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Grand format
Inédit
Tout public
Paris : Gallimard, avril 2013
134 p. ; illustrations en couleur ; 29 x 22 cm
ISBN 978-2-07-064518-3
Coll. "Fétiche"
L'étranger apprivoisé
"Aujourd'hui, maman est morte." À défaut de l'avoir lu, tout le monde a entendu parler du roman le plus connu d'Albert Camus, L'Étranger, paru en 1942, et a en mémoire son incipit. Élément incontournable du "Cycle de l'absurde", L'Étranger avait fait l'objet en 1967 d'une adaptation cinématographique par Luchino Visconti1, il ne manquait donc qu'une bande dessinée. Qui hormis Jacques Ferrandez pouvait relever le défi ? Le dessinateur avait déjà tenté l'aventure avec L'Hôte, il récidive avec un Étranger plus camusien que nature puisé à la fois dans le roman et dans ses souvenirs de famille. En effet, la grand-mère paternelle de Ferrandez et la mère de Camus, toutes deux de la même génération, ont vécu dans la même rue d'Alger à quelques numéros près. Camus et le père de Ferrandez ont fréquenté le même lycée. Autant dire qu'avant d'adapter Camus, dans ses nombreux carnets, dont ceux d'Alger, Ferrandez respirait déjà le même air que Camus.
L'histoire de L'Étranger, c'est celle de Meursault, un homme qui s'oppose à toutes les convenances et qui avant d'être étranger aux autres l'est envers lui-même. Un homme qui se baladant sur une plage baignée de soleil croise un Arabe avec qui il a déjà eu des démêlées un peu plus tôt dans la journée et l'abat d'un coup de pistolet suivi de quatre aux balles alors qu'il était aveuglé par la lame sortie par son opposant (et non assaillant). Pendant son procès, il accusera la chaleur, mais le procureur dressera le portrait d'un homme insensible au point de ne même pas pleurer à l'enterrement de sa mère, et d'aller voir un film de Fernandel le lendemain avec une ancienne collègue devenue le jour même sa maitresse après une journée de baignade à la mer. Camus dira de Meursault qu'il a été condamné à mort non pas pour le meurtre de l'Arabe, mais parce qu'il n'a pas pleuré à l'enterrement de sa mère. La situation est absurde, mais elle révèle les craintes et les rancœurs des communautés arabes et occidentales dans un pays qui suffoque sous la chaleur et est abattu par le soleil.
Meursault ne s'explique pas son geste, mais Jacques Ferrandez, avec son trait particulier et ses écarts habituels le dépeint avec maitrise. L'on sent qu'il n'a pas eu trop de mal à s'approprier un univers, des personnages et une œuvre dont il est proche. À mesure que l'on tourne les pages où le soleil nous aveugle, où la langueur nous accapare, où l'on devine que ce qui arrive à Meursault aurait pu nous arriver, le style éclatant de Jacques Ferrandez nous plonge dans un monde si lointain, et pourtant pas si éloigné que ça. Mais que dire du procés avec ce procureur général inique, dessiné affreusement par Ferrandez, à l'image même de sa personnalité drapée dans une moralité des convenances ? Faute de pouvoir condamner Meursault avec des preuves irréfutables, il en dresse un portrait à la limite du machiavélique. Certes Meursault est un être dont la froideur est bien exprimée dans cet album, mais il est surtout malade d'être en décalage avec notre société et ses convenances. Un être ni bon ni mauvais, droit dans ses idées, avec l'idée de ne pas déranger pour peu qu'on ne le dérange pas, avec la volonté de vivre une vie sans surtout ressentir le besoin de se projeter. Un être qui a mis ses sentiments à l'écart, et qui vit au jour le jour en attendant une mort qui se profile à l'ombre d'une guillotine. L'adaptation proposée par Jacques Ferrandez est brillante. Mais qui en doutait ?
1. Le film propose un casting impressionnant avec, excusez du peu, Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault, Anna Karina dans celui de Marie, sa petite amie, Bernard Blier, incarnant son avocat et Bruno Cremer, le prêtre qui vient le voir en cellule
Illustration intérieure
Citation
Un homme qui tue moralement sa mère se retranche de la société des hommes au même titre que celui qui porte une main meurtrière sur l'auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier prépare les actes du second, il les annonce en quelque sorte et il les légitime.