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Inédit
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Du cadavre faisons table rase
Des restes mystérieux, encombrants, enfouis dans le secret d'État et le silence des médias. Ceux de New-York, de Madrid, de Londres, aujourd'hui de Paris. Que fait-on des corps des terroristes ? Dans les labos, on a cherché à les identifier, à en retracer l'histoire, le périple, pour remonter une filière. C'est fou ce que le corps porte en inscriptions spatiales ! Tel pollen, tel diatomée contenu dans l'air de telle ville, de telle autre, et dont l'étude permet de retracer un itinéraire... Et puis quoi, lorsque sont épuisées toutes les possibilités d'analyse ? La relation des États à ces corps, analyse notre essayiste, met en jeu une portée symbolique qui parle de nos traditions politiques, et morales. Des corps devenus objet de censure dont il ne reste que l'éternité fictive de ces djihadistes armes à la main, troublantes images, les mêmes, qui circulent dans les médias occidentaux et sur les sites terroristes ! Pour ces derniers, ces corps sont promus "armes du pauvre", capables de créer, quand on y songe, un incroyable rapport de force avec les États les plus puissants de la planète : un corps capable de défier, à lui seul, n'importe quelle souveraineté étatique ! Une arme de guerre donc que ce corps du djihadiste, qui puise sa puissance dans sa capacité à passer entre les mailles des filets tendus, dans sa capacité à soumettre, par son perpétuel mouvement, les espaces, les pouvoirs, les peuples... Des corps dénationalisés, déterritorialisés. C'est cela la force de Daech, analyse Riva Kastoryano : sa mobilité, son mouvement incessant, sa capacité à s'implanter dans des lieux comme un prédateur sur sa proie, en attendant de fondre sur une autre.
Des lieux qui ne sont pas conçus comme des États-nations possibles, mais des nœuds d'implantation d'où dessiner leur géographie de la menace. Aujourd'hui la Syrie, demain l'Inde. Déjà l'Inde, du reste, dont on sait que Daech y prend pied pour s'y projeter dès que l'opportunité syrienne lui sera prohibée. En mouvement, toujours, toujours un coup d'avance dans leur sale guerre qui a transformé les guerres territoriales en guerres extraterritoriales.
C'est cette mobilité qu'étudie l'auteur. La force des djihadistes et de leurs commanditaires. Cette mobilité à travers laquelle ils affirment la nécessité du dépassement du cadre territorial dans le renouvellement de la conception de la Oumma, pensée désormais comme nation imaginaire qui ne serait plus ancrée dans un espace, mais dans une identité transnationale. Examinez un peu le rapport que Daech entretient avec les corps de ses terroristes, jamais réclamés, bien que dans la religion musulmane l'acte d'enterrer soit sacré. Regardez combien cette nouvelle Oumma imaginaire remet en cause le lien entre le corps et le territoire. Et voyez combien ces mêmes corps embarrassent le monde occidental. Que faire de ces corps, qui n'ont aucun statut international ? Quelle parcelle de terre leur réserver ? Ou bien même, est-ce la bonne réponse que de les immerger ? Comme le corps de Ben Laden, immergé pour lui refuser toute trace sur terre. Mais Ben Laden s'en moquait par avance : les terres de son islam terroriste sont protégées par des frontières identitaires, non géographiques. Et le corps des "martyrs" de cet islam relèvent d'une autre espérance, d'une autre anthropologie. Les États-Unis voulaient effacer toute trace de son corps même et jusqu'à son nom : qu'aucune pierre n'en garde la mention. Mais il est partout présent encore dans le virtuel de ce monde numérique par exemple, que les ingénieurs américains ont créés. Pas de place dans le cimetière des ancêtres affirmaient-ils. Sa place, symboliquement, comme musulman même, devenait, après le refus de l'Arabie Saoudite d'enterrer sur son sol ses restes, celle du "diable" : mort excommunié comme un infidèle. Mais pour autant il n'a pas disparu.
Que faire des corps des ennemis de l'humanité ? À Nuremberg, il fut décidé que les cendres des nazis seraient jetées dans l'Isar (Autriche). L'eau encore. Les cendres d'Eichmann furent répandues au-delà des eaux territoriales israéliennes. En Angletrre, au XIXe siècle, le gouvernement britannique cousu les corps de ses ennemis musulmans, lors de la révolte des Mahdistes, dans des peaux de porc. Les Russes en firent autant en 2002, après la prise d'otage du théâtre de la Doubrovka. Il s'agissait de punir, d'humilier, d'exhiber le sacrilège de la sanction pour marquer les esprits. La France voulut envoyer, non "renvoyer", le corps de Mohamed Merah en Algérie, dont son père était originaire. Une sorte de déchéance de la nationalité avant l'heure... L'Algérie refusa. Le maire de Toulouse refusa. Nicolas Sarkozy intervint pour contraindre un cimetière de la banlieue de Toulouse à accueillir les restes de Mohamed Merah. L'aîné des frères Kouachi est enterré à Reims – terre des rois de France. Il y fut inhumé de nuit, dans le plus grand secret, dans une tombe anonyme. Le nom du cimetière n'a pas été divulgué. Le cadet est enterré dans le carré musulman du cimetière de Gennevilliers, où il résidait. Là encore, inhumé dans la plus grande discrétion et sous surveillance policière. Le maire de Fontenay-aux-Roses refusa le corps de Coulibaly, rien ne le rattachant à sa ville, selon lui. Le Mali, pressenti, refusa le corps. La famille également. Le 23 janvier 2015, à six heures du matin, il fut mis en terre dans le cimetière parisien de Thiais. Dans une sépulture anonyme. Les restes des djihadistes du 11-Septembre sont toujours propriétés du FBI. Les corps furent conservés pour prolonger les études, découvrir les parcours en poussant au plus intime des chairs, ce qui a permis d'identifier ces parcours : Montréal, Hambourg, Madrid, Londres, Roubaix, Riyad - les djihadistes du 11-Septembre étaient en mouvement permanent. Leurs restes sont également conservés dans l'attente de nouvelles technologies qui permettront de pousser plus avant l'enquête sur leurs trajectoires et leurs "contacts", au sens épidermique du terme.
Bien d'autres restes demeurent problématiques, comme ces huit mille morceaux de corps non identifiés et placés dans le Mémorial ou le sous-sol de Ground Zero, au grand dam des familles des victimes qui ne veulent pas apprendre un jour que des restes de terroristes y auraient eux aussi trouvé place...
Citation
Le corps, comme arme de guerre, puise sa puissance dans sa capacité à passer d'un réseau social à l'autre et à articuler espace, pouvoir, action.