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Ernesto Mallo : la mélancolie n'empêche pas de charger un pistolet
© Ernesto Mallo
k-libre: Qui est réellement Ernesto Mallo ?
Ernesto Mallo : Un être humain, un pur produit du hasard, comme nous tous, mais qui gagne sa vie en écrivant.
J’ai lu sur votre site Internet que vous êtes un ex-militant. Vous pouvez nous expliquer quelles étaient alors vos activités ?
L'esprit des années soixante-dix nous dictait qu’il était de notre ressort et, d’une certaine manière de notre devoir, de changer le monde. J'ai répondu à cet appel mondial qui s'est exprimé durant mai 68 en France, Plaza de las dos culturas à Mexico, dans les révoltes étudiantes de l'Ohio, dans le Cordobazo argentin. Le système existant ne laissait pas de place aux jeunes hommes pour s’exprimer. Nous avons été obligés de répondre à la violence institutionnelle avec notre propre violence. Mes activités militantes en tant que marxiste se sont limitées à des tâches de propagande et de participation à des manifestations. J'ai aussi participé à des actions concernant les problèmes de santé publique dans les quartiers ouvriers, et j’ai été à la tête du Grupo Libre Teatro Libre, qui donnait des représentations urbaines à Mar del Plata, une ville distante de quatre cents kilomètres de Buenos Aires. En aucun cas je n'ai été un combattant.
L’Aiguille dans la botte de foin est un récit qui se passe sous la dictature argentine mais qui n’est pas sur la dictature. Cela étant dit, il est très difficile de ne pas s’y référer. Quel lien y a-t-il entre la littérature argentine et la littérature ?
Dans ce roman, la dictature est la trame, la toile de fond sur laquelle se place l'histoire que je raconte. J'ai décidé de ne pas prendre de parti, puisque je ne voulais pas faire un roman moral ni propagandiste, mais bien une narration sur la folie individuelle dans une société qui elle-même était complètement folle. Bien que de nombreux éléments qui tiennent du polar se retrouvent dans ce roman, L'Aiguille dans la botte de foin est avant tout un roman sur la folie. Il y a beaucoup d'œuvres qui se rapportent à la dictature dans la littérature argentine. Certaines sont bonnes, d’autres moyennes. Il s’en trouve des mauvaises et des encore pires ! La dictature est une blessure qui n’a toujours pas cicatrisé et qui se retrouve encore souvent au centre des débats.
Vous ressentez-vous d’un quelconque héritage littéraire ?
Je ne parlerais pas tant d’un héritage que d'une tradition. Je sens au fond de moi que je dois beaucoup à Borges, Walsh, Calvino, Molière, Shakespeare, Beckett et Sarmiento, entre autres, mais aussi à Céline, ce qui doit sûrement vous surprendre !
Pour un profane, l’Argentine est une Argentine onirique, de celle que l’on peut découvrir dans Tango, d’Hugo Pratt…
C’est seulement une image pour les touristes. D’abord, Hugo Pratt était italien…
Quelle image de l’Argentine souhaitez-vous donner ?
Je ne désire pas donner une image particulière. En général, l'Argentin en tant que personne n'existe pas plus que le Français ou le Russe. Les Argentins, comme n'importe quelles autres personnes du monde sont d'une complexité inénarrable, indescriptible. Il n'y a pas d'image unique qui puisse se décrire. Je me limite simplement à décrypter des pans de ma société et à retranscrire, à travers de la fiction, des fragments de cette complexité avec la plus grande fidélité possible.
L'enquête se déroule tranquillement. La violence reste, elle, assez abstraite jusqu'au moment où elle s’abat de plein fouet sur Lascano. Vous l’avez ressentie ainsi ?
L’enquête de Lascano est simple. Il découvre avec beaucoup de facilités les coupables. Je l'ai écrite ainsi seulement pour montrer que les militaires étaient maladroits et ineptes. Ils n'ont même pas été des criminels efficaces. Je ne crois pas que la violence soit abstraite au début de mon roman. Elle s’installe dès la première page. Lascano est un homme qui souffre de la perte de sa femme, mais la mélancolie ne l’empêche pas de charger un pistolet. L'existence des armes est déjà en soi un acte de violence. Dans le premier chapitre nous voyons une opération de l'armée et nous savons que la violence est une réalité dans cette société. La violence est en quelque sorte le climat permanent de L'Aiguille dans la botte de foin.
J’ai l’impression qu’un personnage comme Lascano ne peut exister qu’en Amérique du Sud. Vous êtes d’accord ?
Non. Lascano est un pur produit de la société argentine, plus concrètement de Buenos Aires. Bien qu'il puisse avoir des caractéristiques similaires à d'autres personnages latino-américains, il ne pourrait pas exister comme il est dans une autre société.
Dans votre roman, tous vos personnages ont une certaine dose d’humanité. Même les plus cruels. Comment vous y êtes-vous pris avec les plus odieux des odieux ?
Les méchants, bien qu'il nous soit difficile de le reconnaître, sont aussi des êtres humains avec des conflits intérieurs, des chagrins et des passions. Dire que des hommes comme Videla, Stalin, Hitler, Pol Pot ou n'importe lequel des grands tyrans de l'Histoire ont été inhumains est une erreur. Le meurtre systématique de ses congénères est une activité uniquement humaine. Aucun animal ne le fait. Les assassins ne sont pas monstrueux, ne sont pas étrangers à la race humaine, ils ne sont pas des êtres d’une autre planète, ils n'appartiennent à aucune autre espèce humaine ou pas. Je parle des hommes en général. Les pires comme les meilleurs. Je ne veux pas oublier qu'ils ne sont pas moins ou plus humains que n’importe qui. Les conflits humains, la dynamique des sociétés, le bouillon de cultures sociales amènent à une certaine position de pouvoir, de puissance à travers desquels un homme peut faire ce qu'il fait.
J’ai l’impression qu’il y a dans ce roman deux types de personnages : les militaires et les Argentins. Vous pouvez développer ?
Comme je l’ai dit précédemment, les militaires n’appartiennent pas à une catégorie de personnes. Ils ne sont ni plus ni moins argentins. Et si la dictature de Videla et ses acolytes a pu faire ce qu'elle a fait : séquestrer, torturer et assassiner plus de trente mille personnes, enfoncer le pays dans une banqueroute désastreuse et l'embarquer dans une mauvaise guerre avec le Royaume-Uni, c’est aussi parce qu’une partie importante de la société les a appuyés ou les a laissé faire.
Il y avait une impunité totale concernant les crimes personnels ?
Il y avait une impunité. L'appareil du terrorisme d’État a été aussi utilisé pour des vengeances personnelles ou pour voler les biens de certains citadins. On est pleinement conscients que durant la dictature, l'Argentine a été gouvernée par une bande de criminels de la pire espèce. Mais l'impunité a seulement été possible durant la dictature car il existe aussi le jugement de l'Histoire et du temps qui passe. Aujourd’hui encore sont jugés et condamnés les tortionnaires et les assassins de cette période, bien que ce soient déjà de vieux débris qui nous font seulement de la peine.
Que pensez-vous du rôle de l’Église durant cette période trouble ?
L'Église en tant qu’institution a été l'un des grands complices de la dictature. Elle suit en cela la tradition qui veut qu’elle se mette au côté du plus puissant. Parmi ses puissants, Moseñor Plaza, l'évêque de la ville de La Plata, avait l'habitude de fréquenter les prisons clandestines pour maudire les torturés et bénir les tortionnaires. Aujourd'hui encore, il se trouve des représentants importants de l'Église qui défendent les bienfaits de la dictature. L'Église en tant qu’institution n'a pas bougé le moindre petit doigt dans la défense des citadins disparus. Mais de cette Église nous ne devons pas oublier quelques prêtres bien intentionnés, dont plusieurs ont été assassinés. Je ne mentionnerai que trois exemples : le prêtre Mujica, et son apport social à la Villa 31, et les religieuses françaises Domon et Duquet, shootées au Penthotal avant d’être jetées d’un avion en vol. L'Église n'a rien fait non plus pour ceux-ci avant, durant ou après. L'Église conserve en son sein ces prêtres idéalistes qui sont ceux qui font en définitive le travail dont elle se réclame. Mais, comme tous les utopistes qui croient en l’existence de Dieu, ces prêtres et ces religieuses sont de grands ingénus qui ne savent pas que d’une certaine manière ils contribuent à nourrir l'institution politique qu’est l'Église. Sans ceux-ci, la pute de Babylone serait démasquée comme étant l'organisation fasciste et mafieuse qu’elle est vraiment.
La structure de votre roman est très particulière avec des dialogues en italique comme s’ils étaient absents ou issus d’un rêve. Pourquoi ce parti pris ?
Les dialogues existent et sont clairement marqués par le changement de typographie. Ce qu'ils n'ont pas ce sont des indications sur qui parle et des annotations genre "dit-il, estomaqué". Je n'écris pas d'annotations parce qu'elles ne me plaisent pas. Elles me semblent fausses et me distraient de la lecture. C’est comme si l'écrivain essayait d'incorporer les grimaces, les tons et les emphases d'une conversation. Dans la plupart des cas elles semblent artificielles et peu crédibles. Si le dialogue est bien construit, le lecteur suit parfaitement celui qui parle, simplement par ce qu'il dit et comment il le dit. Par ailleurs, les annotations retirent vitesse et fluidité à la lecture et je préfère toujours proposer une lecture facile.
Delicuente Argentino (non encore traduit en France) est la suite de L’Aiguille dans la botte de foin. Vous pouvez nous en parler ? C’est le début d’une longue série ?
Oui, c'est la suite, mais je ne sais pas s'il y aura un troisième volet. Delicuente Argentino se passe durant les premières années du retour à la démocratie pour démontrer que la violence et le crime ne sont pas des particularités exclusives de la dictature mais un composant de la société. La violence change de forme, mais elle ne disparaît pas, elle s'exprime seulement d'une manière distincte.
Viendrez-vous en France quand ce roman y sera traduit ?
J'ai été en France pendant tout le mois d'octobre 2009. J'ai été invité par le festival des Belles latinas afin de présenter dans sept villes l’excellente traduction de L'Aiguille dans la botte de foin qu'a réalisé Olivier Hamilton pour les éditions Rivages et leur collection noire. Si j’ai le bonheur d’être à nouveau invité pour la publication de Delicuente Argentino, je serais enchanté de revenir. Mon séjour en France m'a laissé un souvenir merveilleux.
Liens : Ernesto Mallo | L'Aiguille dans la botte de foin Propos recueillis par Julien Védrenne