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Sentiments filiaux d'un parricide
Poche
Réédition
Tout public
Nique ta mère !
Le 24 janvier 1907, "dans le magnifique hôtel de la famille van Blarenberghe, 48, rue de la Bienfaisance" à Paris, Henri le fils, un polytechnicien brillant d'une quarantaine d'années, lâchant son revolver enrayé, poignarde sa mère octogénaire sur le palier du grand escalier puis s'enferme dans sa chambre à l'arrivée des domestiques avant de se poignarder et se tirer une balle de fusil dans la tête. Des articles de presse très circonstanciés paraissent dès le lendemain. Or, Marcel Proust, ce matin-là, avant de répondre à son courrier, ouvre Le Figaro. Il lit l'article intitulé "Un drame de la folie". Le choc est fort puisqu'il devait répondre justement à une lettre du meurtrier reçue moins d'une semaine auparavant. Marcel Proust va donc prendre la plume pour resituer ce fait divers dans la dimension d'une tragédie grecque... Ce texte hors normes va paraître dans Le Figaro une semaine plus tard.
Les éditions Allia sont spécialistes de la trouvaille de pépites. Ici, outre l'article de Marcel Proust qui ouvre le petit ouvrage, suivent celui du Figaro et celui du Matin que l'écrivain mentionne dans son texte. Suit encore une sorte de postface de Gérard Berréby intitulée "Une tragédie intemporelle" qui parvient à dresser un portrait du meurtrier à travers la presse de l'époque. À ce propos notons qu'il aurait été intéressant de préciser que l'immense fortune des van Blarenberghe semble provenir d'une lignée de miniaturistes royaux et que le directeur du Figaro ne se nomme pas Gaston Camelette comme imprimé mais Calmette et qu'il sera assassiné par Mme Caillaux sept ans plus tard en 1914. Autre détail intéressant à ajouter : Marcel Proust dédia à Calmette Du Côté de chez Swann, premier volume d'À la recherche du temps perdu en 1913.
Une première remarque s'impose à cette édition chez Allia : pourquoi ne pas l'avoir construite comme cet article que vous êtes en train de lire, c'est-à-dire en respectant la chronologie ? Certes, on comprend que le texte de Marcel Proust soit la vedette. Mais le lire en premier, c'est manquer de données que l'auteur, lui, connaît puisqu'il a lu les articles avant. Ainsi, il est des phrases journalistiques sur la folie, la dépression, l'alcool et l'internement qui entrent en correspondance avec les lettres du meurtrier que Marcel Proust recopie ainsi qu'avec ses observations basées sur le souvenir d'un dîner mondain avec les parents Proust et les parents van Blarenberghe.
Même si nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir de l'article de Marguerite Duras "Sublime, forcément sublime Christine V." publié en 1985 dans Libération, où elle jouait la pythie sur l'Affaire Grégory, la position de Marcel Proust est ici différente dans le sens où il a (vaguement) connu les protagonistes de l'affaire. En effet, la mort du père van Blarenberghe, moins d'un an avant le drame, a conduit Marcel à envoyer ses condoléances au nom de ses parents eux-mêmes décédés. Henri y a répondu avec beaucoup de sentiment. Et Marcel d'envier ce fils qui a encore sa mère... Comment expliquer qu'il l'ait tuée quelques mois plus tard ?
Si Marcel Proust évoque Ajax, la Princesse Mathilde, Wells, André Rivoire, la Princesse Andrée dans Tolstoï ou le Roi Lear, son mythe clé est Œdipe, héros bien évoqué à partir des yeux rieurs puis vagues d'Henri van Blarenberghe lors de ce souper très distingué. Ce regard qui se retourne vers l'intérieur pour plonger dans les souvenirs. Ces yeux qui ne veulent plus voir et qu'Œdipe crève avec les agrafes d'or du cadavre de sa mère Jocaste. Et cet œil qui pend sur l'oreiller, arraché par la déflagration à la tête d'Henri encore en vie pendant quelques instants.
Coïncidence dont l'auteur ne dit mot : le commissaire venu constater les faits s'appelle Proust (selon Le Matin) ou Leproust (selon Le Figaro) !
Citation
1907 n'avait pas encore laissé tomber son premier mois de l'avenir dans le passé, qu'elle lui avait apporté son présent, fusil, revolver et poignard, avec, sur son esprit, le bandeau qu'Athéné attachait sur l'esprit d'Ajax pour qu'il massacrât pasteurs et troupeaux dans le camp des Grecs sans savoir ce qu'il faisait.