutionnaires dont on a du mal à se réclamer parce que ce sont aussi des terroristes et que d’aucuns voudraient nous faire croire qu’ils ne sont que cela.

Dans le même ordre de pensée, le suicide de Spiros, son mentor. J’ai noté cette phrase encore : "lorsqu’on est dans l’histoire, qu’on est l’histoire même, il arrive un moment où c’est trop lourd, trop long..." Qu’est-ce qui vient donc au bout de ce désir de changer la vie ?
La vieillesse et la désespérance.

Deux récits parallèles se déploient tout d’abord dans votre roman. On se demande du coup quand ils vont se rencontrer. Cette jonction est calculée au millimètre près. Au point d’impact, l’un des protagonistes raconte son histoire, celle-là même que l’on sait. Le récit marque alors un temps d’arrêt, de silence, de réserve. Le temps pour le lecteur de réaliser sa propre situation ?
Je n’ai pas cherché un effet, ni cherché à impressionner le lecteur. En réalité, c’est moi-même, écrivain en situation d’écriture, de narration d’une histoire, qui aie eu besoin de cette pose, de ce silence, de cette réserve. Et je suis bien heureux que le lecteur puisse le ressentir un peu comme je l’ai ressentie, une sorte de besoin à ce moment-là.

Et là, tout bascule. Le juge et sa greffière se transforment en auditoire. Peut-on comprendre le crime commis ? Il y a cette diatribe jetée à la figure du lecteur, énorme : "vous autres, les français et tous les européens de l’Ouest, vous êtes passés au-delà de l’histoire..."
On ne peut jamais, me semble-t-il, mais peut être est-ce ma situation de juge qui me dicte cette réponse, "comprendre" le crime commis à l’encontre d’un innocent. Aussi "juger" n’est-il pas "comprendre", mais savoir, tout savoir. D’ailleurs, ici, l’auteur du crime indique bien que la compréhension est impossible parce qu’elle nécessite une identification qui, elle aussi, est impossible. Quant à la culpabilité qu’imposerait Apostolos aux français et à tous les Européens de l’Ouest, elle n’est pas de l’ordre de celle que l’on connaît aujourd’hui dans les sociétés occidentales (colonialistes et impérialistes), mais plutôt de l’ordre du sentiment : comme un manquement à une amitié naturelle et séculaire, un oubli affectif.

Dans le meurtre du récit, de vengeance tout de même, entre quelque chose des Erinyes... ces trois sœurs qui poursuivent les assassins de génération en génération, massacrant au final des innocents... N’éclairez pas cet acte, mais... L’histoire des hommes ne commence-t-elle pas où finit l’écriture mythologique du monde ?
Tout à fait ! Et c’est d’ailleurs ainsi que le voit Billie, l’épouse du narrateur, une psy jungienne...

Votre juge réalise au terme de l’instruction qu’il aurait été incapable de prononcer le moindre jugement. Il n’a plus le feu sacré. Mais juge-t-on par feu sacré ?
On ne juge certes pas tous les jours par feu sacré, mais quelquefois il faut l’avoir. En tout cas, le sacré, même pour un laïc, est de l’ordre de la justice.

Le bien, le mal, ne sont pas des interrogations judiciaires. Si ? Est-ce la mesure de son renoncement devant l’histoire ?
Le bien et le mal ont toujours constitué pour le judiciaire des interrogations parmi d’autres interrogations, ne serait-ce que parce que le judiciaire, c’est le droit, devenu matière inerte, et le juge, matière sensible. Quant au discours judiciaire, loin de renoncer, il devient aujourd’hui envahissant, on juge l’histoire (voir le livre d’Antoine Garapon : Juger l’Histoire) et aussi l’histoire qui se fait y compris dans la sphère internationale, avec plus ou moins de bonheur car il est difficile de juger de manière pertinente et légitime sans droit préalablement établi et accepté. On songe au mandat d’arrêt délivré contre le président du Soudan qui déclenche l’expulsion des organisations non gouvernementales...

Le coupable écrira par la suite au juge. Nous serions des animaux qui avons perdu leur "instinct"...
Il veut dire qu’il en est de l’évolution des sociétés comme de l’évolution tout court. Qu’elles sont parallèles. Il prétend que nous n’avons plus cet instinct parce qu’il ne nous est plus nécessaire. Mais au fond, en est-il si convaincu ?

Faut-il éradiquer les descendances meurtrières présomptives ?...
Même s’il a existé et s’il doit exister encore des dynasties d’oppresseurs, ce qui a été et est sûrement de nature à justifier les révolutions, il n’y a pas de descendances meurtrières présomptives, ou, en tout cas, s’il y en a, elles résultent de l’acquis et non de l’inné. Apostolos ne dit pas le contraire même si son approche est plutôt de l’ordre du mythe que de l’analyse génétique ou éducative.

Au fond c’est quoi juger un homme ?
Vaste question ou plutôt question qui mériterait une longue réponse ! Juger un homme, c’est mesurer sa responsabilité dans les faits qui lui sont reprochés, c’est le faire dans le cadre du droit pré-établi avec, s’il y a lieu, les circonstances aggravantes elles-mêmes préalablement codifiées. C’est apprécier les motifs qui l’ont amené à passer à l’acte pour en dégager les circonstances atténuantes de toute sorte, c’est penser aussi que l’on juge "au nom du peuple français" et qu’à cet égard les victimes sont là, c’est prendre à cette occasion la mesure de la "jurisprudence" pour n’en être pas trop éloigné, c’est encore beaucoup d’autres choses, notamment, pour certains, essayer d’entrer en contact avec le présumé coupable pour le comprendre autant que faire se peut, pour d’autres, exercer un pouvoir et même jouir de cet exercice du pouvoir...

Bien sûr, on peut imaginer une autre justice. Onfray l’a tenté, dans l’un de ses cours. Analysant le fait de la loi, il rappelle tout d’abord que la loi est le fait d’un contrat dont on a oublié de nous demander de le penser ensemble. Punir - l’essentiel vocation de la justice selon lui -, serait notre seul souci. Un souci qu’il juge condamnable. Pour lui, il vaudrait mieux restaurer l’innocence du devenir pour tous. D’où son dessein d’une justice "de la douceur", magnanime, qui permettrait de déjouer les déterminismes maléfiques... Une autre idée de la justice est-elle possible, souhaitable ?
Onfray est dans le vrai lorsqu’il dit que la loi est le fait d’un contrat, sauf qu’on n’a pas oublié de le penser ensemble, il a au contraire été pensé, à plusieurs reprises, aux époques révolutionnaires ou après les grands conflits. Il ne l’a plus été depuis, ce qui devrait avoir pour conséquence que les principes juridiques restent les mêmes ; mais la loi fondamentale qui n’a pas été modifiée, est détournée par la pression des gouvernants, leur populisme et la pusillanimité des juges. De sorte d’ailleurs que tout le monde aujourd’hui s’y trompe. Prenons l’exemple de la fonction du judiciaire : d’après la constitution, le judiciaire est le protecteur des libertés individuelles, ce qui est bien conforme à l’idée démocratique de l’existence des trois pouvoirs et de leur séparation. Ainsi, lorsqu’une infraction a été commise, le juge n’est pas là essentiellement pour punir, il n’est pas le bras armé de l’exécutif comme on voudrait nous le faire croire, mais au contraire son censeur, celui qui s’entremet entre le pouvoir - lequel aspire naturellement à l’arbitraire -, et le présumé coupable. Aujourd’hui, tout le monde l’oublie et Onfray lui-même qui dit que punir est l’essentielle vocation du juge. Quant à son discours pour une autre justice, il pourrait être entendu par les juges, il l’est d’ailleurs plus souvent qu’on ne croit, mais avec des limites dont on pourrait discuter, car le juge se doit aussi de juger "au nom du peuple français", lequel est ce qu’il est... Il pourrait être autre s’il avait un accès suffisant à l’éducation, à la culture et à la connaissance et non à autre chose que je ne qualifie pas... D’autres idées de la justice sont donc possibles et certaines souhaitables, mais, puisque nous sommes aujourd’hui sur la défensive, une simple restauration des principes fondamentaux de notre justice serait déjà la bienvenue !

Au fond, juger n’est pas écrire : Apostolos le souligne assez, non ? Et vous précipite dans un trouble indépassable... Mais alors, c’est quoi écrire quand on ne juge pas ?
C’est, enfin, passer le relais aux autres, pour qu’ils s’y confrontent, ne serait-ce que par la fiction. Parce que, à partir du moment où celui qui juge se dit : "punir n’est pas l’essentielle vocation de la justice", un vrai travail commence, éthique, moral, philosophique, un vrai besoin de connaissance se manifeste et, au bout du compte, de vrais choix s’imposent... Enfin... Qu’y a-il de l’autre côté de l’Histoire ? La possibilité du récit ?
Il y a en effet, notamment, la possibilité du récit. Il y a toujours, par bonheur, à tout moment, en tout lieu et en toute matière, la possibilité du récit...


Liens : André Fortin | Un été grec Propos recueillis par Joël Jégouzo

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