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Le Dossier Bertrand : jeux d'histoire
Grand format
Inédit
Public connaisseur
126 p. ; 17 x 13 cm
ISBN 978-2-917217-01-6
Protocoles et enjeux
Voici un remarquable ouvrage atypique qui, sous une forme ludique, nous prouve que les universitaires historiens peuvent, en s'amusant, porter un regard aigu sur la démarche d'écriture à partir d'archives. Il s'apparente, de plus, à un beau-livre avec son type de papier et l'insertion de photos sur calque dues à Thomas B. Reverdy. Les typographies font un clin d'œil au détective lecteur : elles désignent les auteurs qui n'ont plus besoin de signer leurs paragraphes. Au départ, il y a un protocole strict établi par Philippe Artières, chercheur au CNRS et spécialiste de Foucault, auteur, seul ou en collaboration, de nombreux ouvrages théoriques où les tatouages et les récits de prisonniers croisent les petits billets de Sainte-Thérèse de Lisieux et les panneaux urbains. Philippe Artières décide de fournir à quatre autres historiens d'origine diverse, un dossier concernant un(e) inconnu(e) qu'il trouvera aux Puces pour quinze euros maximum, comprenant entre trente et cent cinquante pièces de natures diverses excluant le journal intime, la correspondance, l'autobiographie ou le lot de factures. C'est chose faite Boulevard Auguste Blanqui au marché du livre ancien où il met la main sur un dossier "sur la pochette duquel on a soigneusement calligraphié les mots 'Affaire Bertrand'". Les quatre historiens et lui-même vont alors écrire chacun un article d'une vingtaine de pages à partir des archives contenues dans ce dossier et se réunir un jour pour un nouveau protocole : au lieu de lire chacun leur contribution en un temps donné, ils tirent leur ordre de passage aux dés. De plus, les lectures peuvent être interrompues par des mots clés que chacun s'est choisi et qui permettent de couper le lecteur en cours quand il le prononce. Ce livre est donc le résultat de cette expérience toute oulipopienne d'une écriture historienne sous forme de cadavre exquis.
À l'intérieur de ce "collage", nous découvrons donc par bribes l'histoire du sieur Bertrand, né en 1869 dans la Marne où ses parents travaillaient la terre. Il fait carrière au Crédit Lyonnais, se marie avec une femme pieuse qu'il qualifie de "compagne de devoir", et devient directeur des agences départementales d'Épernay, Épinal et Valenciennes avant d'accéder à celle de Lille au début des années 1920. Il marie sa première fille avec un docteur, rompt les fiançailles de la seconde avant de connaître des ennuis avec le deuxième fiancé qui finit par obtenir sa main. Celui-ci, notaire, n'est pas satisfait du montant de la dot. Le ménage se délite jusqu'au divorce. Bertrand est alors accusé d'avoir écrit une lettre anonyme au Ministère dénonçant des manœuvres frauduleuses de son gendre. Il passe en jugement, est condamné, et paie.
Cette rapide chronologie est décortiquée et enrichie par les données des archives du dossier (lettre manuscrite ou tapée à la machine, mot à la hiérarchie du Crédit Lyonnais, à l'avocat, mais aussi poèmes, baux, copie de fragments de discours aux employés de ses agences, inventaire après-décès etc.). Les historiens varient parfois sur la transcription des données : le prénom utilisé pour le sieur Bertrand, le nombre de ses enfants, celui des pièces du dossier, le jour de naissance etc. Les poèmes font l'objet de toutes leurs attentions, un seul découvre leur véritable auteur. Passés les faits, la vision d'ensemble s'élargit à la justice, la famille, à la montée en puissance de la bourgeoisie et de ses codes paternalistes, à la notion de déshonneur dont le paroxysme est la dégradation... Eh voilà que se dessine un portrait social de Bertrand qui juge sa vie exemplaire et réfute les accusations qui le conduisent au tribunal. Mais l'expertise graphologique le condamne. Plus encore : le journal Gringoire, sous la plume pleine d'humour du chroniqueur judiciaire Geo London, glose sur cette affaire à partir des circonstances qui firent découvrir l'adultère de la femme du notaire. Le Dossier Bertrand prend ainsi une ampleur inattendue avec Bertrand qui cite des sources pour démolir la graphologie. On apprend qu'il n'attaque pas Gringoire sur les conseils de son avocat très bien vu par Geo London, mais aussi sur ceux de sa hiérarchie qui veut enterrer l'affaire le plus vite possible...
Pourtant ces faits ne constituent pas la dimension la plus importante de cet ouvrage. Un autre dossier inconnu aurait livré sans doute moisson tout aussi riche. C'est ce qui sous-tend l'écriture qui est en jeu, l'éthique de l'écriture historique, le ressenti de l'historien et ses questionnements. "Ces vieux papiers ne sont donc pas des fonds de tiroirs, leur rassemblement n'est pas le fruit du hasard ; ils composent les archives de quelque chose, mais de quoi ?" s'interroge l'un des auteurs auquel répond un autre : "Le Dossier Bertrand forme ici une précieuse source pour tenter de comprendre ce qu'est, au lendemain de la Grande Guerre, la blessure sociale spécifique qu'est le déshonneur." Voilà une piste qui sera reprise avec d'autres dans la deuxième partie-conclusion qui résume avec brio les enjeux de cette expérience inédite. Par la mise en abyme des écritures, y compris par les questions sur la graphologie, ces "jeux d'histoire" pointent moins les limites et les manques que les vastes champs d'exploitation ouverts aux historiens.
Citation
Mais une seconde attente inspirait le projet : le sourd espoir d'une irréductible originalité qui individualiserait un travail par rapport aux autres et inscrirait de facto ''historien du côté des 'créateurs incréés'.