Contenu
Mauvais sang ne saurait mentir
Grand format
Inédit
Tout public
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Éric Chédaille
Paris : Christian Bourgois, janvier 2015
266 p. ; 20 x 12 cm
ISBN 978-2-267-02721-1
Un chien de ma chienne
Après les livres de non fiction de Kate Summerscale et ceux de Kate Colquhoun, voici que les éditions Christian Bourgois sortent un autre récit véridique, celui d'un auteur qui a connu personnellement un escroc qui s'avéra être, dans sa jeunesse, un assassin abominable puisqu'il tua, démembra et enterra le fils de sa logeuse, et fit probablement disparaître la femme de celui-ci. Walter Kirn entre en contact avec le faux Rockefeller, en 1998, à la suite d'un échange Internet stupéfiant concernant l'adoption d'une chienne setter Gordon qu'un couple de riches prédicateurs, les Piper, a sauvé de la mort en lui faisant construire un petit chariot pour son train arrière. Le dit Rockefeller les supplie de lui confier le chien handicapé, et le couple, suite à une véritable enquête de moralité, accepte. C'est le narrateur, Walter Kirn, journaliste, écrivain, marié à la fille de Margot Kidder, qui accepte de faire le voyage à travers plusieurs États, en voiture d'abord puis en avion, pour convoyer la chienne estropiée jusqu'au domicile plutôt modeste du Rockefeller où sont pourtant accrochés des Rothko. Clark Rockfeller se montre pingre même s'il invite l'auteur dans son club chic, mais Walter découvre en lui un personnage si pontifiant et truffé de connaissances qu'il décide de rester en contact pour nourrir son inspiration d'écrivain.
Dix ans plus tard, en allumant la télévision, notre narrateur apprend que Clark Rockfeller s'appelle en réalité Christian Gerhartsreiter, qu'il est né en Allemagne et installé aux États-Unis depuis ses dix-huit ans, qu'il vient d'enlever sa fille et qu'il est accusé d'un ou deux meurtres commis vingt-quatre ans plus tôt. Walter Kirn mène alors une enquête pour savoir qui se cache vraiment derrière les masques de Gerhartsreiter. Et qui est-il, lui, Walter Kirn, pour être tombé aussi facilement dans le panneau ?
Walter Kirn est un pur adepte de la plume journalistique américaine genre New Yorker avec ces articles longs que l'on découvre en France, héritiers des fameux gonzo papers de Hunter S. Thompson avec implication de l'auteur dans les enquêtes. Ces articles, au début comme chez David Grann par exemple, traduit chez Allia, s'avèrent d'un étonnant dynamisme avec une mise en abyme de la notion du narrateur-personnage mais, à la longue, leur écriture s'est pervertie par le développement de l'égo des auteurs. Il y a donc désormais de gros tics pour les Américains (les Français, plus structurés, évitant les pièges comme dans les articles d'immersion de la revue XXI). Il suffit de lire les traductions de certains de ces longs articles américains dans la version française de Vanity Fair ou dans la revue littéraire Books pour se faire une idée du problème : dynamisme d'écriture dû à des parenthèses pas toujours là, considérations annexes trop développées, tombereaux d'informations mal gérés et surtout chronologie anarchique entraînant des temps de conjugaison approximatifs. Tout cela obligeant le cerveau à moult loopings entre les tirs de barrage bien nourris des insertions de séquences d'introspection.
Walter Kirn use et abuse. Le début est typique avec sa multitude de petits faits rigolos et de portraits : les Piper, les échanges Internet, le voyage, le motel et sa patronne, l'escale chez la mère de l'auteur, le chien et ses pauses pipi acrobatiques, le récit de la crise de folie de la belle-mère Margot Kidder dans un aéroport, le long voyage ennuyeux avec rencontre de gens dans les pires coins paumés qui connaissent tous au moins un Rockefeller. Tout ceci est comme découpé au ciseau et recollé au petit bonheur la chance. Walter Kirn se montre plus construit dans le procès. Ses conversations avec Rockefeller/Gerhartsreiter sont peut être fascinantes au début mais dérapent vite vers la folie pure et simple, voire l'ennui. Pourtant les personnages rencontrés accréditent les histoires et l'auteur, en pleine introspection sur le mensonge, se dépatouille comme il peut avec son objectif. Il va abondamment citer l'Affaire Loeb-Leopold à travers le film La Corde d'Alfred Hitchcock, mais il se garde bien de citer Meyer Levin qui, dans son remarquable récit Crime (1956) enquête sur cette même affaire dont il connait personnellement un assassin. Le parallèle avec son propre écrit craignait-il la comparaison ? La Corde ne raconte en rien l'affaire en référence ; c'est une très libre adaptation à partir de l'idée philosophique du "crime gratuit". Mais, évidemment, Alfred Hitchcock est plus parlant que Meyer Levine et, du coup, tout le discours de Walter Kirn est quelque peu faussé.
Il y a pourtant, souvent, des moments de grâce dans les digressions comme la scène où Walter Kirn marche sur une longue plage avec sa fille, rencontrant des cadavres de bébés phoques échoués tous les cinquante mètres. Kirn enquête jusqu'au bout (que cherche-t-il vraiment ?) en allant voir le criminel dans sa cellule malgré les conseils de James Ellroy de laisser tomber (la scène de rendez-vous manqué avec GPS merdique est un modèle de tirage à la ligne). De fait, qu'y a-t-il à tirer de l'entretien décousu avec le prisonnier mou ? On boucle l'histoire : l'auteur, en final, obtient un listing de mails sur la chienne handicapée que l'escroc adopta. Ces mails furent adressés par le faux Rockefeller au blog des amis des setters Gordon pendant deux mois. Que la chienne (sans son petit chariot) soit morte écrasée, volontairement ou non, par la voiture de Gerhartsreiter, le lecteur s'en fiche un peu, mais Walter Kirn non, car ce fait semble constituer pour lui, Télérama, Joyce Carol Oates, Edmund White, Publishers Weekly, James Ellroy, The Boston Globe, The Washington Post, Entertainment Weekly, The Book Reader et The New York Times Book Review, le climax de l'enquête.
On en parle : Lire n°434
Citation
Il y avait beaucoup à envier dans son approche. Il ne vivait pas de l'écriture, il écrivait sa vie. C'est aussi comme cela que j'ai commencé, quand j'y pense. En me faisant passer pour autre chose que ce que j'étais.