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Jugement à Istanbul : le procès du génocide des Arméniens
Grand format
Inédit
Tout public
Préface de Gérard Chaliand
Traduit de l'anglais par Juliette Minces
La Tour-d'Aigue : L'Aube, mars 2015
340 p. ; 24 x 16 cm
ISBN 978-2-8159-1053-8
Coll. "Document"
Armée de meurtriers volontaires
Le génocide arménien n'a jamais été reconnu par l'État turc depuis sa fondation en 1923, et ce malgré ces procès instruits par un tribunal militaire consentis par les Ottomans dès 1919, dans l'espoir qu'il leur permettrait de négocier de meilleures conditions de reddition. La Cour martiale créée par décret d'exception se mit donc au travail avec une rare efficacité, mais en rencontrant une adversité telle, qu'elle dut constituer ses propres commissions d'enquête pour se soustraire aux pressions de toutes natures qui tentaient d'entraver son action. Les documents proposés au public français sont ainsi exceptionnels, en ce sens qu'ils émanent tous des travaux de ladite Cour, pièces maîtresses versées au dossier du génocide arménien, l'établissant sans contestation possible. Le tribunal militaire, qui siégea également sous la pression britannique, réussit ainsi envers et contre tous à produire une masse incroyable de documents attestant de la réalité d'un génocide programmé, organisé, coordonné. Des documents turco-ottomans officiels que la Turquie d'aujourd'hui continue d'ignorer et dont certains restent inaccessibles aux chercheurs, en particulier ceux confisqués par le cabinet du Premier ministre, dans l'espoir vain de disculper la nation turque elle-même, à savoir les populations civiles, qui ont contribué elles aussi largement au "succès" des massacres de masse. Attitude qui fut du reste déjà celle des kémalistes quand ils arrivèrent au pouvoir dans les années 1920, tant aux yeux du nationalisme turc alors émergent, il fallait disculper le peuple turc en tant que tel de la responsabilité du génocide. Mustafa Kemal fut lui-même particulièrement flottant face à l'initiative, dénonçant d'un côté haut et fort les massacres, mais refusant de livrer les responsables aux tribunaux internationaux. Et quant au tribunal, s'il accomplit avec honnêteté son instruction, les juges qui siégèrent ensuite firent tout leur possible pour délimiter strictement le périmètre des culpabilités à son strict minimum. On pendit bien quelques coupables, mais ils se virent pour certains d'entre eux très vite réhabilités et gratifiés du titre de "martyrs de la nation turque" ! C'est dire le chemin qu'il reste à parcourir aujourd'hui encore !
En particulier en ce qui concerne l'enquête menée autour de l'OS, l'Organisation Spéciale, créée de toute pièce par le gouvernement de l'époque pour servir d'instrument de répression particulièrement barbare. Le Ministre de la justice, pour en former les rangs, avait tout simplement libéré tous les criminels enfermés dans les prisons, affublés désormais du titre de "patriotes" et dotés de toute liberté d'action pour perpétrer leurs crimes. Cette armée de meurtriers volontaires procéda et supervisa l'extermination du peuple arménien dans des conditions particulièrement sauvages, avec la bénédiction des autorités. Tout l'appareil politique, en particulier les députés, ainsi que tout l'appareil administratif de l'État en étaient parfaitement informés, y compris les journalistes et les notables de la société ottomane...
L'intérêt de l'ouvrage va toutefois au-delà de révélations que plus personne n'ignore. Il montre tout d'abord que les massacres d'Arméniens furent monnaie courante dans l'Empire Ottoman et ce, de longue date. Dès le XIXe siècle se profilait l'idée d'extermination du peuple arménien comme "solution finale" au "problème" arménien. Mais quel était ce "problème" ? Un chapitre de l'essai lui est consacré, particulièrement éclairant sur le déni d'une égalité de droit entre sujets musulmans et sujets non-musulmans qui se mit en place très tôt dans l'Empire. Avec le schéma qui s'en suivit, inlassablement répété : poussée de revendications légitimes des minorités, qui finissent par s'organiser, obtiennent des avancées mais ne disposant pas de recours à l'extérieur de l'Empire, sont in fine livrées aux exactions de l'autorité centrale dans une répression toujours plus sauvage. Toute l'histoire de l'Empire Ottoman est traversée par les massacres répétés des Arméniens tout particulièrement, la population alors la plus fragile de l'Empire, parce que la moins soutenue à l'extérieur de cet Empire, par les puissances européennes entre autres... C'est dire notre propre responsabilité ! Exposés et vulnérables, les Arméniens firent cruellement les frais de l'absence totale de solidarité des peuples européens à leur égard. Au fil du temps, toute la violence contenue dans l'Empire Ottoman fut canalisée vers eux, pour servir d'exutoire à un monde sous tension permanente. Au tournant du siècle, l'idée de leur extermination s'imposa ainsi très "naturellement". La liquidation des Arméniens entrait en outre dans un plan prémédité plus vaste : celui d'une vision islamiste pan-turque, "le but sublime" ainsi que l'écrivait un commentateur de l'époque : une nation ethniquement et religieusement épurée...
Tous les documents officiels saisis et présentés dans l'ouvrage l'évoquent sans sourciller : "l'objectif de la déportation des arméniens est l'extermination" (télégramme ministérielle du 13 juillet 1915 évoquant "la solution finale du problème arménien").
L'intérêt de l'ouvrage est encore, sur le plan juridique, de nous faire prendre conscience du fait que pour la première fois dans l'Histoire, un tribunal militaire a instruit un nouveau concept dans le droit criminel international : celui de "crime contre l'humanité", qui sera ensuite repris à Nuremberg puis à Tokyo, et dont on se demande comment il se fait qu'il n'ait pas conduit les gouvernements à qualifier plus tôt le massacre de masse du peuple arménien de "génocide" !
Citation
Des centaines d'enfants, de femmes et de vieillards furent menés en haute mer et jetés à l'eau après avoir été blessés à la baïonnette (Tribunal militaire, Istanbul, 1920).