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Grand format
Inédit
Tout public
Traduit de l'anglais par Pierre Demarty
Paris : Sonatine, mai 2012
672 p. ; 22 x 14 cm
ISBN 978-2-35584-115-6
Une période hallucinante !
On peut distinguer deux grandes catégories de romans policiers historiques : ceux qui s'appuient sur un personnage authentique qui devient un enquêteur, et ceux qui créent une atmosphère et l'utilisent pour faire vivre une intrigue. Karen Maitland inscrit ses livres dans la seconde catégorie et décrit, dans un récit en tension, une époque particulièrement sombre de l'Angleterre. Une totale réussite !
Depuis trois ans, des béguines venues de Bruges se sont installées sur la côte Est de l'Angleterre, dans une zone déshéritée. Elles ont acquis des propriétés près du village d'Ulewic. Celui-ci est sous la coupe de Lord D'Acaster. Elles restent, pour certains natifs du village, des étrangères, au même titre que le seigneur, d'ailleurs.
La religion chrétienne, représentée par le père Ulfrid, un prêtre placé là par son évêque pour une conduite scandaleuse, supplante les croyances anciennes. Les mauvaises saisons se succèdent et la pénurie s'installe. Avec la disette, les croyances resurgissent.
Giles vit dans la terreur depuis qu'il a trouvé le cadavre d'une chouette sur le seuil de sa masure. Il sait que les Maîtres-Huants, des individus anonymes, masqués qui imposent la loi ancestrale de Taranis, l'ont condamné.
Tout le village est réuni pour les trois jours des fêtes de Beltam. Le dernier jour, la statue en paille de Sainte-Walburge est promenée par les Maîtres-Huants. Agatha, la fille cadette de Lord D'Acaster, veut savoir ce qui se passe la nuit dans la forêt, où seuls les hommes sont admis. Elle fausse compagnie à sa mère et à ses sœurs et, malgré sa peur, assiste à une cérémonie. La statue de la sainte est brûlée. Des cris d'agonie en jaillissent et l'odeur de chair humaine brulée se répand dans la clairière. Alors qu'elle fuit, terrorisée, elle subit l'assaut d'un monstre.
Le lendemain son père convoque maitresse Martha, qui dirige le béguinage, et lui confie sa fille qu'il renie.
Le père Ulfrid est amoureux d'Hilary. Malgré la menace de graves sanctions, il continue à le voir. La lèpre touche un des villageois qui tente de dissimuler sa maladie. Andrew, l'anachorète qui vit en recluse depuis des années dans un réduit attenant à l'église de Saint-Andrew, est chassée par l'évêque. Son apparence s'est dégradée et elle n'attire plus les pèlerins. Les recettes pour la paroisse s'en ressentent.
Les béguines recueillent ces êtres perdus, s'attirant la haine des Maîtres-Huants. Ceux-ci veulent les chasser car elles ne les craignent pas. La peur, les superstitions de toutes natures, les conditions de vie dégradées se conjuguent pour mener à une tragédie.
Karen Maitland construit son roman autour de deux idées maitresses : les béguinages et la légende de l'Olwman. S'interrogeant sur le fait que les béguinages n'ont pas fait souche en Angleterre, alors qu'en Europe territoriale, ces structures ont crû et perduré des siècles, elle apporte une explication à leur disparition rapide. Elle intègre l'Olwman, une monstrueuse bête médiévale, née de la mythologie de la chouette.
Comme pour La Compagnie des menteurs, elle prend pour décor cette Angleterre rurale en proie aux difficultés. Elle place son intrigue dans la première moitié du XIVe siècle, une période de changements climatiques. Dans ce climat, elle introduit, dans un lieu isolé, un groupe dont le mode de vie détonne par son attitude, son travail et les idées qu'il véhicule. Sa réussite suscite envies et jalousies. De plus, ces "esprits forts" ne s'en laissent pas compter quant à la résurgence d'un culte ancien. Ce livre raconte la prise du pouvoir par un groupe d'hommes qui entend faire régner sa loi et pour cela, puisqu'ils ne peuvent les soumettre, se débarrasser de ces intruses.
L'auteur explicite l'esprit du béguinage, ces structures créées et gérées par des femmes dont la devise était : Sauvegarde. Ces communautés, autonomes, permettaient à des femmes qui refusaient de se marier, de prendre le voile ou de fuir une vie trop dure, de trouver un refuge.
Elle brosse une galerie de personnages absolument fabuleux, dans leur diversité, dressant un panel réaliste des populations de cette époque, depuis l'attitude physique jusqu'au profil psychologique finement étudié et élaboré. Entre maitresse Martha, la petite Agatha devenue Osmanna, Ulfrid, D'Acaster, Pisseflaquette, Pègue... elle fait revivre des individus criants de vérité.
Elle décrit le quotidien des habitants de la région, avec la boue, la pluie, le travail, les odeurs, l'obscurité, la forêt, les frayeurs qui engendrent les superstitions. Elle fait une énumération hallucinante de des dernières ! Elle montre leurs tiraillements entre des croyances anciennes encore très vivaces et une Église qui veut s'imposer et supplanter toutes autres pratiques "religieuses".
Elle introduit une part de fantastique, de ce fantastique issu des croyances anciennes, quand les dieux et les déesses païennes régnaient sans partage.
Elle fait une description du traitement social des pestiférés, des procédures barbares pour les isoler. Elle expose, sans fards, les attitudes d'un clergé sans scrupules, sans charité, sans compassion, seulement soucieux de son propre confort, rançonnant les pauvres gens pour vivre luxueusement dans un océan de pauvreté. Est-ce par ironie que l'auteur fasse du prêtre dévoyé le seul à écouter la misère de la population ?
Karen Maitland nous avait déjà ébahis par la richesse narrative et la puissance d'évocation de La ompagnie des menteurs. Elle confirme tout son talent avec Les Âges sombres, ce roman dans lequel elle fait revivre un Moyen Âge de façon vivante, évoquant de façon érudite le quotidien du peuple. C'est une performance littéraire, un livre à mettre dans toutes les mains.
Nominations :
Prix des lecteurs Ancres noires 2013
Citation
Quand aux prêtres, ils se préoccupaient encore moins de son âme ; ils n'avaient d'yeux que pour l'argent qu'elle leur rapportait. Maintenant qu'elle ne leur était plus d'aucun profit, ils se débarrassaient d'elle.